L'ENFANCE MEURT DANS LES FRICHES INDUSTRIELLES

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 Quand j'avais treize ans, j'avais en tout et pour tout deux amis. On faisait tout ensemble, comprendre : les pires conneries possibles. En face de chez moi, il y avait une grande usine désaffectée, haute comme un immeuble de trois étages, avec ses grandes fenêtres brisées par endroits. L'endroit parfait pour nous. Il y avait trois grands bâtiments distincts, dont un dans lequel il était difficile d'entrer et un autre qui n'avait même pas de porte. Mais surtout, qui s'élevait de tout ça comme un doigt d'honneur au reste du monde, autre chose. Je ne sais pas si c'est le meilleur mot pour le décrire, mais c'est le premier qui nous est venu à l'esprit : une tourelle.
 Comme quand j'ai visité Auschwitz, je l'ai senti. Son esprit, sa grâce, son souffle. Bien sûr, ça n'avait rien d'aussi dur à supporter que les émanations morbides du plus grand cimetierre à ciel ouvert du monde. Mais croyez moi, ce vieux salopard se défendait plus que bien. Á se tenir là, devant ce bâtiment en ruine, on était devant le manoir d'un roman gothique, dans un film de Tim Burton, on était aux portes de la maison Usher, et on en sautait le portail pour découvrir ses secrets.
 Parmis ces allées et ces bâtiments vides où la nature avait finalement repris ses droits, ni sorcières ni cultes sataniques. Juste nous, avec nos packs de bières, nos pétards et nos barres de fer.

 On allait toujours en haut de la tourelle, en essayant d'éviter les ronces et de ne pas tomber en arrière en escaladant l'échelle rouillée. En haut, on voyait loin sans aucune chance d'être vus. C'était un lieu pour parler de tout ce qu'on osait pas évoquer ailleurs, ou alors en murmurant. Parler d'amour surtout, pour nous c'était dingue. Aucune fille ne s'intéressait à nous en ce temps là. On les aimait juste de loin, doucement, sans un bruit, depuis le fond de la cour où on fumait des clopes.
 C'était le temps des premières ivresses. Dans l'amour et le sexe, du moins l'idée qu'on s'en faisait. Dans la bière, le vin et le shit volé à mon père, surtout. Tout devenait pur, tout devenait simple. Si on avait de la chance, on pouvait apercevoir une de mes voisines quand elle prenait sa douche, la fenêtre ouverte, ou deux clodos qui se battaient au loin. C'était nos premiers spectacles, le sexe, la violence... On a finit par prendre part à la danse macabre plus tôt que prévu.

 Ce lieu était une cathédrale où on priait le mystère. Le plus grand et difficile d'accès des bâtiments qui la composaient nous térrifiait, parce qu'inconsciemment, on savait que si y rentrer était difficile, en sortir le serait tout autant. Á l'intérieur il y avait des machines sans âges, toutes sortes de vieux outils obsolètes et les restes de ce qui avait jadis dû être un squat. Des escaliers montaient dans des étages sans lumière, où vivaient des rats et où nôtre imagination projettait des ombres inquiétantes, lovechraftiennes. C'est là qu'on était quand c'est venu à nous.
 On les a entendu avant de sortir les voirs. Trois types qui peignaient à la bombe sur les murs. Ils nous ont sans doute empêchés de tomber dans la déliquance en nous laissant essayer. Et ce jour là, ça a été l'épiphanie. Ils nous avaient toujours tenus hors de leurs monde, eux, les autres, les petits chefs et les pétasses populaires. Ils pouvaient continuer, on en avait plus rien à foutre. Une bombe de peinture, une nuit, et c'était nos noms qui étaient inscrits sur leurs murs. Le monde tel quel ne nous appartenait pas mais on pouvait le remodeler à nôtre image et on avait le lieu parfait pour faire nos armes. L'Art était devenu le dieu que nous venions prier dans ces ruines.

 Et c'est en venant prier que nôtre enfance est morte. On avait entendu du bruit derrière la seule porte qu'on avait jamais jugé utile de franchir, alors on l'a poussée. Ils étaient là, assis les uns contre les autres, sous de vieilles couvertures à se faire tourner une seringue en chauffant de la poudre dans une vieille cuillère. Il y avait cette fille avec un sourire désolé sur le visage, qui devait être belle avant.
 Alors on a fait le tour de la friche industrielle en remarquant ce qu'on avait jamais remarqué avant. Les seringues, les flacons de méthadone. Le sang par endroit sur les murs. Il y avait une vieille camionette qui en regorgeait, de sang. Et il y avait quelque chose dont le souvenir me met le coeur à l'étau. Des souvêtements de femme, déchirés, souillés de sang et de foutre. Où étions nous? Qu'est-ce qu'ils avaient fait de nôtre terre sainte? Comment dieu avait-il put les laisser faire ça à cet endroit, ce sanctuaire? Comment avait-il put les laisser empoisonner son âme?

 Je n'y suis retourné que bien plus tard, à l'époque du lycée. Maintenant j'intérressait les filles, j'avais même une bande d'amis. Je les ait amené là bas pour dévaster l'endroit. Ils frappaient avec fureur sur tout ce qui pouvait être brisé, comme autant de coups de barre de fer sur les restes de mon enfance. Une amie à moi qui ne prenait pas part à l'action m'a dit plus tard que je m'étais retourné vers elle avec un plaisir bestial sur le visage, et je la crois.

 J'amenais des filles là bas, la nuit, pour leur montrer les vestiges d'un autre temps de ma vie. Elles avaient peur et se serraient contre moi, parce que je ne ressentais pas la même chose. C'est un des drames de l'existence, oublier la peur des ténèbres, parce qu'on les ressent en soi bien plus opaques qu'à l'extérieur.

 Maintenant qu'ils l'ont détruit, je sais que lui et moi on était de la même trempe. Trop solides pour s'effondrer, trop fissurés pour tenir debout. Et en regardant l'immeuble qu'ils ont construit à la place, j'entend la vie me susurrer à l'oreille : << Ne t'en fais pas, c'est dans ton coeur que je laisserais des ruines>>.

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