Chapitre 3

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Aïsha se tenait derrière le comptoir de la superette, appuyée sur ses coudes. Elle mâchait nonchalamment un chewim gum la bouche grande ouverte.

Le magasin était pratiquement désert, comme toujours. La concurrence était rude pour ce genre de commerce et cela ne s'arrangeait pas avec les géants des supers marchés.

La jeune fille soupira. Qu'est-ce qu'elle s'ennuyait seule. Elle attrapa de dessous le comptoir un vieux livre de politique et commença à le feuilleter avec un air sérieux. C'était ça qui la distrayait ; pas de petits rayons vides d'âme.

Elle avait toujours aimé ça, la politique. Depuis qu'elle avait immigré avec sa famille de son Cuba natal elle ne s'intéressait qu'à ça. Elle aimait comprendre le fond des problèmes internes des grands politiques, réfléchir aux solutions possibles... elle aurait aimé étudier cela à l'université mais avec le peu d'argent qu'elle avait et sa tête de latina elle n'avait aucune chance. Malheureusement.

Elle sortit de ses pensées lorsque la petite cloche de la porte d'entrée sonna. Elle sursauta. Enfin quelqu'un ! Mia entra, complètement trempée par la pluie battante. Elle s'essuya gauchement les pieds en essayant de ne pas laisser de traces sur le sol, en vain.

« Salut, Aïsha !

- Coucou Mia. » Mia s'avança vers son amie, lui embrassant la joue comme elle avait l'habitude. Elle n'était généralement pas quelqu'un de tactile mais avec Aïsha c'était différent. Les deux filles avaient une relation privilégiée que Mia n'avait jamais eue avec personne d'autre.

« Toujours aussi vide ton truc.

- Comme d'habitude.

- Tu devrais venir avec moi en cours. T'as une bonne tête comme personne, tu sais.

- Je sais » dit-elle sur un ton sarcastique. Elle considérait qu'elle n'avait rien d'exceptionnel par rapport aux autres mais Mia s'obstinait à lui affirmer le contraire. « Mes parents ne me laissent pas aller à l'école, ils disent que ce n'est pas pour moi. Que j'ai ma place ici à la boutique. Ils ont besoin de moi.

- Besoin de quoi ? Surveiller des rayons vides ? Ce serait pareil s'il n'y avait personne pour garder le magasin. En plus ils ne te paient même pas.

- Tu es dure. Je leur dois bien ça après tout ce qu'ils ont eu à subir pour réussir à nous emmener ici pour une vie meilleure. Ils font beaucoup de choses pour moi. »

Vraiment, ils ne faisaient pas grand chose à part esclavager leur fille.

« Bon, je vais voir ce qu'il y a aux alentours. »

Mia n'avait pas vraiment grand chose à acheter, même rien du tout, mais elle faisait cela pour apporter un minimum d'argent. Parfois, lorsqu'elle le pouvait, elle donnait à Aïsha un petit pourboire, rien que pour elle. Mia n'avait pas beaucoup d'argent non plus, mais toujours plus que son amie.

Elle finit par arriver avec quelques paquets de gâteaux.

« Tu sais, des fois je me dis que tu fais ça juste pour moi. Parce que t'as pitié.

- Mais non, ça va pas ! Je fais ça parce que j'aime bien les gâteaux, c'est tout. »

Piètre mensonge, Aïsha le savait. Elle était à la fois touchée et en colère. Touchée par le fait que quelqu'un s'inquiète et prenne soin d'elle, en colère parce qu'elle n'aimait pas la pitié. Beaucoup de gens avaient pitié d'elle. La pauvre latina qui a dû fuir la pauvreté et la dictature de son pays, pauvre d'elle ! La pauvre jeune fille qui était obligée de travailler comme une effrénée pour essayer de survivre. Quelle pauvre fille, n'est-ce pas ? Quelle répugnance, pensa Aïsha. Elle n'avait pas besoin de ça, elle avait juste besoin de respect. Comme tout le monde.

Mia passa à la caisse. Quelques maigres dollars, mais des dollars quand même. Comme à son habitude, elle donna de petites pièces de pourboire, rien que pour Aïsha.

« Ne le dis pas à tes parents, c'est seulement pour toi.

- Oui, bien sûr. »

Bien sûr que non. Évidemment qu'elle allait les donner à ses parents. Sa famille avait besoin d'argent, Aïsha ne pouvait pas se permettre de garder tout ça pour elle. Elle préférait aider sa famille à se nourrir. Elle leur devait bien ça.

« Toujours dans tes livres, dit Mia

- Oui. Je m'intéresse à la guerre du Viêt Nam en ce moment. Tu devrais lire ça, c'est très intéressant. Très triste aussi, ça donne une autre image que vous les Américains vous vous faites. On ne nous dit pas tout dans les journaux tu sais, il faut trouver la vérité ailleurs. Ils ne décrivent pas l'horreur de la guerre et ses conséquences ; d'ailleurs, Nixon a... »

Mia ne s'intéressait absolument pas à la politique, mais elle acquiesça comme si elle comprenait quelque chose. Elle faisait semblant, pour faire plaisir à son amie. Elle se contentait de faire des petits « mmh mmh » et de hocher la tête par moments mais les paroles d'Aïsha rentraient par une oreille et sortaient par l'autre. Mia en profitait toujours pour admirer son amie sans qu'elle ne puisse s'en rendre compte.

Elle avait de jolis cheveux bouclés couleur noir de jais. Ils encadraient parfaitement son mignon visage fin au teint hâlé typé latina. Avec ça, de jolis yeux vert ornaient sa mine toujours rayonnante. Mia s'émerveillait toujours devant sa grande beauté, sans toutefois en être jalouse, et elle ne pouvait pas s'empêcher de la dévisager quand elle était face d'elle.

« Je viens de me rappeler, c'est bientôt ton anniversaire ! »

Bien sûr qu'elle n'avait pas oublié, comment pourrait-elle ? Mais il ne fallait pas que cela se voit trop.

« Oui, mes parents vont essayer de faire venir des cousins du pays mais je ne pense pas que ce soit possible. Sinon on va faire comme chaque année, juste rester ici. » Il y avait comme une sorte de lassitude dans sa voix. Elle aurait aimé un vrai anniversaire un peu clichée ; une fête avec des amis, de l'alcool interdit et, surtout, des cadeaux. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas reçu de cadeaux.

« Qu'est-ce qui te ferait le plus plaisir ?

- Oh, je sais pas... disons une alliance avec des rubis ! »

Les deux filles rirent en duo, mais Mia était à moitié sérieuse. Cette fois elle voulait vraiment faire plaisir à son amie et pas lui offrir un cadeau à l'arrache comme toutes les années précédentes déjà. Cette fois, il fallait quelque chose de gros pour se rattraper.

« Bon, je dois y aller ma belle. À plus. »

Mia arriva enfin chez elle. Elle fut accueillie par son frère qui l'attendait de pied ferme.

« C'est à cette heure-ci que tu rentres ?

- Et toi, tu rentres jamais tard ?

- Papa t'attend, il t'a dit de rentrer directement après les cours.

- Depuis quand t'écoutes papa ?

- Depuis qu'il me loge et me nourrit et tu devrais faire pareil. Je suis sûr que t'es encore allée voir ta latina.

- Non je me suis juste promenée.

- Je t'ai dit de pas traîner avec ces gens, c'est des trafiquants.

- Et toi t'es quoi alors ? »

Pietro la gifla violemment.

« Tu parles pas comme ça à ton frère. Je sais de quoi je parle. Je suis sûre que c'est à cause d'elle que t'es devenue une petite voleuse. Vous êtes bien trop souvent ensemble, les gens vont finir par croire des choses tu sais. »

Sur ce il s'esquiva. Mia ravala ses larmes de rage. Ça se passait toujours comme ça avec son frère ; en engueulade. Et en gifles.

Mia essaya d'esquiver son père mais elle tomba dessus en allant dans sa chambre.

« Je t'ai attendue toute l'après-midi, je croyais que tu devais rentrer tôt.

- J'ai juste marché un peu.

- T'es encore allée à la superette, hein ? Je t'ai dit de pas traîner avec ces gens-là. Regarde comment a fini ton frère.

- Aïsha est pas comme ça. C'est une fille clean. Elle travaille juste pour ses parents.

- Et ses parents ils font quoi tu crois ? Vraiment, on peut pas leur faire confiance. »

Mia ravala encore ses larmes mais de tristesse cette fois. Elle avait rencontré Aïsha en début d'année de lycée mais cette dernière avait été forcée d'arrêter par ses parents qui avaient besoin d'elle pour travailler. C'était un gâchis énorme, compte tenu du potentiel intellectuel de la jeune fille. C'était une grande tête, première en tout. Mais malheureusement le destin avait voulu que ce soit une immigrée dans un pays où les gens avaient du mal à accepter la différence.

« Je ne veux plus que tu la voies, Mia. »

Ces mots résonnèrent dans la tête de la jeune fille. Son père lui avait déconseillée de la fréquenter mais jamais il ne lui avait interdit. Et sa sentence était irrévocable.

« Mais pourquoi ? J'ai rien fait du tout.

- Je veux pas que tu finisses comme ton frère.

- Pourquoi je devrais me faire réprimander pour ce qu'il a fait lui ? J'ai rien fait du tout.

- Si, tu es devenue une voleuse et c'est à cause de ton amie.

- C'est parce qu'on a pas un sou que je suis devenue une voleuse ! »

Son père la gifla à son tour.

« C'est pas comme ça que je t'ai élevée, et tu devrais nous être reconnaissante pour tout ce qu'on a fait pour toi. C'est comme ça que tu nous remercies, en devenant une délinquante ?

- Me prend pas pour Pietro. Aux dernières nouvelles j'ai pas fait de prison comme lui. »

Deuxième gifle.

« Ton frère a fait une erreur.

- Et pourquoi moi j'aurais pas le droit d'en faire une aussi ? »

Cette fois-ci elle ne put retenir ses larmes. Elle s'enfuit dans sa chambre en bousculant sa mère sur le passage.

« Qu'est-ce qui lui arrive encore ? » s'offusqua-t-elle

Mia se précipita sur son lit et enfouit sa tête dans l'oreiller. Marina n'était pas encore rentrée de l'école, elle pouvait alors pleurer de tout son saoul sans que sa petite sœur ait à voir ça. Elle sortit une petite boîte de dessous son lit. Elle en sortit quelques photos, des photos qui lui étaient cher. Dedans il y avait des polaroïdes de sa petite sœur Marina, et aussi beaucoup de photos d'Aïsha. Elle en prit une en particulier où les deux filles étaient ensemble ; c'était sa préférée. Mia l'avait prise elle-même alors elle était mal cadrée, mais elle trouvait que cela faisait son charme. Aïsha était souriante comme toujours. Mia souriait également alors que c'était rare de la voir ainsi.

Elle colla la photo contre sa poitrine. Aïsha était quelqu'un de vraiment très cher pour elle et elle ferait n'importe quoi pour elle.

Mia commençait à s'endormir en rêvassant quand son frère entra soudain dans sa chambre.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? » dit-il en lui volant les photos des mains.

« Touche pas à ça, c'est à moi ! »

Trop tard. Pietro était déjà en train de les feuilleter une par une. Son sourcil se leva lorsqu'il vit celle avec Mia et Aïsha.

« Encore elle, mais c'est pas vrai ! On t'a dit de pas traîner avec ça. Allez. »

Il déchira énergiquement la photo en deux avant de balancer les morceaux à la tête de sa sœur en riant. Mia regarda la scène tétanisée.

« T'as pas le droit de faire ça !

- Et toi t'as pas le droit de voir cette fille et tu le fais quand même. »

Mia se leva brutalement avant de se ruer vers son frère et de lui donner un coup dans les côtes. Ce dernier ne sourcilla même pas. Il se contenta de l'éloigner de lui pour qu'elle arrête de le frapper. « Arrête avec tes bêtises maintenant et reprends-toi. »

Mia pleura encore une fois. Elle se précipita à la porte d'entrée en poussant son frère avant de la fermer énergiquement derrière elle sans rien dire à personne.

« Mais où elle va ? entendit-elle sa mère dire

- T'inquiète pas, elle va revenir. »

Non c'est faux, je reviendrai jamais ! Je reviendrai jamais et ce sera bien fait pour vous !

Elle courut le plus loin possible, le plus loin possible de cette famille qui ne la comprenait pas. Et surtout, de son frère. Il lui avait toujours fait peur mais depuis qu'il était revenu de prison c'était autre chose. Il avait comme un regard plus dur et menaçant.

Mia arriva enfin au centre ville, essoufflée. Elle s'arrêta un moment sur le bord du trottoir pour réfléchir à sa situation. Bien, maintenant réfléchis à ce que tu peux faire ; tu peux aller chez Aïsha. Mais non ! Ses parents voudront jamais. Tu peux...

Une voiture klaxonna droit dans son oreille.

« Dégage de là petite ! »

Mia se leva, confuse. Elle regarda autour d'elle ; tous ces gens qui semblaient lui passer au travers et qui la bousculaient sans sourciller, la tombée pesante et angoissante de la nuit qui s'abattait dans un petit ciel gris et maussade. Elle se sentit soudainement vaciller. Elle eut du mal à respirer et elle sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. Il fallait qu'elle parte de là, sinon elle allait s'évanouir.

Le souffle court, Mia s'esquiva rapidement dans une ruelle. Tout sembla plus calme tout d'un coup et un doux brouhaha remplaça les cris stridents de la foule. Elle se posa tranquillement au sol. Ce n'était pas la première fois qu'elle faisait ce coup-là et même si elle savait très bien qu'elle allait rentrer d'un moment à l'autre elle savoura ce petit instant de solitude. Elle en avait bien besoin vue comment ils vivaient les uns sur les autres à la maison. Parfois elle aimerait être fille unique mais elle pensa à sa petite sœur et l'idée lui partit vite de la tête.

Elle ne savait pas depuis combien de temps elle resta là mais elle finit par se lever. L'humidité de l'air et le vent frais avaient remplacé la chaleur prenante de la foule et elle avait maintenant un peu froid. Elle plongea ses mains dans son manteau. Maintenant qu'elle était calmée elle pouvait profiter un peu de l'instant avant de penser à rentrer chez elle.

Mia sillonna les rues. Elles semblaient bien plus calmes à présent. Elle passa devant la grande enseigne où elle avait essayé de voler le jouet pour sa sœur ; elle enfonça sa capuche par peur de se faire voir mais ils l'avaient sûrement déjà oubliée.

Elle marcha jusqu'à tomber devant un prêteur sur gage. Elle regarda un instant la vitrine ; des instruments de musique, des appareils électroménagers et même... quelques bijoux. Soudain intéressée, elle décida d'entrer.

La cloche fit un joli son lorsqu'elle entra. Le prêteur était déjà occupé avec un client alors il ne fit pas attention à elle. C'est seulement lorsqu'elle s'approcha de la marchandise qu'il parut l'apercevoir.

« On touche avec les yeux petite. »

Mia acquiesça. Elle balaya le lieu des yeux.

Il n'y avait qu'elle et un autre client qui voulait vendre une télé. C'était la première fois que la jeune fille entrait dans un prêteur sur gage ; sa mère lui avait toujours dit que c'était des antres pour les voleurs.

Une collection de guitare se tenait derrière le vendeur et, devant lui, des petites vitrines qui montraient principalement des montres et des bijoux. Une bague en particulier avec une petite pierre rouge attira son attention.

« Qu'est-ce que tu veux ? »

Mia sursauta. Le gros vendeur s'était planté devant elle, l'air méfiant et l'œil vif. Il devait avoir l'habitude des petites fouines ici.

« Excusez-moi, cette pierre-là, c'est un rubis ?

- Non c'est un grenat. Tu veux la voir ?

- S'il-vous-plaît. »

Le prêteur la sortit de sa vitrine. C'était une toute petit bague minuscule qui tenait un simple grenat. Elle avait l'air un peu poussiéreuse mais avec un peu de nettoyage elle pourrait être magnifique. Elle pensa immédiatement à Aïsha. Elle alla pour la prendre quand la main du vendeur se mit sur son chemin.

« On touche avec les yeux j'ai dit.

- Ah... vous la vendez combien ?

- C'est une belle bague, du bel or et du beau grenat. Cent dollars... allez, quatre-vingt parce que t'as une bonne tête.

- Oh... »

Mia réfléchit. Elle n'avait pas ce montant-là, même dans ses économies. Elle regarda derrière elle si quelqu'un venait mais il n'y avait personne.

« Bon, tu la prends ?

- Euh, oui... non.

- Bon bah dans ce cas tu dégages. »

Quelqu'un entra enfin. Le prêteur leva le nez une seconde pour accueillir le nouveau client. Une opportunité !

Mia s'empara rapidement de la bague avant de partir précipitamment. Elle se rua dans la rue en bousculant des passants.

« Eh, reviens ! » entendit-elle au loin mais elle ne se retourna pas. Elle s'arrêta de courir seulement lorsqu'elle fut complètement épuisée.

Elle était allée loin du centre ville mais elle ne s'était pas perdue pour autant. Elle connaissait très bien la ville. Une bouffée d'adrénaline lui était montée à la tête ; elle n'oserait jamais l'avouer mais elle aimait voler pour toutes les sensations fortes que cela lui procurait.

Elle s'arrêta un moment pour reprendre son souffle. Elle en profita pour admirer son butin ; une belle petite bague pour jeune femme, toute mignonne. Mia était sûre que cela irait à ravir à Aïsha. Heureuse d'elle, Mia prit le chemin du retour en se souciant peu de ce qu'il pouvait lui arriver en rentrant.

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