De Raince languit

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Cycle des Télrange #4

13/06/2019

Le chevalier De Raince tapotait en rythme les mailles de sa cotte, impatient que ce soit son tour. À côté de lui, Jean Jijage était assis. Le prud'homme ôta son heaume, balança au voisin :

"Oyez, vovs semblez force pevr tenir, messire. Qvel est vostre nom ?

- Zean Zizaze, zonzonna le zozoteur. F'est la première fois que ze sanze de bousse... fa me ftreffe.

- Sevlement vostre langve, mortegvienne ! Je sovle aller céans ; n'ayez nvlle crainte."

En effet, l'orthophoniste Lang Télrange (encore un) était mondialement connu pour sa méthode miracle : la greffe de langue. Dès qu'il eut inventé le procédé, il s'empressa de le faire breveter, puis perfectionna ses techniques. Désormais, il fallait attendre des mois et des ans avant seulement d'espérer pouvoir prendre rendez-vous. Ce jour-ci, à grands coups de pots-de-vin et pistonneries, le chevalier De Raince avait obtenu un troisième rendez-vous : né homme du siècle curieux des mots, il s'était tout d'abord fait accrocher la langue d'un aborigène, pour passer quelques temps au sein de ces sociétés dépérissantes, et parler aussi bien qu'eux. Las de ces ethnotteries, Lang lui avait installé la langue momifiée d'un médiéval : le simple patient était devenu chevalier. Mais bien vite encore il voulut goûter à quelque parole supérieure, autre. Il s'était donc réservé la plus exotique des langues de l'orthophoniste, encore jamais essayée par personne.

Jean Jijage fut appelé ; il sourit de toutes ses joues, puis disparut doucement dans le cabinet obscur. En tendant l'oreille, on entendait quelque supplique, mais les patients ne voulaient penser qu'à leur parfaite prononciation future, et faisaient les durs de la feuille. Enfin Jean sortit, tout chose, pila face à De Raince, découvrit les dents et dit :

"Je juge sage d'agir avec joie en cette juste situation, foi de Jean Jijage."

Le chevalier sourit pour exprimer son empathie, mais il se forçait un peu : il avait vu la langue du bougre, bleue et boudinée, un organe locauste, sans doute extrait d'un noyé.

Et ce fut son tour. Messire De Raince serra la pince de Lang, et contempla les larges présentoirs où se lamentaient de frétillantes lamelles linguistiques. L'orthophoniste était tout excité d'enfin sortir sa mallette à langues mortes de sa cave. Son gros doigt de docte dansait entre les colonnes de vieux Romains, d'antiques Grecs, de vétustes Araméens et d'antédiluviens Atlantes. La dernière de toutes, noir charbon strié d'or, avait dû appartenir à un poète d'un peuple inconnu, antérieur au monde même. Le chevalier De Raince sentait la magie pulser dans ce monceau de chair morte : enfin il pourrait dire des mots ignorés de tous, des psaumes à de sublimes dieux oubliés ! Souriant, il écarta les lèvres et se laissa charcuter.

Après quoi il se leva, et s'écria :

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