Chapitre 1

9 minutes de lecture

Le sol de la forêt, couvert d’un tapis de feuilles mortes et de brindilles, gémissait sous ses bottes. Le jeune aventurier s’élançait à travers les hêtraies ne cessant de regarder par-dessus son épaule et tentant d’esquiver les pièges épineux que lui tendaient les arbres et leurs racines tortueuses.

Son visage était déjà égratigné de partout, maquillé de sang et partiellement sali d’un mélange de terre et de résine. Dans ces bois malfamés, le chevalier reconverti en mercenaire avait déjà trébuché maintes et maintes fois sur les infâmes ronces et autres racines qui se dissimulaient tantôt derrière un gros champignon, tantôt à l’ombre de petits rochers couverts de mousse.

Sa maladresse légendaire ne l’avait décidément pas quitté et cette dernière pourrait bien lui porter préjudice si, après une énième chute, ces maudits Kobolds parvenaient à le rattraper. Il les entendait se bousculer dans son dos dans un orchestre terrible de jurons et de grognements, devinant que ces immondes créatures n’avaient pas goûté à la chair humaine depuis fort longtemps.

L’homme devenu proie laissa échapper un soupir d’agacement lorsqu’il se retrouva devant un ruisseau et inspira brièvement avant de tenter de sauter par-dessus son lit en un bond. Sa bouche libéra un flot d’injures lorsque sa botte glissa sur la berge opposée et qu’il se sentit tomber les pieds dans l’eau.

Il s’en fallut de peu pour qu’une lance jetée dans sa direction ne manque de l’empaler. Le projectile s’en alla choir dans l’herbe mousseuse un peu plus loin et le jeune homme se résigna à porter sa main à la garde de son épée pour dégainer cette dernière.

Un premier Kobold émergea des buissons en agitant son gourdin au-dessus de sa tête dans un concert de cris gutturaux. Une grimace se dessina sur le visage de l’aventurier malchanceux qui fit un pas en arrière lorsque l’infâme créature à la peau verte et vêtue de haillons se jeta à son tour dans le ruisseau pour affronter cet humain beaucoup trop téméraire qui avait osé s’aventurer sur leur territoire.

L’humanoïde au nez aussi crochu que celui d’une sorcière et à la taille ridicule – il ne devait pas dépasser un mètre – se jeta alors sur le jeune brun qui encaissa un premier coup de massue dans le ventre. L’aventurier sentit l’entièreté de son souffle quitter ses poumons et se plia en deux, remerciant les Dieux de ne pas s’être empiffré quelques heures plutôt.

La créature s’apprêta à frapper cette fois sur le crâne de sa victime mais celle-ci, dans un sursaut de célérité, la bouscula de façon à la faire trébucher sur l’une des nombreuses pierres glissantes du cours d’eau. Le Kobold s’étala alors avec fracas dans le ruisseau en lançant de blasphématoires jurons à cet humain qui avait osé le maltraiter de la sorte. L’intéressé s’empressa de quitter l’endroit sans demander son reste, entendant déjà d’autres de ces humanoïdes stupides et grotesques arriver.

Il reprit alors sa course avec cette désagréable sensation qu’était celle d’avoir les pieds mouillés. Ses bottes émettaient de pathétiques « floutch » au fil de sa course. Pestant de plus belle contre ces horribles créatures des bois, il osa de nouveau un œil par-dessus son épaule. Si certains Kobolds s’étaient arrêtés pour prêter assistance à leur camarade, d’autres continuaient de le poursuivre comme un vulgaire gibier.

Cette course forestière sous un soleil qui menaçait de se cacher derrière l’horizon, comme pour lui aussi se soustraire à l’appétit insatiable des Kobolds, rappelait au malheureux fuyard ces jeux dans les bois auxquels il s’adonnait lorsqu’il était enfant, vingt ans plus tôt.

À sept ans, son seul souci était alors de ne pas perdre l’une ou l’autre partie de cache-cache dans les forêts résineuses de Disbourg, son village natal. Ici, il s’agissait non pas de perdre un « jeu » mais tout simplement de ne pas perdre la vie.

Il bondit au-dessus du tronc allongé d’un vieux chêne mort et couvert de pourritures avant de glisser le long d’une pente beaucoup trop raide pour son équilibre déjà mal assuré. L’habilité n’avait jamais été son fort et sa misérable dégringolade en était l’illustration frappante.

Tombant le visage à quelques centimètres d’une amanite tue-mouches, il secoua la tête et s’empressa de frotter ses cheveux parsemés de crasses. Il se dépêcha alors de saisir son épée et se retourna à temps. En effet, sa lame se mélangea instantanément aux entrailles d’un Kobold qui n’était pas parvenu à s’arrêter à temps en descendant le talus à toute vitesse.

Les yeux ambrés de la créature se voilèrent peu à peu tandis que le jeune homme recula légèrement en voyant quelle grimace dégoutante se dessinait sur le visage de la stupide créature agonisante. Un rictus cauchemardesque où se mélangeaient surprise, faim, haine et souffrance.

L’aventurier détourna ses yeux verts de cette vision d’horreur. Même un regard mourant, il n’était pas capable de le soutenir. Il s’empressa alors de retirer sa lame des entrailles de celui qui avait espéré le terrasser. Entendant les autres Kobolds se rapprocher, le fuyard ne demanda pas son reste et continua sa course. Il bénit les Créateurs de lui avoir donné assez de souffle et d’endurance pour, après une longue demi-heure de fuite, enfin semer ses poursuivants.

S’arrêtant essoufflé devant une petite caverne à l’abri des regards, il laissa tomber nonchalamment son épée de médiocre qualité sur l’herbe mousseuse. Voyant que le ciel s’obscurcirait déjà il se décida à ne pas avancer davantage dans cette forêt maudite. Ces lieux n’avaient décidément rien à voir avec le paisible Bois des Moines où il avait grandi.

Les forêts de l’ouest d’Esoteria, si elles ne regorgeaient pas de bandits crapuleux comme c’était le cas dans celles du royaume de l’Arduinna, compensaient cependant ce manque en abritant sous leurs épais feuillages des quantités de monstres : loups-garous, gnomes malfaisants et autres ogresses avaient de quoi donner, aux rares humains assez téméraires pour s’aventurer dans cette région enchantée, l’envie de faire demi-tour.

On ne s’aventurait pas dans les bois d’Esoteria sans raison précise et le jeune aventurier qui venait d’allumer sa pipe remplie de feuilles séchées de mandragores pour avaler quelques bouffées de fumée tout en regardant pensif les étoiles venir embellir unes par unes, au fur et à mesure des instants, la voûte céleste qui s’habillait d’encre.

Il soupira et laissa quelques morceaux de fumée s’échapper de ses lèvres. Ces derniers s’en allèrent se mélanger aux ténèbres de la nuit imminente. Il inspira alors en sortant de sa sacoche un parchemin de bonne qualité. La missive qui lui indiquait ce pourquoi il était là.

Son ami et employeur lui avait en effet demandé de se rendre dans ces contrées inhospitalières pour éliminer une créature nommée Horrible et ce pour le compte d’un riche client.

Le jeune homme travaillait en effet pour le compte de la puissante et cupide Compagnie des Epices, une importante organisation commerciale qui, depuis plusieurs années maintenant, avait accumulé une fortune presque aussi importante que celle qui reposait dans les coffres de la cour impériale de l’Estotiland.

La Compagnie des Epices, dirigée de façon efficace par le jeune Alexandre de Disbourg, avait pour habitude de faire fructifier ses affaires par nombres de méthodes qui n’avaient rien d’éthique. Assassinats de mauvais payeurs, intimidation des marchands des guildes concurrentes, recours à la contrebande… Le jeune homme avait pris l’habitude de ne pas remettre en question les moyens utilisés par Alexandre de Disbourg pour subvenir à ses fins. Après tout, la Compagnie permettait par son existence et ses activités à de nombreuses familles de vivre d’un travail décent.

Si Alexandre de Disbourg pouvait parfois se montrer impitoyable et procédurier dans sa façon de gérer les affaires, il fallait au moins lui reconnaître qu’il payait bien ses employés et les traitait avec respect. Ses procédés avaient permis à la Compagnie de devenir l’une des organisations les plus fortes du monde au point que beaucoup redoutaient aujourd’hui de figurer sur sa liste noire. Il n’y avait peut-être que les pirates de Libertalia encore assez téméraires pour oser s’en prendre à ses navires.

Barbe Noire et Eustache le moine en avaient fait voir de toutes les couleurs aux hommes de la Compagnie des Epices. Mais le jeune aventurier n’était pas là pour s’en prendre à un bandit des mers, non. La cible qu’il se devait d’éliminer n’était autre que cet hybride mi-humain, mi-fée du nom d’Horrible.

Il s’agissait du fils bâtard issu d’une relation interdite entre feu le comte Raymond du Fayi et la fée Mélusine. L’assassinat d’Horrible avait été commandité par Eudes du Fayi, le demi-frère d’Horrible et fils légitime du comte. Eudes craignait en effet que son demi-frère n’en vienne un jour à revendiquer les terres de leur défunt père. Pour éviter qu’un tel conflit ne surgisse un jour ou l’autre, Eudes avait alors pris soin de contacter la Compagnie des Epices, promettant qu’en échange du meurtre d’Horrible, son comté lèverait l’entièreté des taxes qui pesaient sur des marchandises telles que la cannelle, le gingembre ou encore la noix de muscade.

Le jeune homme, qui avait été envoyé dans cette forêt dangereuse pour accomplir cette tâche ingrate – mais qui serait sans doute très bien rémunérée – continuait de relire distraitement la missive qu’il tenait dans ses mains. Cette dernière était frappée du sceau de la compagnie, un aigle aux ailes déployées dans toute leur majesté et dont le bec fier était tourné de profil vers la droite.

D’après les indications, Horrible vivait non loin du tombeau de Mélusine et l’aventurier savait bien qu’il n’était plus très loin. Il rangea la lettre dans sa sacoche et laissa ses yeux verts rêvasser devant les quelques éclats d’ambre incrustés dans les troncs de certains résineux. Ces pierres émettaient une faible lueur dorée qui se mariait parfaitement bien aux petits éclats de lumière émeraude que produisaient les nombreuses lucioles qui voltigeaient paisiblement dans une danse improvisée autour des arbres.

Un sourire discret se dessina sur le visage de l’aventurier qui décida de se laisser bercer par cette vision féérique mais aussi par le hululement de chouettes lointaines venu se mélanger au murmure du vent dans les feuillages. Ce dernier transportait avec lui quantité de parfums. Notes délicieuses de lavandes sauvages et de feuilles humides.

Le jeune homme, à nouveau, regretta de savourer ce moment seul. Un zeste d’amertume assombrit son regard. Si cette solitude dans ces bois parfumés de magie lui était plus que réconfortante, il avait néanmoins le sentiment de profiter égoïstement de cet instant.

S’emmitouflant en cocon dans sa cape, comme pour imiter les chenilles qui le toisaient depuis les branches mousseuses au loin, le brun aux yeux verts murmura quelques prières à l’attention de Dendria, la Déesse de la Terre et de la Fertilité qui était vénérée depuis la nuit des temps dans son royaume natal.

S’il n’était pas un croyant fanatique, l’aventurier n’en demeurait pas moins relativement pieux. Cela était devenu une sorte de petit rituel. À chaque fois avant de s’endormir, il adressait à la divinité quelques remerciements pour la journée qui lui avait été offerte avant de formuler quelques souhaits tels que celui d’un jour retrouver l’amie qu’il recherchait et dont il avait perdu la trace quelques mois plus tôt.

Le jeune homme termina de réciter sa litanie en formulant le souhait d’avoir la confiance, la motivation et la chance nécessaire pour terrasser Horrible. Comme pour donner plus de crédit à ses vœux, il laissa sa main droite caresser l’herbe sur laquelle il était installé avant de se relever et de se déplacer jusque dans la petite caverne fort heureusement inoccupée pour se laisser tomber dans une nuit de sommeil qui fut agitée par une multitude de songes aussi brefs que confus. Tous jetant dans son esprit tourmenté des images de désolation, de flammes, de cendres, de ruines. Un mélange malsain de rêves où se faisait entendre une sinistre mélodie de plaintes, de cris, de pleurs et de gémissements. Et toujours cette même voix féminine par-dessus ce vacarme mortel. Cette voix implorante et teintée de peur qui répétait inlassablement :

- Au feu ! Geoffroy ! Au feu !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Yorffeez ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0