Eletta

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Entre l’une et l’autre rive, balbutie ce qui n’est pas encore pris par les glaces : une parole mourante, poétiquement sans prix, que traquent ces littératures hantées par les pays du Nord et leurs figures du froid.

Eletta je l’ai perdue en été, dans le détroit, au nord de l’archipel aux mille petites vies, le soir, au moment où la lumière s’assoit sur la terre, s’adosse à des troncs de bouleaux, seulement affaiblie pour quelques heures, quand les ombres, le vent les oiseaux, tout se tait dans le gris des feuilles.

Je m’étonnais toujours de ces arbres à demi déserts, de ces rochers nus, de cette pauvreté de l’horizon qui forçait le regard à inventer des images, des scansions colorées qui brisaient la tristesse des grandes levées grises, ces plaques de mer se recouvrant l’une l’autre à l’infini dans le dédale des îles.

Il y avait bien les saulaies maigres coupées de landes, je les fardais de rumex parmi les blancs de la renoncule, je coulais le val de Loire dans les prairies délaissées et leurs mares de boue, je coulais la Loire dans les tourbières, je plantais des noyers noirs, et sur la bruyère, je mettais à sécher des rideaux de vigne vierge, des lianes de douce-amère et de liseron, j’envoyais sur des boires dessinées dans l’air, une barque à fond plat d’où Eletta et moi pêchions le nénuphar blanc, la menthe d’eau si parfumée, en laissant traîner nos doigts sur le fond de sable clair.

Je la cherche, je la trouve, Eletta, je la trouve et je la perds, je décroche les robes grises des nuits d’été à Tromsø, je les secoue je les retourne, et des poches, des doublures défaites, pleuvent les miettes de sa voix sur les pierriers, à l’horizon de ces langues glaciaires, dans le sommeil sans paupières sous l’arche où la mer gèle, écoute ce moment de cristaux et de saumure, comme ça grince dans le souffle comme ça chauffe l’oubli sous la dent, comme ça saigne, cette gangrène sur la peau très vieille des rocs aux hautes latitudes, comme ça mord, déchire, et ces noms, ces noms, Åkrehamn, Brønnøysund, Nord-Trøndelag, ces visages, qui jaillissent entre les packs, et roulent, brisent, désorganisent l’inertie du monde ; des nuages se chevauchaient, très noirs, strates multiples d’un drame qui courait, léger, survolant le port – vissées là, sur le quai, nos lourdes présences humaines - je voyais les bateaux, pensais à la vie propre des choses : j’espérais un abri, peut-être, dans leurs faces taciturnes, pacifiques – mais les îles, elles, étaient tenaces, elles rampaient sur la mer, on distinguait à peine les glaces grises des côtes, ce bout de jour malade au ras de l’eau – moi, les bords qui s’effritaient, et l’insipide question de savoir s’il fallait s’attabler, pour un café ou non – si nous étions vivants dans ce lieu obscur, dans une horrible délicatesse qu'entretenait le climat, noir, humide et glacial, ouvert comme une ville, et clos sur un accablement qui nous cachait l’un à l’autre, on n’en voyait pas les limites ; sur les pavés des ruelles, je cherchais la forme de son passage, le pas d’Eletta dans des lignes de fragmentation, des fissures, des reflets ; les colombages des maisons, les façades colorées, tombaient comme une neige – où la banquise se disloquait, des visages sourds affleuraient, indifférents – je voulais, entre les packs de glace, un chenal d’eau libre, je le cherchais. Les Lofoten souvent, ça me remonte là, au bord de la Loire quand il pleut.

Je te cherchais, je t’écrivais, Eletta : « … de ce cœur attendri, je ferai une bouée, aucune jalousie ne pourra la crever. Nous garderons notre amour, notre jour de fête, notre jour de vie. Il n’en restera pas grand-chose, mais tout commencera par ce cri. Au cœur de la nuit ivre de toi, par ce cri, je me libère. La nuit, lit de nos cris, te décrit sous mes doigts. Et, descendant le creux de tes reins, la rivière sourit en une murmurante cascade. Le soleil, éclaircit ton visage, tu es mon mirage. Pourtant un doute m’envahit. Insidieux, ténébreux... Que suis-je dans ton cosmos affectif ? Une étoile qui se meurt en un feu d’artifice… » C'est alors que tes mots à mon oreille ont le velours des roses. Tu me répondais : « Rien ne ressemble à tes mains, rien ne ressemble non plus à l’or vert de tes yeux. Tu remplis mon corps, jour après jour. Tu es le miroir de la nuit. La lumière violette de l’éclair. L’humidité de la Terre. La béance de tes aisselles est mon refuge. Ma joie entière est de sentir la vie jaillir de ta source-fleur que la mienne garde pour remplir tous les chemins de mes nerfs qui t’appartiennent, tes yeux, épées vertes dans ma chair, onde entre nos mains. Toi seul dans l’espace empli de sons. Dans la lumière et dans l’ombre, je t’appellerai auxochrome, celui qui capte la couleur. Moi, chromophore, celle qui donne la couleur. Tu es toute la combinaison de ces chiffres. La vie. Mon désir : en comprendre la ligne, la forme, le mouvement. Tu remplis et je reçois. Ta parole occupe tout l’espace et atteint mes cellules, qui sont mes astres et retourne aux tiennes qui sont ma lumière »

Eletta, ton plus beau cadeau : m'avoir appris à aimer.

J’ai un paysage, plutôt dans les tons pâles, il est sec, parfois la mer y passe, comme une personne ; elle est en gris : manteau, capuche. Il n’y a pas de ciel. C’est un paysage avec arbre, il court d’un bord à l’autre : c’est un arbre qui cherche ses racines ; il n’y a pas de vent pour lui arracher les cheveux ; il se bouche les oreilles. L’éclairage est simple : une lampe seule posée sur un talus – toutes les deux secondes, un faisceau blanc éblouit les cimes. Elles souffrent, se tordent ; c’est un paysage silencieux, il est à l’intérieur de moi. Il n’y a pas de climat : quand on regarde obliquement il y fait très froid, quand on s’y adosse on transpire – des fragments se détachent, ils tombent à droite, sur la banquise. C’est un très vieux paysage : on l’écaille de l’ongle. Je l’habite et il me porte – j’apprends à le connaître.

Les Lofoten souvent, ça me remonte là, au bord de la Loire quand il pleut,

Eletta je l’ai perdue en été, dans le détroit, au nord de l’archipel…

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