11.

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La Mertingelle n'avait plus conscience du temps qui s'écoulait, ainsi installée face à la mer. La robe de celle-ci, comme celle d'un bon vin levé à la lumière, se parait de mille reflets : du gris bleuté, émergeaient d'infinies nuances de vert, le tout surmonté de petits nuages d'écume immaculés. La mer était rarement si généreuse envers ses visiteurs, spécialement en Normandie. Au premier abord, elle se montrait généralement austère, un peu froide. D'un gris uniforme, elle roulait lentement sur la plage, dérangeait les galets, déversait algues et détritus sans le moindre embarras. Quelquefois, un rayon de soleil audacieux lui tirait un sourire, un reflet plus bleu, plus vert, plus chaud : mais ce n'était là qu'une fugitive beauté, comme la cheville d'une femme dévoilée par un jupon mutin, ou encore la fragrance retardataire d'un parfum flottant dans l'air.

Aujourd'hui, elle s'était parée de ses plus beaux atours, et aurait fait frémir de jalousie les mers les plus arrogantes, les plus insolentes, celles aux lagons turquoise et aux plages de sable fin. Elle avait cette beauté de celles qui n'ont pas conscience de leur charme : un grain de sauvagerie contenue, une maladresse tendre comme des yeux baissés sur des joues rougissantes.

Le soleil filtrait entre les nuages, nimbant de lumière et de chaleur le banc sur lequel la Mertingelle était assise. Sous sa polaire mauve, elle avait presque chaud. Les yeux mi-clos, elle se perdait dans l'horizon, livrée à une solitude qu'elle accueillait avec plaisir. Inconsciemment, un sourire lui échappa, délicat, de ceux qui ne dévoilent rien. C'était là le sourire d'une vieille femme, aux émotions jaunies par le temps, délavées par des pluies trop drues, fanées par des jours trop ardents. Un frisson la parcourut et elle remonta son col et sa fermeture éclair. La mer était décidément bien belle aujourd'hui.

Ses songes étaient comme d'ordinaire, nappés d'un léger brouillard. Elle était désormais habituée à ce flou qui enveloppait ses souvenirs. Cela faisait un an maintenant qu'elle n'était pas venue à la mer, et chaque retour était une bénédiction, un retour dans un univers tiède et rassurant. Elle n'oubliait pas tout à fait le regard qui ne la quittait pas, mais profitait pleinement de cette heure de liberté.

  • Tu as bien changé, la mer... marmonna-t-elle, d'une voix devenue un peu chevrotante. Tu es belle comme une pute un premier soir.

Un petit rire rauque lui échappa, égrillard. Elle jeta un regard alarmé autour d'elle, s'assurant que personne n'était trop proche. Dans son regard, luisait une méfiance solide, de celle que l'on construit brique par brique, quand trop de choses vous ont blessée sans vous laisser voir venir le coup. Mais elle s'évanouit bientôt.

Elle aurait rêvé d'aller marcher sur le sable ; quitter la promenade par les escaliers pentus de pierre, et poser son pied sur le sable tiède. Marcher ensuite vers la mer, qui donnerait cette impression de reculer à son approche, craintive, pour revenir de plus belle, comme un chien un peu fou qui retrouve son maître. Mais la Mertingelle n'était la maîtresse de personne, et même plus d'elle-même.

Un ferry passa au loin, bouchant l'horizon un instant. Chaque visite était pour elle l'occasion de revivre ce moment, vingt ans plus tôt, où elle avait décidé de cesser de vivre : ce moment où elle avait échoué jusqu'au coeur de l'échec. Elle éprouvait encore la douleur incisive sur ses poignets, le goût salé de l'eau de mer dans sa bouche, sur ses plaies ; les bras solides des coureurs venus à son secours, puis l'ambulance.

Le médecin avait dit qu'elle n'avait jamais risqué la mort : ses blessures étaient trop superficielles, la plage n'était pas déserte... Elle n'avait plus jamais été seule depuis. Pas vraiment seule.

Elle sentit bientôt une main sur son bras, qui la tira de ses pensées. L'heure était terminée, et Madeleine l'entraînait. A petits pas, elles se dirigèrent vers le minibus garé non loin de là, déjà presque rempli des autres pensionnaires de la maison de repos.

Marthe resta tournée sur son siège le plus longtemps possible, jusqu'à ce que la mer disparaisse tout à fait, éteinte par les silhouettes des maisons. Elle était seule désormais. Elle n'était plus la Mertingelle ; loin de la mer, dépourvue de mère. Angèle était morte, des années plus tôt, rejoignant sa mère et sa grand-mère dans le cimetière de Cresserons, au sein du caveau familial. C'était la seule possession de la famille Gosselin à ne pas avoir éte vendue, quand Marthe avait été mise sous tutelle et placée. Et si, dans son village natal, elle aurait encore répondu au patronyme qui l'avait suivie toute sa vie, à la maison de repos, elle n'était plus que Marthe.

  • Allons, Marthe, consolez-vous. Nous y retournerons bientôt ! murmura Madeleine en s'emparant délicatement de sa main, enveloppant d'un mensonge douillet une vérité moins réjouissante.

Marthe sourit, péniblement d'abord, puis plus sincèrement. Elle hocha la tête bénignement : elle ne se souvenait plus pourquoi, l'instant d'avant, elle s'était sentie triste, perdue, abandonnée.

Il fallut plus d'une heure au minibus pour rejoindre le parc clos de la maison de repos. Madeleine conduisit gentiment Marthe jusqu'à sa chambre, l'installa dans son fauteuil près de la fenêtre, qui donnait sur un étang placide. Marthe se cala dans son siège et ferma les yeux. Une petite brise tiède se glissa dans la pièce, agitant les rideaux en voile, caressant la marine de piètre qualité accrochée en face du lit. Les yeux entrouverts, Marthe ne quittait pas la toile des yeux. C'était la seule photo de famille qu'elle avait conservée.

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