Avant la prochaine représentation

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En réalité je n’ai jamais le temps de dire tout ça. Dans la vraie vie, les clients viennent rarement pour rêver.

A part ceux-là peut-être ? Mais que font-ils ? Ça fait une heure qu’ils sont devant le rayon des whiskies. C’est un couple d’une trentaine d’années, ils se tiennent par la main, le regard vague, blousons et bottes de motard, cheveux longs, écharpes indiennes et bonnets péruviens. Le visage fin et délicat tous les deux, ils sont beaux. Je n’ai pas osé les déranger en leur offrant mes conseils, ils ont tissé une petite bulle d’intimité autour d’eux comme s’ils étaient seuls au monde.

Il n’y a plus qu’eux dans la boutique à part la vieille dame de l’immeuble en face qui vient toujours au dernier moment, lorsque l’on a tout ramassé, et qu’on pense être peinardes, ça y est la journée est enfin finie. On dirait qu’elle le fait exprès, qu’elle a une revanche à prendre, laquelle ? Ou alors c’est la venue de la nuit qui l’angoisse, elle a besoin de voir du monde, de parler à quelqu’un. Elle est à la retraite, elle a toute la journée pour venir, mais non, elle arrive toujours à l’heure de la fermeture pour un paquet de biscuits au gingembre ou un pot de marmelade à deux euros vingt-trois, nous obligeant à refaire la caisse pour une misère.

Les petites pièces semblent douées d’une vie propre et maligne, les vingt centimes sautant dans la case des dix centimes, les pièces de un centime s’ingéniant à glisser sous le comptoir dans des recoins inaccessibles. La vieille voisine prend son temps, serrant contre elle son chien de poche qui lui ressemble étrangement, petite boule aussi frisée que sa permanente fatiguée, avec des yeux à la fois fouineurs et apeurés, alors qu’elle sait très bien que les chiens ne sont pas admis dans les commerces de bouche. Mais allez la chasser ! Elle nous parle toujours de son fils qui doit venir la voir et qui ne vient jamais, elle répand des potins sur les vieux et les jeunes du quartier, c’est notre gazette locale.

Tout en l’écoutant dérouler sa litanie journalière, je scanne rapidement les étagères, un coup de plumeau sur les mugs ici, un réassort par là, je replie mécaniquement les pulls et les chemises, à la feuille, comme il faut, pour leur donner du volume et créer un présentoir parfait de vêtements, bien alignés, légèrement gonflés, dans une harmonie de couleurs parfaite, comme il est conseillé dans le manuel chimérique du vendeur idéal. Mais elle possède une certaine tendance à se répéter, à radoter un peu, tous les jours la même rengaine.

Parfois je me dis qu’on devrait ajouter assistante sociale à notre titre ronflant de conseillère de vente payée au lance-pierre quand nous contribuons non seulement à enrichir la marque mais à tisser du lien social dans la vie du quartier, petites fourmis corvéables à merci, même le dimanche, adieu la vie de famille, mais aussi oreille bienveillante au rendez-vous des solitaires de la ville qui viennent se réchauffer dans ce petit havre encombré, débordant de marchandises colorées sensées nous emmener en voyage par les sens.

Aujourd’hui, c’était dégustation du thé « Sur la Route de Galway », mélange de thés noirs de Chine et de Ceylan, aromatisé aux écorces d’orange et au caramel, miam ! J’ai beau savoir que c’est le même thé intitulé « Etoile du désert » ou « Jardin des délices » par exemple dans d’autres magasins, quelle importance ! Je crois fermement qu’on a toujours en nous le petit garçon ou la petite fille que l’on était qui aimait tant les contes que son père ou sa mère lui racontait le soir pour l’endormir. Sinon, pourquoi aimons-nous tant les romans ou les films de fiction, pourquoi nous attachons-nous à des personnages dont on sait très bien qu’ils n’existent pas ? On suit leurs péripéties avec gourmandise, on vibre avec eux, on rit, on pleure même quand leur vie est dévastée, comme s’ils faisaient partie de notre famille.

Allez stop, redescends sur terre, ma vieille, les sept heures commencent à être largement dépassées, je vide le nectar soi-disant irlandais dans le lavabo et je lave la théière, j’ai encore ma caisse à faire et l’aspirateur à passer, les commandes sont passées, j’ai dit à Anaïs et à mon neveu de rentrer, il va falloir que je vire mes amoureux et que je renvoie gentiment ma petite mémé, j’ai six jours de travail non-stop dans les pattes, j’aimerais bien rentrer chez moi. Chez moi ? Mais n’est-ce pas ici chez moi ? Je ne sais plus. Je suis si fatiguée. Ça y est, enfin, les lumières sont éteintes, l’alarme est mise, le rideau de fer tombe lentement sur la pièce de ma vie. Avant la prochaine représentation. Trois cent représentations par an. A guichets ouverts…

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