Chapitre 3

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Des bâtiments. Des bâtiments partout. Il n’y avait que cela. Il n’y avait plus d’arbres. Seulement de hauts édifices de marbre et de pierres. Geoffroy n’entendait plus le chant des oiseaux. Seulement celui des saltimbanques et des bardes qui harcelaient les passants dans l’espoir d’obtenir quelque piécette, tels des oisillons oisifs attendant que la généreuse et courageuse mère comble leur ventre affamé.

Il n’y avait plus de sentiers tortueux et déserts. Seulement de longues et belles voies pavées sur lesquelles se pressaient de nombreux citoyens de la cité d’Antillia, la magnifique ville insulaire depuis laquelle agissait la prestigieuse Compagnie des Epices.

Se frayant un chemin dans cette foule agitée, Geoffroy cherchait du regard la taverne des « Dix Quiches », celle où Alexandre de Disbourg avait pour habitude de se détendre. Il s’agissait d’un luxueux établissement où le vin, la bière et l’hydromel se vendaient à des prix exorbitants, ce qui impliquait que les clients qu’on pouvait y retrouver étaient souvent de riches marchands et d’importants fonctionnaires de la cité insulaire désireux de s’y faire voir.

Pour les citoyens d’Antillia, se permettre de fréquenter les « Dix Quiches » était une façon de d’afficher sa richesse et ses moyens aux yeux de la populace. Ceux qui s’y rendaient y allaient plus pour exhiber leur fortune que pour s’y rafraichir. Cette taverne était l’un des meilleurs investissements réalisés par Alexandre de Disbourg. Quelques années auparavant, celui-ci avait racheté ces lieux à un riche négociant en vin qui, disait-on trempait dans plusieurs des nombreuses affaires louches qui gangrénaient la ville.

Car aussi belle était-elle, la cité insulaire comptait néanmoins son lot de malfrats. Ceux-ci avaient néanmoins la particularité d’appartenir à la noblesse de la cité principautaire. Les petits voyous étaient plutôt rares dans cette ville qui rivalisait d’ingéniosité pour cacher les quelques traînes-misères qui y vivaient.

Tout dans Antillia transpirait la richesse et l’abondance. La ville la plus prospère de tout Titania était en effet située sur une belle île ensoleillée située entre l’Empire d’Estotiland, le mystérieux continent de l’El Dorado et le Royaume d’Arduinna, ce qui procurait à son port et à ses activités commerciales une influence considérable.

L’ancien chevalier pouvait s’en rendre compte en se frayant un chemin dans la foule de passants, si Antillia ne comptait que très peu de pauvres, elle affichait néanmoins une très grande diversité ethnique. Il n’était pas rare d’y croiser d’autres espèces que les humains. En effet, çà et là Geoffroy pouvait apercevoir des Nutons vendre leurs orfèvres à quelques clients fortunés ou encore des Fées assises sur le rebord d’une fontaine occupées à bavarder avec deux Wulvers.

Oui, Antillia était sans doute la ville la plus cosmopolite et la plus riche du monde. Des richesses tant matérielles que culturelles car nul n’ignorait dans Titania combien l’Université d’Antillia rayonnait par son savoir. Le jeune homme, à son plus grand regret, n’avait encore jamais eu l’occasion de mettre les pieds dans cet endroit mais se souvenait bien que, à l’époque où il servait le prince Éric d’Arduinna, les conseillers du Roi en parlaient en des termes forts élogieux. Beaucoup d’entre eux avaient souvent mentionné un certain Henry Bonjacques qui enseignait là-bas. Il s’agissait d’un alchimiste plutôt controversé à qui on attribuait l’invention du philtre d’amour. Selon les rumeurs, il se disait qu’il n’avait rédigé la recette nulle part ailleurs que dans sa mémoire afin d’éviter que de cupides organisations de marchands telles que la Compagnie des Epices ne mettent la main dessus.

La Compagnie des Epices… Geoffroy venait justement d’apercevoir quelques mercenaires de cette dernière postés devant la célèbre taverne des « Dix Quiches », reconnaissable à sa prestance et aux ornements qui décoraient ses murs de marbres. Haute de plusieurs étages et garnies de balcons fleuris, ladite taverne jetait dans la rue une agréable haleine de cannelle et de miel. C’était l’un des bâtiments les plus imposants de la Place des Océans. Comme pour provoquer les autorités du Nouveau Culte, il se dressait en face du temple d’Hydrion, le dieu des mers et des fleuves. Les prêtres dévoués à cette divinité proscrivaient en effet toutes les boissons autre que l’eau, estimant l’alcool comme un breuvage corrompu qu’ils qualifiaient de « venin pour les papilles, réveillant chez les hommes les plus purs les plus bas instincts ».

Bien qu’il n’était guère un admirateur de la bière, qu’il trouvait beaucoup trop amère à son goût, le jeune homme restait un amoureux du vin et de l’hydromel. De nombreuses variétés de ces breuvages se retrouvaient sur les tables de la clientèle raffinée de la taverne.

Il n’y régnait pas un brouhaha infernal comme dans les miteuses auberges de l’Arduinna mais plutôt une rumeur joyeuse et enthousiaste. La clientèle de cet endroit avait toujours été des plus disciplinées et des plus recommandables. Quelques bourgeois, une poignée de nobles, de nombreux marchands qui étaient parvenus à faire fructifier leurs affaires et dans un coin quelques fonctionnaires impériaux.

Seule une personne déteignait au milieu des cette assemblée de belles capes aux mains délicates parées d’anneaux d’or et de diamants. Il s’agissait d’un grossier bossu maigrichon vêtu de haillons empestant le tabac à des kilomètres à la ronde et dont le menton était recouvert par une disgracieuse barbichette où tout un écosystème semblait prospérer entre les miettes de pains et les minuscules morceaux de fromages présents tels des fruits toxiques dans cette jungle de poils.

- Messire de la Roseray, le salua le bossu puant en s’inclinant sans souplesse aucune. J’espère que vous avez fait bon voyage !

- David, le salua Geoffroy en grimaçant. Comme tu peux le voir, les affaires ont été bonnes.

À ces mots, l’ancien chevalier lui présenta l’épée d’Horrible, étincelante et dont la garde était incrustée de plusieurs joyaux. Les yeux de David s’illuminèrent aussitôt.

- Très belle lame ! Messire ! Très belle lame !

Le jeune aventurier recula son visage par réflexe pour éviter à ses narines de rencontrer l’haleine pestilentielle de ce gueux à qui Alexandre avait confié la gestion de l’établissement. Geoffroy s’était souvent demandé comment son ami avait pu osé confié les clés de ce prestigieux endroit à un infâme personnage tel que ce David. D’après quelques ragots, il se disait que celui-ci avait été abandonné sur les marches du temple d’Hydrion alors qu’il n’était qu’un nourrisson et que les prêtres sur place l’avaient adopté pour ensuite en faire leur homme-à-tout-faire. Hélas avec les années ledit David était devenu, disait-on, un véritable petit fripon aussi maladroit qu’encombrant et les autorités religieuses de la ville s’étaient empressé de le confier à la Compagnie des Epices qui avait accepté de le prendre en charge en échange d’une très importante somme d’argent.

- Je dois l’apporter à Alexandre, fit Geoffroy. Tu sais où il se trouve ?

Un sourire narquois se dessina sur le visage de piteux tenancier.

- Si je le sais ? Oh… je crois… j’ai hélas l’esprit un peu enfumé… héhé…

Geoffroy soupira et sorti de sa sacoche une petite blague remplie d’herbes séchées de mandragore. Ce vicieux personnage était lui aussi un fumeur de goût et ne manquait jamais une occasion de solliciter quelques poignées de tabac à celles et ceux qui avaient besoin de ses services.

- Messire est fort bien généreux, ricana David avec un air satisfait. Messire peut me suivre.

Le jeune homme secoua la tête et emboîta le pas à cet exaspérant gérant qui l’amena jusqu’à la porte d’une petite loge située à l’étage. Quelques gloussements se faisaient entendre et le jeune homme arqua un sourcil. Amusé, le bossu se tourna vers lui avant de tourner les talons :

- On dirait que le patron est occupé mais je vous laisse gérer.

- Hem… merci, murmura le jeune homme avant de pousser timidement la porte.

Il flottait dans la pièce une oppressante odeur d’encens et Geoffroy pû distinguer sur une table basse trois coupes de vin à moitié pleines. Son regard se posa ensuite sur l’imposant lit à baldaquin qui se trouvait au fond de la pièce. Sur un confortable matelas fourré de lin et de coton se trouvaient trois corps nus, nageant et se débattant dans une mer de draps précieux. Les joues du jeune homme devinrent aussi rouges que les tissus des couvertures et il se racla bruyamment la gorge.

Alexandre de Disbourg, son lieutenant Calvin et une femme au corps nubile et à la peau mate relevèrent leurs têtes décoiffées vers le nouvel arrivant. La prostituée se pinça les lèvres avec un sourire narquois.

- Une personne en plus, c’est un supplément, notifia-t-elle à Alexandre.

- Heu… je peux repasser ! fit Geoffroy en se grattant la nuque et en détournant le regard.

Alexandre éclata de rire et se releva d’un bond, saisissant au passage un pagne immaculé avec lequel il se vêtit. Il se tourna ensuite vers la jeune femme et claqua du doigt :

- Pas de supplément. Cependant, tu peux servir du vin à notre invité. C’est la moindre des politesses.

La femme se releva en soupirant et se dirigea vers la carafe tandis qu’Alexandre dirigea ses yeux bleus vers la précieuse épée en caressant son bouc soigneusement taillé.

- Bien ! s’exclama-t-il. Beau travail ! Tu l’as fais rôtir ?

Geoffroy siffla de façon agacée, comprenant l’allusion :

- Non… Je n’ai pas eu besoin d’en arriver là et tant mieux.

- Tu as affronté Horrible en duel et tu l’as tué, donc ? demanda Alexandre sur un ton à mi-chemin entre la suspicion et la taquinerie.

- Horrible est mort, souffla Geoffroy, et c’est son épée.

Il la tendit à Alexandre qui s’en saisit et l’observa avec fascination.

- Cet hybride avait du goût. Très belle lame.

- Eudes du Fayi sera content, nota Geoffroy.

- Eudes du Fayi sera content, confirma Alexandre. Quand il aura reçu cette épée, il lèvera les taxes sur la cannelle et sur le thé dans son comté. Une très bonne nouvelle pour la Compagnie.

Alexandre dirigea ensuite son regard vers Calvin qui s’était rhabillé entre-temps. Le colosse blond se rapprocha et le maître de la Compagnie des Epices lui tendit l’arme en orichalque.

- Calvin, mon ami, amène cette preuve à Eudes du Fayi. Une nouvelle affaire couronnée de succès grâce à Geoffroy.

- Mouais, grommela la montagne de muscles. J’aurais pû m’en occuper moi-même.

Alexandre pouffa avant de répondre :

- Sauf qu’en cas de pépin tu n’as pas la possibilité de te changer en dragon pour t’en sortir.

- Je n’ai pas eu besoin d’en arriver à cette extrême, rectifia Geoffroy.

Calvin s’en alla en émettant un petit grognement contrarié et laissa Geoffroy seul avec Alexandre tandis que la jeune femme se dirigeait vers eux avec deux coupes de vin.

Alexandre invita Geoffroy à s’allonger sur un confortable récamier aux coussins aussi moelleux que confortables. Le jeune aventurier s’exécuta et le maître de la Compagnie des Epices fit de même.

- Arrête de tout ramener à ces « pouvoirs » de dragon, ronchonna Geoffroy. Je ne le maîtrise que très mal et ce n’est pas un sujet de plaisanterie.

Alexandre haussa les épaules :

- Je ne voulais pas être offensant mais ne nie pas que ça peut toujours servir.

Geoffroy secoua la tête :

- C’est une véritable malédiction, ça ne m’amuse pas. Bientôt deux ans que je suis atteint par ce mal et toujours aucun moyen d’apprendre à contrôler ces « pouvoirs ».

Il soupira, agacé, se remémorant la façon dont il avait acquis la « faculté » de se changer en dragon. Deux années plus tôt, alors qu’il vivait encore dans la Citadelle Enchantée avec Naménielle, son amie qui était par ailleurs une prophétesse puissante, sa vie avait basculé.

En effet, Naménielle, qui à l’époque accueillait dans sa citadelle tous les miséreux et infirmes de Titania pour prendre soin d’eux, avait malgré elle gagné en popularité ce qui n’avait pas manqué d’agacer les seigneurs des comtés et des duchés avoisinants. Ces derniers, avec le soutien militaire de l’armée impériale, s’étaient ligués contre elle pour finalement mettre à sac la Citadelle Enchantée.

Lors de ce massacre, Geoffroy avait supplié la magicienne de lui donner le pouvoir et les capacités nécessaires de repousser les assaillants. Naménielle s’était alors essayé à lancer un charme sur le guerrier mais rien ne s’était pas comme prévu. En effet, par le passé, Geoffroy avait été mordu par une naga lors d’un violent combat en Lémurie et, même s’il avait survécu, le venin mystérieux de la maléfique créature était resté en lui.

Venin qui avait alors corrompu le charme de Naménielle et changé Geoffroy en un dragon incontrôlable. La suite des évènements restait encore assez confuse pour l’ancien chevalier. Transformé en dragon, il avait presque tout incendié autour de lui et il n’avait retrouvé forme humaine que quelques jours plus tard sur l’austère Ile des Dragons, loin de tout et avec l’incertitude de savoir si oui ou non Naménielle était toujours en vie. Depuis ce jour, il ne cessait de se demander s’il n’avait tué Naménielle par accident… une hypothèse qui continuait de la hanter et l’empêchait bien souvent de dormir.

Pis encore, depuis ce jour, il lui arrivait régulièrement de se changer en dragon, bien souvent malgré lui, lorsqu’il devait faire face à certaines situations dangereuses. Il en était certain, si Naménielle était toujours vivante, il n’y avait qu’elle qui serait en mesure de l’aider à maîtriser ces « nouveaux pouvoirs ». Lorsque son ami d’enfance, Alexandre de Disbourg, l’avait retrouvé sur l’île volcanique tandis que la Compagnie des Epices s’y enfonçait dans l’espoir de voler quelques trésors appartenant aux terrifiants dragons, il lui avait proposé de devenir son homme de main et lui avait promis de l’aider à faire tout possible pour l’aider à retrouver Naménielle.

Confortablement installé sur la banquette, occupé à siroter son vin, Alexandre observait les traits de son ami s’assombrir. Il ne put alors s’empêcher de sourire.

- Justement, fit-il entre deux gorgées, j’ai quelque chose à te dire. C’est au sujet de Naménielle.

Geoffroy releva brusquement la tête.

- Hm ?

- Un « client » est venu me trouver la veille. Il se fait appeler Momo et il prétend savoir où se trouve Naménielle.

Geoffroy se redressa vivement et s’approcha brusquement :

- J’ai bien entendu ?! Il sait où est Naménielle ?

- Exactement… et il m’en a apporté la preuve mais je crois que tu devrais te rassoir et écouter ce que j’ai à te dire.

Fort nerveux, le jeune homme s’installa de nouveau sur sa banquette, bu son vin d’une traite et ne cessait de se pincer les lèvres en se frottant les mains.

- Dis-moi, Alexandre. Dis-moi…

- J’ignore qui il est mais il vaudrait mieux que je te le présente pour que tu te fasses une idée. Par contre…

La mine d’Alexandre se fit plus sombre.

- Par contre quoi ? insista Geoffroy.

- Sa demande n’est pas des plus banales et j’ignore comment il sait au sujet de tes « pouvoirs » ?

Geoffroy arqua un sourcil, et cracha agacé :

- Mais par les Dieux ! Dis-moi ce qu’il veut !

Alexandre claqua sa langue contre son palet.

- Déjà baisse d’un ton, d’accord ?

- D’accord, d’accord, fit Geoffroy crispé en se rongeant les ongles.

Le maître de la Compagnie des Epices bu une nouvelle gorgée avant de continuer :

- Ce Momo désire que la Princesse Clarence d’Antillia soit capturée… et que ça soit toi spécifiquement qui t’en charges.

La mâchoire inférieure de Geoffroy, si elle l’avait pu, serait tombée sur le sol.

- Quoi ?! Mais… mais qui est ce commanditaire ?! Ce Momo comme tu dis !

- Je l’ignore, avoua Alexandre, mais me concernant son offre est des plus alléchantes : il possède une carte issue des anciennes archives atlantes indiquant où se trouvent les rares gisements d’orichalque de Titania. Imagine un peu si la Compagnie mettait la main sur de telles ressources ! Toutes les puissances militaires du monde seraient sous ma botte !

Mais Geoffroy était incapable de l’imaginer. Il ne pensait qu’à une seule chose…

- Et que t’a-t-il montré pour te prouver qu’il sait où est Naménielle ?

- Son pendentif.

Geoffroy se releva d’un bond et, cette fois-ci, ne comptait pas se rassoir.

- Mène-moi à lui. S’il lui faut un dragon pour capturer une princesse, alors je suis son homme !

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