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Un homme aux traits fatigués tirait sur les règnes de la calèche pour ralentir l’allure de ses chevaux. Dans sa guérite, une ancienne cabine téléphone, l’agent de transit se dressa soudainement sur sa chaise avant de quitter son étroit poste, réveillé par les sabots des animaux. Son visage était marqué par la couture de sa manche qu’il levait désormais pour prier le conducteur de s’arrêter. De ce salut, il porta la main au nez:

— Votre identité, vite, ordonna la sentinelle, la voix déformée par les narines bouchées et l’écoeurement.

Le conducteur déclina son nom et prénom, il n’eut pas le temps d’annoncer la raison de sa venue que le garde tourna le talons pour actionner une clé dans un cadenas. Les chaînes qui verrouillaient la porte se démêlèrent. Puis, il ôta la poutre de renfort traversière et fit pivoter sur ses gonds la porte double battant. Une fois fait, il entreprit de s’éloigner le plus loin possible du passant.

— Attendez, m’sieur! Dites, ‘pourriez me dire ce qui s’passe sur le terril? Tout le monde s’méfie.

— Ha! fit l’autre toujours le nez bouché, soudainement pris d’un élan d’entrain. Un groupe de surveillance aurait aperçu une créature bizarre près de la zone de récolte.

Quelques effluves se faufilaient entre les petits interstices, lui maltraitant l’odorant.

— Une créature?

— Ha! Une mascarade! C’est sûrement un type exclu d’un terril voisin qui essayait de nous rejoindre. Rien de plus. Du coup, à cause de cette connerie, surveillance renforcée et heures supplémentaires, là, à l’intérieur de cette guérite trop petite avec un bureau d’enfant. Seigneur, quelle odeur!

— L’est où ce truc?

Il regarda autour de lui dans une grimace de dégoût et souffla prudemment:

— Lamski, le chef de la récolte, l’aurait tué et brûlé. Il n’a même pas été retenu par la Justice.

— Il baigne dans la corruption et vaut pas mieux que c’que j’ai derrière, pouffa le cocher en pointant derrière lui. S’mêler de tout ça, c’est dangereux, ‘savez.

— D’ailleurs, je dois vérifier votre remorque mais, déjà que je fais des heures en trop, je ne vais pas mettre les mains là-dedans. Mais ces deux bidons d’eau?

— Oh, ça, m’sieur, c’est pour rincer les bottes ou les mains.

— Et la machette?

— Sécurité perso! Je l’ai prise, ‘sait jamais si je croise un demeuré! Ou, une créature… ‘Voulez savoir pourquoi j’ai une pelle aussi?

La sentinelle ne répondit pas, mais sa réflection ne s’éternisa pas non plus, pressé de se débarrasser le plus vite possible de ce qui se trouvait devant lui.

— Allez, dépêchez-vous! C’est à se demander si vous ne transportez pas des morts ce soir.

Dans un geste de salut avec son béret, le cocher ironisa avec un sourire:

— Qui sait?

Les chevaux tractant la remorque se mirent en marche, le conducteur installé sur l’assise bricolée. Hors du mur, la porte se referma doucement. Il remua les règnes, et descendit précautionneusement la pente raide du terril, tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, suivant le sentier qu’il avait l’habitude d’emprunter, adoucissant le dénivelé. Des bruissements se distinguaient dans les hautes herbes, les ronces ou encore les orties l’entourant. En bas, une centaine de mètres s’étendait face à lui, menant à une route goudronnée, complètement déserte, parsemée d’arbustes et d’herbes envahissantes. Aux abords, à distance régulière, des poteaux rouges en acier se dressaient. Les sabots martelaient le sol, claquements harmonieux et synchronisés des deux étalons, puis, le couinement des roues qui mordait le bitume. Le cocher attira les traits belges vers la droite, vers l’ouest, vers la décharge organique. La palette du béret protégeait ses pupilles des rayons du coucher de soleil. Après un kilomètre, par-dessus la cime des arbres sur la gauche, le cocher entrevoyait le toit d’un ancien hôpital. Encore plus loin, il y eut un rond-point à quatre branches. Il y tourna à gauche, pour rejoindre, un peu en contre-haut, un bâtiment. De l’entrée se dégageaient des odeurs nauséabondes. Ces odeurs étaient si intenses qu’il put presque les voir danser autour de la bouche d'accès. Il fit halte en face, posa pied à terre et, en vérifiant qu’il était bien à l'abri des jumelles des miradors, s’aida du manche de la pelle pour transpercer l’épais monticule de compostage, de fumier, de selles.

— Terminus! On descend!

Le tas s’enfla à plusieurs endroits. Une masse tomba à terre avec un bruit flasque. Puis une seconde, de l’autre côté.

— Bordel de bordel de merde!

— T’as vraiment des idées de merde!

Les paroles fusèrent en même temps.

— Passer la porte Sud avec la remorque de déchets organiques! rugit Sten.

— Bordel, Jean, passe un bidon!

Le cocher riait. Si force, que ses abdominaux le pliaient en deux, frappant sa cuisse en guise comme pour essayer de contenir ses éclats - ou de les intensifier.

— Jean! fit sèchement Patrick s’éclaircissant la vue. Les bidons!

— Dev…Devant ! répondit Jean sans arrêter ses rires qui irritaient les deux monstres de déchets organiques.

Ils s'étaient jetés sur les bétons, s’étaient aspergés de leur contenu et avaient utilisé un savon, sans grand impact.

— Quel plan… insista Sten. Se foutre dans une remorque de merde, respirer à l’aide d’une paille, et se laver avec un savon neutre.

— Au moins, on est dehors!

— S’en faites pas, ça part après quelques jours, tenta Jean pour rassurer les jeunes hommes. Le rond-point est là, comme convenu. ‘Vous laisse.

Le bas du visage couvert par un morceau de tissu, des lunettes de protection usée sur le nez, le cocher manœuvra et s’engouffra dans la bâtisse.

Ils foulaient le bitume dégradé, un goût amer en bouche. Leurs vêtements frottaient sur leur peau irritée, sensibles, le tissu s’apparentait à de la limaille de fer. Sten contemplait la nature reprendre ses droits: au travers des vitres, toute sorte de verdure prenait racine dans les habitations. Le moindre petit espace, où se regroupaient les conditions minimales, pouvait engendrer une vie végétale. Aussi improbable : entre des carrelages, dans le trou d’un joint de béton d’une façade, les microporosités d’une tuile. Un amas de feuilles mortes déposé par le vent offrait un tapis de nutriment une fois dégradé. La mort se déposait partout, préparait le nid de la vie, la faisait germer, puis récolter.

Comme ils avançaient, le terril était visible, sur leur droite, entre deux troncs. C’était une colline artificielle, coiffée d’une couronne claire: le mur. La tour, futur mirador, se construisait au milieu de la distance qui les séparait du caillou. Sten savait que, juste après elle, plongeait le fossé de la carrière.

— Ne traînons pas, vieux, dit son ami, quelques mètres plus loin. Il nous reste une quinzaine de minutes de marche avant le casino.

— Comment avons-nous pu nous retrouver là-haut? Il y avait plein d’autres endroits où on aurait pu vivre.

— Peut-être que les autorités ont pris trop à cœur la devise nationale.

— L’union… tenta Sten en fouillant dans sa mémoire.

— L’union fait la force, scanda Patrick d’un air théâtral.

Un bruit de verre. Derrière. Ils se retournèrent, les muscles tendus, à cran, le cœur battant les tempes.

— Ça venait d’où, ça? reprit-il, la main fermement agrippée sur la hache, prêt.

— Une de ces maisons. Tu as raison, Pat, ne traînons pas.

Des voitures stationnées aux mêmes endroits depuis des années - tantôt couverte d’une couche de poussière, tantôt décarcassée, une habitation affaissée - écroulée sur la chaussée, des animaux sauvages, les mètres avaient défilé rapidement sous leurs pieds. Le souffle court, les mains sur les genoux ou sur les hanches, ils y étaient. Patrick s’adossait sur une baie vitrée, fissurée et opaque, où un vinyle indiquait:

“Casino”.

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