je cours

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29/01/19

Le gars au mégaphone nous a dit qu'il y en avait peu à avoir couru aussi loin que nous. Nous étions les meilleurs, chevilles bétonnées et cuisses d'acier, quand tous les gringalets s'étaient écroulés des lieues plus tôt, ou bien avaient joué de paresse et quitté la course dès les étapes préliminaires. Et puis il a pointé l'horizon, que les regards ont pointé à leur tour : au premier qui l'atteint ! Pas de top départ, je n'ai pas levé l'œil que les plus prompts ont déjà bondi.

Taïaut ! Hors de question de les laisser prendre de l'avance : c'est la ruée vers le plus loin, où ça se piétine et pousse dans la cohue. Nous n'en sommes plus aux premiers pas, et sommes bien vite lâchés dans les terres sauvages, foulées par les plus braves seulement. Pour cause ; on nous fait piétiner pieds nus les chardons ardents, les ronces barbelées et les cailloux tranchants, on se déchire la plante pour mieux recroûter la calotte. Ni fleuve ni pic ni bête féroce n'est obstacle suffisant pour nous sonner. Les chemins nous éreintent en égratignures, travaillent la chair et l'affermissent.

Le temps s'efface face à tant de défis. Voilà bientôt plus d'un an que je cours, siestant dans les trous d'obus, buvant dans les flaques et guettant la moindre créature comestible sur mon passage. Plus d'un an, et pas un brin plus proche de l'horizon qu'au départ. Et dire que dans quelques mois à peine, les meilleurs des meilleurs se verront ouvrir les portes de l'Aînesse, où l'hydromel coule à flot, où il pleut des lauriers ! D'autres que moi se sont bien mieux appliqués à la tâche cependant, et triment mille lieues devant.

À bout de souffle, je pousse un autre ahan, qui suffit à me distraire de l'irrégularité du terrain. Je sens ma cheville se tordre sous mon poids. Je vole, m'affale et roule la pente. C'est un gouffre d'ennui, malheur ! Comment courir au plus loin maintenant ? Ma chute est amortie par une bulle d'encre à viscosité pétroléenne, où je m'encrasse sans espoir de débarbouillement. Depuis si longtemps, je ne me suis pas replongé dans la chaleur molle de ce bouillon noir. Il enivre les sens, inhibe toute préoccupation. Aussitôt l'horizon n'est plus en rien tangible ; mieux : je veux l'oublier.

Je ferme les yeux, m'immerge tout entier : le bain d'encre me souffle des idées folles, des idées vaines, de celles qui ne valent rien à long terme. L'encre se tresse, ses courbes s'enlacent et forment des lettres, absurdes d'abord, elles se révèlent ensuite dans leur intime splendeur. J'écoute ce qui se trace doucement, et sens une sorte de chahut émerger du néant alentour. Il se précise, et je reconnais la gaîté d'une ronde où l'on chante un air inconnu. La mélodie ne tend vers rien, n'accepte aucune règle et se pose simplement, là, sur le canevas de l'existence. Je savoure cet instant, qui passe sans s'appuyer ni s'élancer sur aucun autre.

Et je me dis qu'il est étrange, ce monde où le seul moyen de fuir, c'est d'arrêter de courir.

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