Chapitre 7

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Alexandre de Disbourg avait évité de justesse le poing de la créature qui avait tenté de lui fracasser le crâne. Il roula sur le sol pour être hors de portée et s’empressa de saisir la hallebarde d’un malheureux garde de la cité qui avait été brutalement terrassé par l’un des nombreux basajaunak qui semaient le chaos dans les rues.

Le jeune maître de la Compagnie des Épices se releva et jeta un œil à ses précieux vêtements désormais couverts de poussières et autres saletés. Il fronça les sourcils. Pareil habits lui avaient coûté une petite fortune. Il n’eut hélas pas plus le temps de se lamenter sur le triste état de sa tenue.

En effet, la montagne de muscles et de poils qui lui faisait face s’apprêtait à foncer sur lui. Le chaos qu’avait provoqué le dragon avait été une véritable opportunité pour ces bêtes de foires de se libérer de leurs chaînes.

L’homme sauvage qui avait été apporté sur l’île par quelques saltimbanques imprudents émit un grognement animal et chargea vers le riche marchand. Celui-ci ne se laissa pas déstabiliser et pointa l’extrémité de son arme devant lui pour tenter d’empaler son ennemi.

Hélas, le basajaun, d’une rapidité surprenante, saisit l’extrémité de la lance et la tira vers lui si brusquement que Alexandre manqua de s’écrouler au sol. Le jeune homme parvint toutefois à rester debout et, au grand mécontentement de l’homme sauvage, à tenir fermement sa hallebarde dans les mains.

- Maintenant, je comprends que tu aies été facile à capturer, le provoqua Alexandre avec un petit sourire narquois.

Le basajaun émit un rugissement animal, courroucé, avant de briser l’arme. Le sourire d’Alexandre disparu en voyant l’extrémité contondante de cette dernière tomber sur le sol. Le jeune homme brandit ses poings devant lui et tenta de réfléchir à comment il pourrait se sortir de pareille situation.

Les bagarres de taverne, il y était habitué. Il lui arrivait parfois de se rendre incognito dans les auberges les plus poisseuses et malfamées de Libertalia pour « entretenir » ses réflexes. L’adrénaline, il y était accro. Une véritable addiction. Bien entendu, son entourage lui avait maintes et maintes fois répété que pareil plaisir était indigne pour un homme de son rang. Alors, de temps en temps, il prenait part aux quelques tournois qui étaient organisés dans la ville.

Or, ici, il ne s’agissait pas d’une banale et grossière rixe d’auberge. L’être qui se tenait en face de lui n’avait rien d’un ivrogne titubant mais tout d’un monstre infernal impatient de lui fracasser la tête.

Ce fut alors qu’un cri de rage, humain celui-ci, se fit entendre. Avec un grognement surpris, le basajaun tomba sur les genoux. Calvin se trouvait derrière lui et, sans hésitation, écrasa sa masse d’armes sur son crâne. Plusieurs morceaux de ce dernier éclaboussèrent les précieux vêtements d’Alexandre qui grimaça avant d’offrir à son ami un sourire reconnaissant.

- Besoin d’aide, Alex ? ironisa Calvin en lançant sa rapière à celui-ci.

Le jeune maître de la Compagnie des Épices saisit la garde de son arme au vol et jeta un coup d’œil autour de lui. D’autres basajaunak se rapprochaient d’eux pour les encercler.

- Je serais parvenu à m’en tirer seul, fit Alexandre en haussant les épaules.

- Mouais, grogna Calvin.

Les deux jeunes hommes observèrent les basajaunak qui les entouraient. Ces êtres velus, de bonne corpulence et aussi forts que des ours, poussaient de terribles râles en voyant le corps grotesque de leur semblable qui gisait aux pieds de Calvin.

- Ils empestent le porc, pesta Alexandre.

- Tu devras bien tremper ta précieuse épée dans leurs corps, se moqua le colosse.

- David la nettoiera, siffla Alexandre.

Voyant l’une de ses brutes sauvages approcher d’un peu trop près, Alexandre, d’un bond souple et empreint de célérité, se jeta dans la mêlée. Son agilité, mêlée à sa ruse et à son don pour la feinte, lui permit de transpercer le cœur du monstre qui lui faisait face.

Faisant danser sa rapière dans les airs avec une élégante rapidité, le jeune homme parvint à creuser de nombreux trous dans les ventres de ces ennemis poilus. Ceux-ci tentèrent plusieurs fois de le saisir ou de le frapper mais il était trop souple, trop agile…

De son côté, Calvin tenait ces êtres des forêts en respect. Si son ami utilisait sa vivacité et sa souplesse pour surprendre l’adversaire, Calvin, lui, se contentait d’utiliser sa force brute pour affronter ces monstres déchaînés.

Tantôt sa masse d’arme brisait les côtes de l’un, tantôt c’était son poing qui explosait la mâchoire d’un autre. Le colosse blond encaissait parfois l’un ou l’autre coup de ces espèces d’hommes sauvages mais ceux-ci ignoraient encore qu’il fallait bien plus que cela pour mettre hors d’état de nuire un homme tel que Calvin.

Un combat acharné s’engagea alors entre les deux amis et ces créatures sauvages sous l’ombre orgueilleuse du château de Clarence.

Toutes aussi dansantes que l’épée d’Alexandre, les flammes vomies par le dragon mordillaient déjà les précieux rideaux du palais principautaire d’Antillia. Il y faisait à présent une chaleur étouffante.

La princesse Clarence suffoquait et n’avait cesse de se frotter les yeux tandis que le capitaine des hallebardiers l’entraînait à travers les couloirs couverts d’or du château.

Le malheureux, asthmatique notoire, ne cessait de tousser et de cracher ses poumons tandis que ses yeux cherchaient désespérément le chemin à emprunter dans ce dédale enfumé pour rejoindre les caves.

Il y avait dans ces dernières un passage sous-terrain, non loin des cachots, menant à un embarcadère qui permettrait à la princesse Clarence d’évacuer la ville si la situation venait à empirer davantage.

Par ailleurs, ces sous-sols avaient l’avantage d’être très étroits. Jamais ce foutu dragon ne pourrait s’y engouffrer. Pas comme dans ces couloirs extrêmement larges dans lesquels ils se trouvaient actuellement.

Dans sa barbe, le capitaine Albert maudissait feu le prince Jean. C’était cet orgueilleux souverain qui avait eu l’idée de rénover le palais de la sorte. Ce prince vaniteux et arrogant avait ainsi espéré impressionner ses invités de marque.

Cependant, qui aurait pu prévoir qu’un jour un dragon viendrait s’en prendre à la paisible cité d’Antillia ? Personne. Et il n’y avait jamais eu de précédent similaire dans l’histoire de la principauté. En tous cas, pas à la connaissance du capitaine.

Et tandis que la solide porte en chêne massif apparaissait au loin, dissimulée derrière d’épaisses trombes de fumées, le capitaine soupira de soulagement. Il était essoufflé. Il avait l’impression que ses poumons étaient embrasés eux-aussi.

Il se tourna alors vers Clarence :

- Nous y sommes presque, altesse !

La princesse se pinça les lèvres puis écarquilla soudain ses grands yeux bruns :

- Albert, derrière vous ! Att…

Hélas, ledit Albert ne se retourna que trop tard. Une patte écailleuse le projeta contre un mur et l’ombre du grand chasseur reptilien venu cueillir sa proie se dessina sur les murs.

- Par les Dieux… jura la princesse en entendant déjà la respiration du dragon se faire de plus en plus proche.

Sans hésiter, elle se rua vers l’une des armures décoratives encore debout et arracha à l’une d’elle une épée émoussée qu’elle brandit devant elle. Elle annonça avec un manque d’assurance mal dissimulé :

- Arrière, créature du feu. Vous vous en prenez à Clarence d’Antillia, princesse de cette cité et descendante de Régis le Bâtisseur, héritier légitime du trône d’Atlan…

- Blablabla, la coupa le dragon. Régis le Bâtisseur, Régis le Bâtisseur… Régis le Fuyard, ouais.

Clarence arqua un sourcil, étonnée par les propos déplacés du dragon. Ainsi, il connaissait un tant soit peu quelques morceaux de l’histoire de la principauté.

- C’est un outrage, s’offusqua Clarence.

Amusé par la réaction de sa proie, le dragon esquissa un sourire mauvais.

- Les historiens se souviendront de vous comme Clarence la Captive ou la Capturée… si ça ce n’est pas un outrage.

- Que me voulez-vous ? demanda la souveraine en agitant son épée devant elle.

- Livrer un présent, répondit naturellement le dragon. Et le présent, c’est vous.

- Un présent ? s’étonna la princesse. Un présent pour qui ?

- Pas pour elle, grogna le dragon dont le sourire venait de s’effacer pour former une grimace hideuse.

- « Elle » ? répéta Clarence.

La princesse se retourna et hoqueta de surprise en voyant dans son dos une imposante salamandre approcher. Il s’agissait d’un immense lézard à la peau jaune et parsemée de tâches noires.

- Pas touche, bête de foire ! gronda le dragon. Elle est à moi. Il me la faut vivante !

Pour seule réponse, le grand lézard siffla de colère et se jeta vers Clarence.

- Non ! rugit le dragon.

Ledit dragon se précipita vers la princesse pour la dégager d’un puissant coup de patte. Le jeune femme se senti glisser sur le sol pavé du palais et gémit lorsque son crâne heurta violemment l’un des nombreuses colonnes garnies de pierres précieuses du couloir.

Les crocs empoisonnés de la salamandre s’enfoncèrent alors dans l’épaule du dragon qui hurla de douleur. Celui-ci se recula en secouant la gueule, déboussolé.

La princesse releva la tête. Elle était encore trop sonnée et affaiblie pour trouver la force de se relever mais sa mâchoire se détacha presque lorsqu’elle observa les deux créatures monstrueuses s’affronter. Le dragon avait été mordu profondément par la salamandre.

Clarence devina alors que le monstre ailé et trouble-fête ne devait plus en avoir pour très longtemps. En effet, lors de ses études à l’Université d’Antillia, il lui avait maintes fois été rappelé que le venin des salamandres était l’un des poisons les plus mortels sur Titania.

Pourtant, bien qu’affaibli, le dragon trouva la force de contre-attaquer, repoussant le gros lézard jaune d’un vif coup de gueule avant de cracher sur lui d’impitoyables et lumineuses flammes dévastatrices.

La princesse fut éblouie quelques instants. Quand elle rouvrit les yeux, elle constata que la salamandre était toujours intacte. Débile de dragon, se dit-elle. Il était pourtant connu que les salamandres étaient immunisées contre les flammes. D’ailleurs, il se disait que de telles créatures adoraient se baigner dans le feu.

Elles étaient dotées d’une peau incorruptible qui était recherchée activement par les hommes de la Compagnie des Épices. Cette dernière s’en servait pour créer des armures. Armures qui étaient d’ailleurs fort prisées par le Clan des Chasseurs.

La salamandre siffla de nouveau comme pour se moquer de l’initiative ridicule du dragon.

- Oh, constata celui-ci, j’avais oublié.

Il grogna et pencha sa gueule vers l’avant.

- Nous allons régler ça à l’ancienne, alors.

Sans prévenir, il chargea avec un rugissement terrible sur son ennemi. Heurtée de plein fouet, la salamandre roula sur le sol en émettant de longues plaintes aiguës.

Un nouveau rugissement se fit entendre. Le dragon allait lui asséner le coup de grâce, prêt à lui croquer le cou lorsqu’il aperçu Clarence se traîner au sol dans l’espoir de s’échapper.

Le dragon se détourna de la salamandre blessée, éclatant de rire.

- Oh, ça, certainement pas, altesse !

D’un bond, il rattrapa sa noble proie et, de sa patte droite, l’attrapa pour la coller contre son torse.

- Lâchez-moi, dragon ! s’écria Clarence. Vous n’avez pas le droit !

- TAISEZ-VOUS ! tonna le dragon. Dorénavant, chère captive, c’est moi qui décide de qui a droit à quoi. Et vous, « votre majesté », vous avez le droit de profiter d’une petite retraite dans les terres d’Arduinna.

- L’Arduinna… répéta Clarence qui ne s’était que très rarement rendue dans ce royaume. Qui vous envoie ?

- Quelqu’un qui paie bien, répondit laconiquement le dragon.

- Vous voulez de l’or ? Mes coffres en sont remp…

- Il suffit ! Ce n’est pas l’or qui m’intéresse.

- Mais… mais… mais… bégaya Clarence. Mais vous êtes un dragon ! Il n’y a que l’or qui compte pour vous !

Le dragon soupira, faisant ainsi s’échapper de ses narines quelques jets de fumées sombres. Il leva ensuite les yeux vers la verrière qui les dominait et étira ses ailes. La princesse déglutit en comprenant ce qu’il allait faire.

- Attendez, vous n’allez tout de même pas…

- Oh que si, répondit le dragon en battant des ailes.

- Par les Dieux ! s’écria la princesse en se sentant s’élever vers le plafond de verre.

Un terrible chant d’éclats de verre brisés se fit entendre dans le centre de la cité paniquée. Nombreux furent les citoyens et les hallebardiers d’Antillia à contempler impuissants leur suzeraine s’élever dans les airs, otage d’une bête démoniaque qui ne tarda à se dissimuler dans les nuages.

- Par les Dieux, par les Dieux… ne cessait de répéter la princesse en voyant sa cité devenir de plus en plus petite.

- Vous n’avez pas le vertige, j’espère, se moqua le dragon.

Clarence émit un soupir agacé en commençant à se débattre.

- Monstre ! Lâchez-moi !

- Là ? Maintenant ? s’amusa le dragon en considérant l’altitude à laquelle ils se trouvaient.

Un cri de rage s’échappa des lèvres de la princesse. Elle avait dorénavant perdu toute la retenue attendue de son rang.

- Vous ferez moins le fier quand le poison de cette salamandre vous aura terrassé, dragon !

- Du poison ? Je n’ai rien à craindre des poisons.

En effet, survivre à morsure de Naga pouvait rendre n’importe quel être de Titania immunisé contre les tous les venins.

Et tandis que le dragon s’éloignait à présent de l’île, Alexandre de Disbourg, qui avait observé la scène de loin et en avait terminé de terrasser les basajaunak, se tourna vers Calvin.

- Bordel, il l’a fait, Calvin ! Il l’a fait !

Calvin, agacé, haussa les épaules.

- Ne me dis pas que tu « aurais pu le faire toi-même », s’amusa Alexandre.

- Disons que je m’y serais pris autrement, affirma Calvin.

Alexandre secoua la tête et considéra une dernière fois les hommes sauvages allongés autour d’eux. Une grimace se dessina sur son visage. Morts, ils empestaient encore davantage.

- Ces choses sont infectes ! cracha-t-il. Hâtons nous de revenir aux Dix Quiches. Je veux que mes narines retrouvent à nouveaux le parfum de l’alcool et du cochon braisé.

- Et des femmes, j’imagine… ajouta Calvin.

- J’ai faim ! Je veux ma pitance. Du porc, d’abord. Les truies, ensuite.

Alors qu’il se dirigeait vers son établissement, Alexandre ignorait encore que nul cochon à la broche, nulle pinte mousseuse et nulle coureuse de remparts ne l’y attendait.

Tapies dans l’ombre, à côté d’un David saucissonné, une poignée d’armures enchantées de l’armée impériale attendaient leur précieuse proie…

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