Rufus se rue

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Cycle notarial #1

D.13.12.20

« Мой дядя - великий человек. Наверное станет улицей. »
Mon oncle est un grand homme. Sans doute, il deviendra une rue.
А. С. Острякина

Un jour que je me promenais en ville aux côtés de mon oncle, il m'annonça très intempestivement qu'il mourrait le soir même, et que je serais la dernière personne à le voir en vie. Je me trouvais bien embêté, car ce genre de situation me gêne franchement. Quand on se retrouve soudain traîné face au précipice de l'éternité, on ressent comme un besoin de passer des moments inoubliables, de discuter à s'en racler le fond des mots. Pourtant, je suis resté comme engourdi.

L'oncle Rufus avait consacré son existence entière à lutter contre l'oubli. Déjà tout jeune, il apposait sa marque sur le moindre jouet qui lui passait sous la patte : que je le gribouille par-ci, qu'on l'y marque par-là. L'adolescence nourrit l'ambition, il voulut être notifié à plus grande échelle, et les murs du lycée saluèrent ses graffitis balbutiants. Rufus ne fut pas long à se faire pincer, car il signait ses œuvres, et on le recadra dans le droit chemin. Il devint professionnel de la signature, noueur de contrats, impacteur de vies humaines ; il cloua sa plaque au palier, fier de présenter au monde l'office notarial de Maître Rufus Dufresne. Nous rayonnions dans les faubourgs de la capitale : on y épousait, divorçait et décédait en notre nom. Les faubourgeois les plus respectables se pliaient devant la probité des Dufresne, et consignaient leur honneur tout entier dans l'espace étriqué de ces huit lettres diplômées.

Mon oncle connaissait la fierté que je tirais de lui ; il m'invitait pour deviser magouilles et tuyaux.

Je croyais ainsi me former à le seconder, non pas à lui succéder si tôt. Rufus me prit par le bras : désormais qu'il s'était marié en son propre nom, qu'il avait quitté sa femme en son propre nom, il ne pouvait pas mourir tout seul, et il serait hors de question de faire appel à une autre signature qu'une qui commençât par « Du » et finît par « fresne ». J'exécuterais le testament, et reprendrais le cabinet pour poursuivre son ouvrage. La situation me plongeait dans un trouble sans égal : nous avions pour règle de ne jamais parler affaires en dehors du bureau, et puis je voulais profiter des derniers instants en sa compagnie. Je m'en offusquai soudain, n'y tenant plus.

Oncle Rufus adopta une mine sombre, et m'invita à regarder tout autour de moi. Nous naviguions dans une allée somptueuse, bardée de fleurs jusqu'au moindre recoin. Des tombes jonchaient le bas-côté. Quelques croix s'élevaient parmi les ex-voto vengeurs.

« Neveu, ne m'en veux pas. Le nom que nous portons est devenu trop grand pour mon petit corps, trop grand pour notre famille, il dégueule des bourgeons de notre arbre généalogique. Il faut l'élargir, laisser les foules anonymes s'appuyer sur lui, s'y bouturer quotidiennement. J'ai échangé avec le maire : plus de piétons sont écrasés dans cette rue en un mois que dans le reste du pays en un an. Les urbanistes ont échafaudé une grande opération : cette nuit, nous lèverons cent ralentisseurs, nous serpenterons la chaussée de chicanes, nous bétonnerons dix kilomètres de glissières par-dessus les bordures des trottoirs. Mais par-dessus tout, la voie sera renommée allée Dufresne. Ce sera affiché à tous les croisements. Les esprits pénétrés de syllabes n'auront d'autre choix que d'obéir : à Dufresne, ils freineront. »

« Pourquoi cette grimace ? C'est le destin de tous les notables ! Nous finissons tous rues, cours, impasses ! Les notaires étant les plus noteurs de tous les notables, nous notifions : nous servons de repères communs. J'ai rendez-vous ce soir avec le département de la voirie affilié à la viation. Pour eux, c'est une routine : ils me fourreront dans un compresseur, et mon nom s'étirera en une pâte élastique. Une bétonnière se chargera de l'étaler sur la chaussée, tandis que les gars aspergeront les façades. Au matin, je serai devenu cette rue. D'habitude, le processus n'est engagé que de manière posthume. Mais chaque semaine d'atermoiement revient à un autre gamin sacrifié aux chauffards. Aucun autre Dufresne n'est assez grand homme pour supporter la charge. Le devoir m'appelle, les futurs piétons ont besoin de ma signature ; plus personne n'a besoin de ce corps : ma femme n'en a pas voulu pour enfanter, et je t'ai enseigné tout ce que je savais. »

« Neveu, ne m'en veux pas : tu prendras ma suite, et tu deviendras plus grand homme que je ne l'ai jamais été, car ce que j'ai appris au cours d'une vie, je te l'ai offert ; cinquante ans d'avance, rends-toi compte ! Ton nom remplira toutes les bouches, il fera saliver jusqu'aux princesses, que tu te feras épouser les unes après les autres. Et quand tu seras vieux grabataire, l'office de viation viendra te chercher. On t'arrachera quelques reliques à fourrer au panthéon, et le reste sera coulé dans une avenue, voire un boulevard, comme les saints et maréchaux ! Tu soutiendras les foules, accueilleras les défilés, les chars et les barricades ! Tu auras complété mon curriculum viae ; les Dufresne seront l'artère de ce monde. Va, coule, vogue, et me vante. »

Comme la larme lui roulait à la pommette, il s'enfuit.

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