MAMIE RAMBO

6 minutes de lecture

A ma Mamie Rambo qui a rejoint les étoiles après des années de lutte contre l'Alzheimer. J’espère que, peu importe où tu te trouves aujourd’hui, tu te porteras mieux que dans ce monde pourri qui ne te mérite pas.


MAMIE RAMBO


“Aide-moi, veux-tu !”


Je cligne plusieurs fois des yeux à la demande extravagante de ce petit bout de femme octogénaire aux idées farfelues. Elle me tend son plateau repas comme une explication à sa lubie soudaine, puis pointe la porte frénétiquement.


“Je veux un Snickers, il y en a dans la machine au rez-de-chaussée. L’infirmière ne veut pas que j’en mange parce que ça colle aux dents, mais je refuse d’en rester là. Alors tu vas m’aider à descendre et on va aller en chercher un. Ma canne est derrière la porte.”


Je pousse un soupir. Il ne sert à rien de lutter. Quand Mamie a une idée derrière la tête, elle est prête à tout pour arriver à son but, y compris à se la jouer agent secret dans sa petite maison de retraite. A coup sûr, elle a déjà établi un plan pour éviter les nombreuses infirmières et aide-soignantes qui rôdent dans le couloir, quitte à se servir de ses camarades de chambrées pour obtenir ce qu’elle veut.


Mamie, elle a toujours été comme ça. Depuis la mort de Papy, elle s’est imposée comme le petit général, celle qui choisit qui fait quoi, quand et comment, et cela avec Papa comme avec mes soeurs et moi. Dans notre famille, on est tous logés à la même enseigne et on doit se plier aux ordres de celle qu’on a fini par surnommer “la Chef”. Son statut ne s’est pas arrêté à son départ en maison de retraite, oh non. En quelques jours, elle était devenue la terreur du quatrième âge : elle piquait dans les assiettes de voisins, frappait ceux qui n’allaient pas dans son sens avec sa canne et disputaient les aide-soignantes quand elles refusaient de la laisser se promener dans le petit parc sans surveillance. Mamie, on entendait ses exploits à peine passé l’accueil du bâtiment, dans la salle de vie et dans les chambres des voisins traumatisés qui refusaient de sortir pour lui faire face.


“Mémé, tu sais bien qu’on ne peut pas faire ça, tu n’as pas le droit de prendre l'ascenseur toute seule.”


Elle me lance ce regard noir, entre la contrariété et le “on ne va pas en rester là jeune fille” avant de changer le sujet : l’école, mon père, l’école encore, ma vie amoureuse inexistante. Les heures passent, et moi j’avais envie d’aller vider ma vessie. Parce que Mamie, elle parle, elle parle, mais elle ne s’arrête jamais. Je la laisse quelques minutes seule pour faire ce que j’ai à faire. Certainement les minutes seules où il ne fallait pas la laisser seule. Le temps que je revienne dans sa chambre, Mamie s’est fait la malle avec sa canne et les clés de l'ascenseur que j’avais malencontreusement laissé sur la table.


Je me rue vers la cage d’escalier. Il n’y a qu’un endroit où elle peut se trouver : la machine à café du rez-de-chaussée, celle juste à côté de l’accueil. On pourrait croire Mamie lente à cause de son âge avancé, mais lorsqu’elle est décidée, elle peut vous surprendre en seulement quelques secondes comme la course du guépard lancé après une antilope. Comme prévu, elle se trouvait là, devant la boîte mécanique, et visiblement contrariée.


Et pour cause : il n’y a plus de Snickers. Et s’il y a bien quelque chose pour contrarier Mamie, c’est le manque de sucre. Rageusement, je la vois lever sa canne et incendier la pauvre machine de coups et d’insultes, jusqu’à en faire tomber un paquet de MnM’s mal accroché. Elle récupère son lot de consolation, et la voilà repartie en vadrouille, cette fois en direction du petit parc. Pas de chance, une infirmière lui a bloqué la route avant même qu’elle atteigne le couloir. J’accours vers elle, pour calmer la situation.


“Eliane, vous ne pouvez pas aller dehors maintenant, il fait froid et vous n’êtes pas couverte, argumentait la pauvre femme.

- J’ai passé l’hiver 1945 dehors, moi, madame, j’ai pas peur du froid, ni des bombes. Alors vous allez me laisser passer ou sinon…”


Je prends la main de Mamie et elle tourne son regard colérique sur moi, avant de se radoucir. Je connais ce regard par coeur, elle va encore le faire.


“Ah, ma petite-fille chérie, ah, comme tu es belle, dit-elle mielleusement en me caressant les cheveux.”


Elle recommençait. A chaque fois qu’elle me qualifiait affectueusement, je devenais complice involontaire de son plan d’évasion, d’une manière ou d’une autre.


“Dis à l’infirmière que tu m’as accompagnée jusqu’ici. Dis-lui. Elle refuse de me croire.”


Ce que la Chef demande, le soldat exécute.


“Je suis désolée, dis-je à l’infirmière. Elle avait vraiment envie de sortir et je ne voulais pas la contrarier. Vous savez comment elle est. Et puis l’air frais lui fera du bien.”


Quelques débats et une montée d’escaliers pour récupérer le manteau de Mamie plus tard, nous nous trouvons dans le jardin de la maison de retraite. Il fait froid, mais Mamie est ravie. Elle me parle de son enfance, de la guerre, de ses camarades et de ses parties d’échec. Et je l’écoute, longtemps, avec le sourire.


Parce que je sais que Mamie, elle n’est jamais bavarde très longtemps. Lorsqu’elle s’est arrêtée au milieu de son histoire, j’ai su que ça recommençait. Son regard s’est fait vide et distant, alors que mon coeur se fendait un peu plus que la dernière fois où c’était arrivé. Elle regarde autour d’elle, comme si c’est la première fois qu’elle voit les arbres, les bancs, les oiseaux.


“Où on est ma petite ? Où est Jean ?”


Jean, c’était son mari, mon Papy. Il est mort avant ma naissance, il y a plus de vingt-cinq ans, et je ne l’ai jamais connu que par le portrait accroché dans mon salon. Parfois, Mamie l’oublie. Et ça arrive de plus en plus souvent. Elle me regarde, elle est inquiète, et soudain elle se met à pleurer parce qu’elle se souvient. Alors je lui prends la main, et je la ramène dans sa chambre. Le temps de remonter l’ascenseur, elle ne me reconnaît plus.


Ca fait mal, mais ça ira mieux demain. Demain est toujours meilleur. Mamie s’assoie dans son fauteuil, devant la télé, et continue de pleurer. Elle est en deuil, comme il y a vingt-cinq ans, comme si c’était hier.


“Tu ne vas pas partir, toi ? Hein, petite ? murmure t-elle entre deux sanglots.

- Non, Mamie, je reviens demain te voir, d’accord ?

- D’accord, approuve t-elle. Tu diras… Tu diras à Jean que je l’aime et quand il sera rentré du docteur, il faut qu’il prenne du pain.”


J’hoche la tête, les larmes aux yeux. Je n’ai pas le coeur de lui expliquer encore une fois. Je l’embrasse gentiment sur le front.


“A demain, Mamie Rambo. Je t’aime.”


Elle me sourit tendrement, et je ferme la porte, sans savoir si demain, Mamie sera toujours là.


**********


Bonjour à tous :)

Merci d’avoir lu cette petite nouvelle qui a servi d’exutoire contre la tristesse. J’ai perdu ma mamie il y a quelques jours, et je ressentais le besoin de raconter une histoire la mettant en scène. Elle est partiellement exagérée, mais très vraie sur le fond, parce que Mamie Rambo, elle a toujours été comme ça, et elle le restera à jamais dans mon coeur.

J’espère que si vous avez encore votre grand-mère, vous l’aimez comme elle, elle vous aime, parce que le jour où ça s’arrête, c’est un grand vide qui s’installe en vous. Je vous fais de gros bisous, et à très bientôt pour de nouvelles histoires.

Myfanwi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Myfanwi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0