Numa

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Numa rassemblait le strict nécessaire, comme il l’avait fait de nombreuses fois auparavant, dans sa première jeunesse. L’équipement « aérodynamique », comme il aimait l’appeler. Des vêtements thermorégulateurs, des en-cas sous vide, une lampe frontale, une radio de poche et une carte de crédit.

Annie partirait vers l’Est, lui vers l’Ouest, suivant les sentiers préexistants.

Le groupe perdait deux membres, mais le prochain départ n’était programmé que pour dans deux semaines. Dans les dix prochains jours, il fallait donc réussir à convaincre Enara de repartir avec eux.

Il espérait secrètement la retrouver avant Annie, car c’est lui qui connaissait le mieux son caractère explosif. Il avait dû apprendre à l’apprivoiser, à employer les bons mots et à détourner son esprit de contradiction.

Dernièrement, il avait senti naître en elle un besoin d’émancipation, il guettait le moment du débordement, mais il fut surpris par sa fuite, elle qui tenait tant aux confrontations.

Le village le plus proche était à quatre heures de route, et malgré son départ précipité, Enara ne laissait pas le hasard guider ses pas. Numa avait choisi l’Ouest pour cette raison, l’autre chemin se perdant, sur des dizaines de kilomètres, dans les sillons montagneux.

Le seul problème était le temps, elle avait dû quitter les lieux à la nuit tombée, il ne serait pas aisé de la rattraper. Pourtant, le quarantenaire partit en milieu de matinée, sans aucun désespoir, certain qu’il ne s’agissait pas d’une volonté de disparaître de sa part, mais bien plus d’une prise de recul essentielle. Enara avait besoin de savoir si la solitude modifierait ses points de vue, si l’indépendance bouleverserait son rapport au monde.

Au village, il n’eut pas de mal à obtenir la direction de sa nouvelle trajectoire, une étrangère ne passe pas inaperçue dans un lieu reclus comme celui-ci.

A mi-chemin du retour, Marco fut abasourdi de voir une deuxième âme errante parcourir cette route interminable. Bien que doutant fort de l’existence des coïncidences, il s’arrêta surtout pour alerter le marcheur de la durée de son périple. Il ne fut pas surpris, donc, que l’homme le questionne sur la jeune femme. Marco lui confia son double sauvetage, incapable de se méfier du regard débordant de bienveillance qui le fixait.

Dans la voiture, lancée en direction de la ville, pour la deuxième fois de l’après-midi, Marco interrogea son passager sur le lien qui l’unissait à cette énigmatique personne.

Il apprit, non sans étonnement, que cet homme, à l’accoutrement d’un marathonien, était le professeur de philosophie d’Enara (cette fois il avait osé demander son prénom).

Numa était doté d’un charisme qui ne passa pas inaperçu auprès de Marco. Il faisait preuve d’une inouïe générosité relationnelle et, à l’inverse d’Enara, il se montra très loquace, tout le long du trajet. Absorbé par le fil de la discussion, Marco n’eut même pas l’occasion de se renseigner davantage sur l’homme, sur la fuite de sa protégée, ou sur l’endroit d’où ils venaient.

Arrivés en ville, Marco offrit son aide pour retrouver Enara. Il suggéra l’office de tourisme en première intention. Celui-ci fermait ses portes dans peu de temps, tout comme l’ensemble des commerces. Il restait les bars et restaurants, mais Numa doutait de la possibilité de retrouver la rebelle dans un lieu fréquenté. A la place, il demanda à Marco de l’emmener à la médiathèque.

La fermeture était prévue dans dix minutes, le philosophe partit explorer les salles, pendant que son guide surveillait l’entrée. Cinq minutes plus tard, il la vit franchir la double porte vitrée, une liasse de prospectus à la main. Elle regarda tout autour d’elle et finit par apercevoir Marco, qui l’observait tranquillement.

Elle n’eut pas le temps de réagir, que Numa sortait à son tour, la mine déconfite, se dirigeant vers le trentenaire. Stupéfaite devant cette paire improbable, Enara ne bougea pas jusqu’à ce qu’ils viennent à sa rencontre. Les yeux de son mentor étaient de nouveau brillants de bonté, elle fut heureuse de le voir, même si elle n’en montra rien.

Ils avancèrent de quelques pas, laissant Marco derrière eux. Comme de coutume, Numa brisa le silence, s’enquérant de l’état de son élève. Elle ne répondait pas aux questions évidentes, en particulier à cette personne qui l’avait habituée à des dialogues hauts en couleur. Numa poursuivit, serein comme toujours, la questionnant maintenant sur ses projets immédiats. Il n’était pas venu jusqu’ici pour lui dire quoi faire, il cherchait juste à maintenir entier le fil qui les reliait.

Enara laissa tomber le bouclier, soulagée de pouvoir enfin confier ses craintes et ses doutes. Elle avait peur de tous ces gens qui grouillaient aux quatre coins de son champ de vision, du bruit permanent qui sifflait à ses oreilles, de cette odeur brûlante qui rappait ses narines. Elle ne savait pas où aller, ni quoi faire, mais elle ne voulait pas non plus qu’on prenne ces décisions pour elle.

Numa lui donna de l’argent et griffonna une adresse sur un bout de papier qu’il lui tendit. Le Centre le plus proche. Elle pourra y poursuivre ses études, travailler à côté et découvrir la vie citadine tout en résidant au vert. Cet être qu’elle avait toujours admiré, lui offrait le projet qui lui manquait, en lui laissant une marge de manœuvre idéale pour combler son besoin d’indépendance.

Elle le serra dans ses bras, contenant péniblement les larmes qui voulaient jaillir. Elle aurait aimé rentrer sagement avec lui, mais elle sentait que ses peurs l’appelaient à venir les combattre.

Marco les emmena dans une épicerie encore ouverte, où Enara acheta un portable jetable. Elle confia son numéro à Numa, et récupéra aussi celui de l’homme silencieux, qui par deux fois l’avait aidée, sans réclamer aucun détail. A son entrée dans ce monde, il avait été un emblème du respect, sacrifiant sa curiosité pour le règne du silence, elle ne l’oublierait pas.

Les deux hommes quittèrent Enara au crépuscule. Elle dormirait, pour la première fois, dans une chambre d’hôtel, seule, mais embrassant sa solitude.

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