Vapeurs de Somnolence

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La longue pièce dans laquelle ils entraient chaque semaine trahissait la minutie du professeur qui leur faisait face. Quatre rangées de paillasses d'un blanc immaculé les attendaient. Sur chacune de ces dernières, le matériel luisant était parfaitement agencé de manière symétrique. En se plaçant devant les élèves à présent installés, à une distance égale des deux murs latéraux de la classe, le professeur pouvait admirer l'irréprochable géométrie de l'ensemble qui lui faisait face, son visage grave se reflétant dans le cuivre des chaudrons réglés sur une température optimale. Souhaitant faire perpétuer encore quelques instants cet ensemble impeccable, il mettait même un point d'honneur à attendre le silence complet dans sa classe avant de permettre à ses élèves de s'asseoir sur les tabourets en bois lustrés.

Puis, d'une voix claire et posée, il présentait brièvement la préparation à réaliser, en explicitant ses effets désirés et secondaires. Cette unité qu'il chérissait tant se brisait d'un seul coup, alors que les Seconde-Années s'activaient sur leur table, en essayant de respecter du mieux qu'ils le pouvaient les instructions draconiennes du protocole. Selon un schéma de son invention, il parcourait la classe, corrigeant la posture de certains, dissipant les fumées superflues due à la maladresse des autres, sans jamais hausser le ton, et sans jamais se départir de son air sévère démontrant l'estime qu'il portait à la Conception Maîtrisée des Philtres et Potions .

Ce jour là, Kassandra se démenait avec trois béchers différents à la fois, ses gants de protection en peau de dragon virevoltant d'une coupelle à une autre, d'une éprouvette graduée à une pipette jaugée. En ayant lu rapidement les cinq pages du protocole, elle avait rapidement compris que les deux heures que durait le cours ne seraient pas suffisantes devant la montagne de travail qui l'attendait.

Enfin qui NOUS attends, pensa t-elle en tournant la tête.

Son amie à qui elle tenait plus que tout, qui lui semblait désormais si loin, tentait de faire fusionner sa tête avec la paillasse. La tire-au-flanc grommela, étouffa à moitié un bâillement sonore et tourna ses yeux bouffis vers la jolie rousse.

- Qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça ? cracha t-elle d'une voix faible et tremblotante.

Kassandra ne prit même pas la peine de répondre. Elle ne reconnaissait plus Alice. Cela faisait des semaines maintenant qu'elle rejetait tout le monde, paraissant aussi irritable qu'épuisée.

Épuisée par quoi ? Qu'est-ce qu'elle fabrique bon sang ? se demanda t-elle.

T'as pas compris ? C'est pas tes affaires comme elle te l'a dit ok, donc on va laisser mademoiselle Alice avec ses problèmes... répondit directement une voix dans sa tête.

C'est vrai, mais c'est pas normal du tout, ta meilleure amie ne peut pas changer comme ça d'un seul coup, il se passe des choses... répliqua une autre.

L'un des bécher se mit soudainement à bouillir, se teintant de filaments verts indésirables. La jeune fille troublée n'eut pas le temps de réagir. Une épaisse colonne de fumée émeraude, passant difficilement inaperçue, s'échappa du mélange.

- Mierda...

La voix du professeur se fit rapidement entendre :

- Mesdemoiselles Rosales et Jauns...

Kassandra tourna la tête. La fumée avait disparu. Alice avait sorti une feuille de parchemin et était en pleine rédaction.

L'esprit de la petite blonde était embrumé et elle peinait à décrire les différences qui caractérisaient l'infusion d'armoise de ses vapeurs. Comme si cela n'était pas assez compliqué, les récits de vaisseaux légendaires et de pirates étaient la première chose qui lui venait à l'esprit lorsqu'elle essayait de réfléchir.

- Je suppose que vous avez mélangé l'infusion directement, sans effectuer de dilution ? demanda le professeur de Potions.

- Oui professeur...je n'ai pas fait attention...répondit Kassandra en baissant les yeux.

T'as vu ce qu'elle te fait faire cette garce ? Elle ne mérite rien, laisse là dans sa galère ! reprit l'une des voix de sa conscience.

Furieuse, elle nettoya la verrerie et rangea ses affaires, pendant qu'Alice continuait de noircir la feuille du compte-rendu de l'expérience, avec peu d'enthousiasme. À la fin du cours, elle retira ses gants, se lava les mains, jeta son sac sur ses épaules et sortit. Plus loin dans le couloir, une chevelure crasseuse, blonde d'ordinaire, s'éloignait avec difficulté. Elle qui d'habitude portait une grande attention à sa coiffure et à la propreté de son uniforme, ses cheveux étaient maintenant durs comme de la paille, sales, et la couleur bleu-pâle de son uniforme s'évanouissait au profit d'un gris poussiéreux.

- Alice !

L'intéressée ne se retourna pas.

Kassandra se précipita sur elle. L'une des deux voix dans sa tête avait triomphé sur l'autre.

- Tu ne dors plus ! Il faut que tu fasses quelque chose, ça ne peut pas continuer comme ça ! s'écria t-elle, alarmée, en attrapant le bras de son amie.

- Fiche moi la paix ! répondit Alice, en se dérobant de son emprise.

Le diamant étincelant de ses bijoux contrastait fortement avec le reste de son visage, morne, encrassé.

- Tu vas où ?

- Je t'ai dit de me ficher la paix !

Mais Kassandra n'était pas du genre à abandonner aussi facilement.

- Tu ne vas pas bien du tout ! Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est ce qui t'empêches de dormir ? Pourquoi...pourquoi tu ne me parles plus ?

Alice ne répondit pas et accéléra le pas. Son amie peinait à la suivre dans le flot d'uniformes bleus qui était alimenté par l'intercours. La petite blonde restait muette face aux questions affolées de son amie. Elle se contentait d'avancer péniblement dans la masse d'élèves, son esprit déjà ailleurs.

La jolie rousse fut assez violemment bousculée et perdit de vue les boucles blondes.

- Je ne te laisserais pas dans cet état ! cria t-elle alors qu'elle scrutait en vain la foule toujours plus dense d'élèves qui dévalait l'escalier au sommet duquel elle se tenait. Des larmes perlaient au fond de ses petits yeux verts.

Alice se hâta, pressée d'être de nouveaux entourée de ces immenses rayonnages. La fatigue se faisait de plus en plus sentir, malgré les nombreuses potions qu'elle buvait pour la combattre. Depuis sa convocation par la Direction, elle savait pertinemment qu'elle n'avait plus aucun droit à l'erreur. Elle devait se lever à l'heure en même temps que tout le monde, faire semblant d'écouter les cours dans la journée, veiller à raconter un récit crédible et construit à la psychologue qu'on lui faisait voir, montrer qu'elle faisait ses devoirs, et enfin, prétendre qu'elle dormait, le temps que Clémentine aille se coucher. Tout le reste de son temps était concentré sur ce journal qu'elle venait de récupérer, et dont elle ne parvenait pas à en percer les secrets, malgré toute l'énergie qu'elle y consacrait. Sir Bragnam tentait de lui apprendre quelques rudiments d'anglais, mais c'était peine perdue face à la complexité du récit de cette femme pirate, Ana. Il était bien entendu impensable de faire transiter le livre entre la France et l'Angleterre, les canaux étaient bien trop surveillés. Il en était de même pour tout autre moyen de communication, comme le réseau de Poudre de Cheminette. Elle était donc seule pour décoder cette langue compliquée. Son riche « admirateur », s'il existait et que les boucles d'oreilles n'étaient pas une erreur, ne s'était pas manifesté de nouveau. Or c'était le moment où elle avait terriblement besoin d'aide.

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