ils s'assoient

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L/25/11/2019

Je ne peux pas admettre qu'il y ait une chaise sans qu'il y ait personne pour être assis dessus : le siège suppose la séance, sinon on ne peut pas vraiment dire que c'est un siège. Or, nous l'appelons siège dès la confection et dès l'achat : je me demande donc qui se charge d'être assis sur les chaises lorsqu'en apparence aucun homme n'y est, de telle sorte qu'on les appelle justement toujours chaises, et qu'il nous est possible de les retrouver dans toute l'utilité de leur fonction. Plusieurs possibilités alors : ou bien se couplent d'inquantifiables dimensions complémentaires, décalées d'autant de temps les unes des autres (Imaginons que je m'assoie deux heures sur telle chaise ; dès que je me lèverais, je me rassiérais dans un autre monde, deux heures durant, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'entièreté du temps soit recouvert de pareils cycles fonctionnels. Ainsi, en revoyant la chaise, une intuition quantique nous rappelle son essence)... ou bien les chaises gardent quelque chose de ce qui s'est assis sur elles. Voilà vraiment le plus plausible : les deux heures passées sur le siège l'imprègnent en quelque sorte d'un infime morceau d'existence. On comprend alors aisément ce qui donne aux trônes un air si princier, aux divans une senteur de calife, aux prie-Dieu une aura de cénobite : ces sièges de spécialistes recueillant chaque jour de grandes bouffées d'instants d'un seul et même individu, ils se forgent à leur image, peu à peu embaumés de sueurs de séants. D'où l'exigence des pères sévères qui briment les enfants entrés par effraction dans leur bureau : il ne faudrait pas prendre le risque que le garnement s'assoie sur le fauteuil et dénature ainsi sa saveur d'austérité, son esprit de maturité laborieuse et responsable. Tout serait sans dessus-dessous : le père serait pris de rêveries niaiseuses intempestives, obstacle pérenne à son sérieux, et il ne fait nul doute que la géniture serait par là même atteinte d'une étrange mélancolie, et l'on verrait pousser une ride stoïque sur le petit front juvénile. En résulte que ce qui fait la chaise, c'est la séance, et une table sur laquelle on s'assiérait tous les jours n'en serait pas moins chaise. Cependant on observe une foule de chaises sur lesquelles s'assoient plusieurs personnes différentes tous les jours, ainsi que dans les écoles. Et comme personne ne lave jamais vraiment le cul des chaises (à quoi bon ? dira-t-on), s'accumule au fil des ans une montagne d'empreintes de fesses, gravées sur la paille en d'insondables strates. On ne saurait alors s'empêcher d'imaginer l'étrange chimère d'homme qui s'échappe de chacun de ces meubles anodins, qu'on s'applique au derrière sans même réfléchir : quelle masse de visages, de pensées et d'émotions doit s'infuser en nous ! Vient un instant où tant d'hommes assis se superposent que toute particularité fane : on ne voit plus que les traits communs à tous, et se retrouve confronté au parangon d'un genre. Ainsi la chaise de lycée exhale l'idée pure de lycéen, et modèle les nouveaux arrivants sur cette base, de même que la chaise de bureau ensommeille comme un petit fonctionnaire, que le fauteuil de théâtre excite et rafraîchit, nous fait sortir de nous-mêmes, pour que ne reste que le spectateur.

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