Souvenir Diabolique

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À la fin du dernier cours de Métamorphose de la journée, Alice, ses affaires déjà rangées dans son sac et celui-ci jeté sur ses épaules, s'empressa de sortir en trombe de la classe. Kassandra, curieuse de savoir ce qui pressait tant son amie, entreprit de la suivre dans le couloir de marbre, plongeant dans le courant d'élèves alimenté par la fin des cours.

La petite blonde courait presque sur l'échiquier noir et blanc du sol. Kassandra accéléra le pas, se faufilant entre les uniformes bleu-pâle, évitant de justesse d'écraser d'autres pieds que le siens. Légèrement essoufflée, elle arriva au bas d'un monumental escalier aux marches tellement lustrées qu'elles pouvait y voir son reflet. Mais son regard était concentré sur les fines jambes qui s'envolaient déjà sur les dernières marches de l'escalier.

Comment peut-elle courir si vite ? se demanda Kassandra, avant de s'élancer à son tour sur les marches polies, manquant plusieurs fois de trébucher sur la pierre glissante.

Lorsqu'elle atteignit enfin le palier, ses joues étaient aussi rouges que ses cheveux. Reprenant son souffle, sa main appuyée contre le mur monochrome, elle détailla le hall dans lequel elle venait d'émerger.

La Rotonde. Des couloirs arrivant de toutes les directions, un immense lustre accroché au plafond, un mélange confus d'élèves venant des quatre coins du Palais. Alice avait disparu, probablement noyée dans cet océan bleu. Kassandra étudia le flot d'élèves qui semblait arriver des différentes ailes du bâtiment pour se jeter dans l'escalier qu'elle venait d'emprunter, probablement impatient de rejoindre leur pavillon. Cependant l'un des couloirs ne respectait pas cette règle. Il s'y opposait même. Une petite portion des arrivants l'empruntaient presque immédiatement, certains chargés de livres. Kassandra choisit de s'y engager, de toute façon elle n'aurait pas pu remonter les autres couloirs à contre-sens. C'était la seule possibilité.

Elle se laissa gentiment porter quelques minutes par le courant et passa des portes démesurées grandes ouvertes, de couleur perle-noire. Kassandra n'avait pas l'habitude de venir ici. Une pièce titanesque, plusieurs étages, au moins quelques dizaines de milliers de livres, parfaitement rangés sur des rayonnages interminables. La Bibliothèque. À partir de la porte, les élèves se dispersaient dans le labyrinthe des étagères de bois, le plancher craquant sous leurs pas qui s'éloignaient. L'odeur du papier vint chatouiller les narines de la jeune fille. Un élève plus âgé, qui la dominait de plusieurs têtes, la bouscula légèrement en passant à côté d'elle. Cela lui fit réaliser qu'elle se tenait toujours à l'entrée de la pièce. Mais où devait-elle chercher ? Kassandra ne se sentait pas à sa place. Pourtant c'était l'endroit parfait pour la solitaire que pouvait parfois être Alice, surtout depuis qu'elle s'était subitement passionnée pour la lecture d'anciens ouvrages, au nombre incalculable de pages. La jeune fille se maudit de ne pas y avoir pensé plus tôt. Son amie ne pouvait être qu'ici !

Mais c'était vraiment pour lire un bouquin d'un autre siècle qu'elle courait comme une folle tout-à-l'heure ? Cette fille est complètement malade ! pensa Kassandra, avant de s'enfoncer dans le dédale qu'était la Bibliothèque.

Au moment précis où son hypothèse commença à se confirmer au détour d'une page de ce vieux volume admirablement conservé, Alice se sentit jubiler. Sans attendre plus longtemps, elle se lança avec appétit dans la lecture de ces lignes, qui allaient la transporter à une autre époque, au beau milieu de l'Océan :

Je me dois de conter l'un de mes plus terribles souvenirs, probablement l'un des plus mystérieux aussi, du temps où mes bon yeux et le bras long de mon père m'avaient octroyé un poste dans l'Armada invincible. Du moins c'était la vision que j'en avait à cette époque, dans la fougue de mes jeunes années.

Je ne sais toujours pas aujourd'hui comment cela est possible. Mais je l'ai fait. J'ai survécu. Les uns diront que j'ai lâchement échappé aux griffes du Leviatán , d'autres que mon échappée constitue en elle-même une forme d'héroïsme, tellement elle est difficile à concevoir.

C'était par un chaud été de 1715. Les voiles blanches claquaient au vent. Le soleil trouvait régulièrement un peu d'intimité derrière les nuages. Depuis le nid de pie je contemplais l'immensité infinie de l'Océan. Le Convoi Royal invulnérable progressait rapidement vers son objectif, ses innombrables frégates fendant les vagues agitées. Nous atteindrons bientôt Cádiz. Je me devais de revoir Carolina, m'enivrer de l'odeur de son parfum de Grasse, sentir la douceur de sa peau.

Un fracas épouvantable déchira la masse de bois et de tissu qui progressait sur l'eau, m'arrachant à mes pensées heureuses par la même occasion. D'horribles cris me parvinrent, on sonnait l'alerte. Mais pourquoi ? Qui était assez fou pour s'attaquer au convoi de Sa Majesté ? Je plissais les yeux dans la direction de nos assaillants suicidaires. Un cri sourd sortit de mes entrailles au moment où je compris :

- On nous attaque ! Navire ennemi à tribooord !

Une gigantesque masse sombre progressait vers nous à une vitesse ahurissante, renversant nos frégates d'escorte comme de simples quilles. Les solides coques de mélèze étaient fendues comme du petit bois. Les boulets pleuvaient et l'air se chargeait d'une épaisse fumée âcre, à mesure que les flammes dévoraient nos navires.

Notre galion n'était pas resté inactif. Sur les ordres de l'Almirante, nous avions commencé une manœuvre habile afin de se dégager de la trajectoire de l'ennemi et de pouvoir lui faire face, les maigres restes de notre escorte s'alignant périlleusement sur notre trace laissée parmi les vagues. Les canons furent chargés, la poudre débordait. L'équipage s'activait comme un mécanisme d'horlogerie parfaitement huilé. Je ne distinguait rien de cette immense masse sombre qui fonçait droit sur nous, à part cette chose qui lui servait de figure de proue. C'était très grand, avec deux pattes et de grandes ailes squelettiques. Une créature venue d'un autre monde. Bien que nous fûmes au beau milieu de Juillet, je sentis un froid intense m'envahir. Était-ce la peur ? Ce n'était pourtant pas ma première bataille... Imperceptiblement, un épais brouillard sortit de l'eau.

La distance se réduisait. Le pont en bas n'était plus qu'une vulgaire tâche brumeuse, les cris de l'équipage me paraissaient lointains. Je me sentais isolé, avec pour seule compagnie la peur et le froid qui entravait chacun de mes mouvements, aussi infimes soit-ils. Les soubresauts irréguliers du mât me firent comprendre que notre navire prenait bordée après bordée.

Une forme floue émergea du brouillard et arracha le drapeau qui flottait à quelques mètres à peine de ma tête. Cela me fit réagir. Je n'allais pas me terrer ici alors que mon poste était devenu inutile, à cause de cet étrange brouillard qui m'obstruait la vue. J'avisais le cordage sur ma droite et descendit rapidement le chanvre tressé, strié de givre, tous les sens en alerte. J'atterris sur le pont dans l'indifférence la plus totale. Les hommes couraient partout et nos canons rugissaient à l'aveugle, espérant toucher un ennemi invisible, tapi au cœur de cette brume surnaturelle aussi froide qu'épaisse. J'eus tout juste le temps de m'abriter derrière le mât que je venais de descendre. Une vague de projectiles balaya le pont, fauchant hommes, tonneaux et bastingage. Des échardes de bois se plantèrent dans ma chair.

- Bande de lâches ! Qu'attendez vous donc ? Venez vous battre ! brailla Simón, le chef cuisinier, son couteau aiguisé brandi au dessus de sa tête dégarnie.

La réponse lui parvint rapidement : un coup de feu éclata et le brave loup de mer rejoignit les Cieux.

Mon sang ne fit qu'un tour : le son caractéristique du balancement des cordes, les tirs résonnant dans le brouillard, abattant les matelots téméraires hissés sur le parapet :

Ils abordaient.

Les pirates atterrissaient par dizaines sur le pont en poussant de grands cris, embrochant la garnison désemparée par la surprise et la violence de cette attaque. Le roulis soudain du navire, déséquilibré par cette masse grouillante, me précipita à terre. Fort de mes aptitudes physiques, je fus rapidement de nouveau sur pied, le sabre au clair. Un pirate se jeta sur moi. Je parai aisément son geste trop peu précis. Mais ma riposte ne rencontra que du vide. D'un pas de côté j'évitais in-extremis sa vive reprise d'attaque qui m'érafla l'épaule. Une explosion se fit entendre. Le pont tangua fortement. Mes appuis solides me permirent de rester en place. Au diable les conventions avec ces forbans ! Mon adversaire déséquilibré, je pus allègrement transpercer le flanc de ce sale chien. Je n'eus pas la pitié de l'épargner.

Je retirais mon arme trempée de sang du corps sans vie. Le pont était toujours noyé sous cette épaisse brume fantomatique, à la seule différence que celle-ci n'était plus glacée, mais plutôt tiède, voire chaude. Je connaissais le climat de l'Océan, ce n'était pas possible. Dieu se jouait de moi ou bien ce n'était qu'un rêve, un affreux cauchemar qui n'était pas près de se terminer. Je progressais à tâtons dans le nuage, me dirigeant à plusieurs reprises grâce au son du métal qui s'entrechoquait. Mais j'arrivais à chaque fois trop tard sur le lieu du duel. J'y trouvais l'un ou plusieurs corps de mes compatriotes, baignant dans une infecte mare de sang. Restait-il seulement quelqu'un ?

Suite à cette marche funèbre qui ne semblait pas avoir de fin, je pus enfin discerner une lumière orangée. La chaleur des flammes m'envahit rapidement. Les voiles rongées par le feu dégringolaient des mâts au bord de la rupture.

Le vénérable pont supérieur, fragilisé par les combats, me sauva la vie. Il s'effondra sous mon poids, me précipitant dans les entrailles du navire que je visitais peu, étant donné mon affectation à la vigie. Une montagne de sacs pourfendus, leur contenu éparpillé dans la cale sombre, amortit ma chute. Une nouvelle fois, je m'en sortais indemne. Devant moi, une lanterne éclairait faiblement le début d'un obscur couloir.

Des voix parvinrent à mes oreilles. Elles se rapprochaient, et à vive allure. J'en dénombrais trois.

Deux graves et une troisième plus aiguë. Un balayage rapide de la pièce m'indiqua une cachette potentielle : un tas de coffres retournés et vidés de leur contenu. Je fus rapidement dissimulé derrière, l'œil aux aguets. Deux colosses et, étonnamment, une femme, entrèrent dans mon champ de vision. Cette dernière était dominée d'au moins deux têtes par les deux autres pirates, mais cela ne l'empêchait pas de mener la marche d'un pas assuré.

- Ça fait quinze fois que l'on passe ici ! aboya l'un des malabars.

- Je suis d'accord. On tourne en rond dans ce satané navire ! renchérit l'autre.

- Sombres sots, vous croyez vraiment que brailler des inepties fera sortir le trésor de ces murs ? Le capitaine nous a ordonné de ratisser ces cales putrides de fond-en-comble, alors on s'active ! les sermonna à ma grande surprise la pirate.

Je la détaillais plus en détail : un jolis minois aux traits fins, coiffé d'un bandana rouge et encadré par de longs cheveux noirs tressés. Ceux-ci retombaient sur une poitrine bien dessinée que l'on devinait sous une tunique de cuir. Même si elle possédait les formes pulpeuses d'une courtisane très sollicitée, je n'y aurait pas touché. Son bras tatoué d'étranges symboles cabalistiques se terminait par une main sertie de bijoux. Mais c'était, à n'en pas douter, ce avec quoi cette main jouait qui devait lui permettre de repousser les avances trop insistantes : un inquiétant poignard à la lame aussi longue qu'affûtée, le manche incrusté d'or. Une femme boucanière ?

Son habilité avec cette arme était la seule raison qui devait justifier sa présence dans un équipage de forbans.

Même si j'avais bien du mal à y croire.

- Eh bien qu'est-ce qu'il attend le capitaine ? Ses pouvoirs devraient nous permettre de mettre la main sur le pactole non ? Eh bien non, cet écervelé préfère nous faire tourner en bourrique ! tenta maladroitement l'un des deux abrutis.

Les derniers mots de la phrase du pirate à peine prononcés, la femme fit volte-face et il fut projeté contre le mur par une force invisible, dans un fracas écœurant d'os brisés. Elle ne l'avait même pas touché.

- Tu oses manquer de respect au capitaine sale chien ? Je sentais bien que c'était faisandé sous cette masse de muscles depuis Nassau. Tu as peur !

L'armoire à glace essayait péniblement de se remettre debout, le poignard tournoya entre les doigts précis. L'homme s'écroula par terre et se tordit de douleur, terrassé par une douleur soudaine.

- Je...j'implore votre pitié... marmonna misérablement le pirate à l'agonie, qui se traînait sur le sol en direction de sa tortionnaire, les mains jointes dans un semblant de prière muette.

Je doutais de toute façon que Dieu soit prêt à entendre les lamentations d'un boucher de la pire espèce.

- Tu es faible chien, cracha t-elle avec dégoût.

Cette fois-ci c'est la botte de cuir qui cueillit le pénitent à la mâchoire, provoquant une importante effusion de sang.

- Les faibles n'ont rien à faire dans mon équipage, et leur place n'est pas non plus sur le vaisseau des Dieux. Tu rencontreras la Mort oui, mais c'est les flots du Supplice qui t'y conduiront.

Une véritable diablesse, possédant d'horribles pouvoirs. C'était bien là ma veine. Un terrifiant rictus sur les lèvres, elle imprima de nouveau un mouvement spécifique à son arme. La pointe de cette dernière brilla un court instant. Mes yeux s'écarquillèrent, et je réprimais un haut-le-cœur de dégoût. Grâce à je ne savais quelle magie d'hérétique, de profondes entailles lacérèrent le misérable, le transformant en véritable fontaine écarlate. Ses plaintes inhumaines résonnent encore aujourd'hui à mes oreilles. La sorcière se délecta quelques instants de cet effroyable spectacle, avant de disparaître avec l'autre forban sans que je ne puisse m'en être rendu compte. Mes sens et mon cerveau avaient cessé de fonctionner. Comment une t-elle chose pouvait-elle être possible ? Encore aujourd'hui, à l'heure où je couche ces mots sur mon parchemin, je n'ai toujours aucune réponse. On me prendra pour un fou en lisant ce récit. Qu'importe, il y a longtemps que je m'en suis moi même convaincu.

Je restais ainsi de longues minutes, avant de reprendre enfin mes esprits. Les mots de la femme me revinrent. Les pirates cherchaient un trésor. Rien de plus normal me direz-vous, pour des flibustiers. Mais quelque chose m'intriguait. J'avais entendu des rumeurs sur notre cargaison. Ce n'était pas les habituels produits de luxe que s'offrait la Couronne. Les uns parlaient d'artefacts appartenant à des temps oubliés, d'autres de terribles malédictions. Peut-être étions-nous maudits par je ne sais quelle divinité païenne de ces sauvages du Nouveau Monde ? Je pris conscience que cette réflexion ne me mènerai à rien pour le moment. Considérant le couloir sombre qui me faisait face, j'abandonnais le mourant qui se vidait de son sang, ses gémissements diminuant peu à peu à mesure que je progressais le long de la paroi humide.

Mon cheminement se faisait à tâtons, dans le noir complet. Pas une seule des lampes à huile que je trouvais n'était allumée. Il faisait une chaleur étouffante et je sentais l'odeur désagréable des cendres. À chaque instant je craignais de tomber sur la diablesse, son expression cauchemardesque s'imposant à mon esprit tourmenté. Je butais soudainement sur quelque chose étendu sur le sol. Quelque chose de mou. C'est à ce moment précis qu'une paroi proche s'effondra. De grandes langues de feu s'en échappèrent. Avec les derniers événements, j'en avait oublié le brasier qui consumait lentement le navire. Je baissais les yeux sur l'obstacle à mes pieds.

Une nouvelle vision d'horreur. Le corps d'un gradé, comme le signifiait ses épaulettes, sans vie. Son arme brisée gisait à ses côtés. Son uniforme était lacéré. Du sang séché autour de lui, et surtout, une profonde morsure entaillant son cou. Mais ce n'était pas la seule, j'en dénombrait trois de plus. La chose qui les avait faites avait dû être gourmande, du moins à sa façon. Les traces de sang tâchaient de manière irrégulière le sol et s'éloignaient vers le fond de la cale. C'en était trop. Il fallait absolument que je sorte d'ici. Cependant les flammes progressant autour de moi m'interdisaient toute évasion par un quelconque trou de la coque. J'étais obligé de suivre la piste sanglante, même si je n'avais aucune envie de me retrouver face à cette horrible bête. Tout compte fait, je préférais la sorcière démoniaque.

La piste m'avait conduite au bas d'une échelle, que je m'étais empressé de grimper, impatient de pouvoir respirer l'air qui me manquait. C'était une nuit sans lune. Je m'étais retrouvé sur le pont principal, juste en face du gaillard d'arrière, la barre du navire surplombant un immense trou cerné par les flammes. Elle était là, appuyée contre la base d'un mât décapité, à quelques pas sur ma gauche. Je ne la voyais que de profil. La Bête. Les tâches de sang s'arrêtaient à ses pieds. Je vis tout de suite ses lèvres écarlates. Son corsage ouvert dévoilait ses épaules nues. L'hémoglobine s'écoulait lentement sur son menton, puis descendait la douce pente de sa gorge, avant de se perdre dans son décolleté, striant sa peau de fin ruisselets qui rougeoyaient à la lueur des flammes.

C'était l'unique témoignage de sa véritable nature, tant le reste de sa personne paraissait calme et inoffensif. Elle regardait le gouffre ouvert dans le pont, jouant pensivement avec sa natte brune. J'avisais le bastingage derrière elle, curieusement absent de flammes. C'était l'unique chance de m'échapper, l'unique chance de m'en sortir vivant, alors que tout l'équipage était mort. Je connaissais mes capacités. En la prenant par surprise, j'étais parfaitement capable de la maîtriser, de venger sa dernière victime, puis de plonger dans l'eau noire.

Au moment où j'allais mettre mon plan à exécution, j'entendis plusieurs voix s'élever du trou ainsi que le bruit d'autant de pas qui remontaient. La femme se redressa subitement et s'approcha du creux. Je pus alors constater la présence de deux sabres ensanglantés pendus à sa ceinture. Elle n'avait plus tellement l'air innocente en fin de compte, surtout si l'on ajoutait le pistolet dépassant de ses bas. J'avais profité de cet instant pour venir me poster juste derrière le mât où elle était adossée il y avait encore quelques secondes de cela. J'étais à quelques enjambées de mon Salut. La diablesse au bandana surgit en première.

- Vous avez enfin mis la main dessus ? Ce n'est pas trop tôt ma chère ! l'apostropha d'un ton moqueur la vampire, ou du moins c'était la créature qui se rapprochait le plus du monstre qu'elle était.

- Il est vrai qu'avec toute la précieuse aide que vous avez pu nous fournir, je ne pouvais me permettre d'avoir un doute sur l'emplacement du coffre ! rétorqua d'un ton sarcastique la sorcière.

L'assoiffée de sang ouvrit la bouche pour répondre, mais se détourna vers ce qui venait de sortir du gouffre et sa réplique se perdit dans sa gorge. Les deux femmes se toisèrent d'un œil mauvais, trahissant leur haine profonde l'une envers l'autre. Je pensais avoir tout vu aujourd'hui. Pourtant je me trompais, je n'étais absolument pas préparé à observer un vieux coffre léviter tout seul au dessus du creux. L'objet était parcouru d'étranges symboles d'un vif bleu-céleste qui luisaient dans la nuit. Le coffre avança légèrement dans les airs, comme guidé par une main invisible, avant de se poser délicatement sur le sol. C'est alors que deux bottes noires jaillirent à leur tour des entrailles du navire mourant. Une silhouette d'homme massive se découpa, à demi éclairée par le brasier qui semblait subitement ne plus avoir envie d'engloutir les maigres restes de notre glorieux navire. Contrairement à tous les capitaines de barbares que j'avais vu jusque alors, celui-ci n'abordait aucun élément superflu qui permettait de le reconnaître. Je sus bien plus tard qu'il n'avait pas besoin d'une apparence caractéristique, la terreur suscitée par la vivacité de ses crimes suffisait amplement. À mes yeux, il s'agissait uniquement d'une ombre cauchemardesque, peut-être même la forme humaine du Malin, me dis-je dans la folie de l'instant. L'équipage vint se placer en cercle autour du capitaine, qui avait posé son pied sur le coffre. Je vis la diablesse se rapprocher intentionnellement de la vampire aux lèvres toujours écarlates. Je devinais ce qui allait se passer par la suite.

- À ce que je peux remarquer ma chère, vous avez du satisfaire votre appétit charnel, commença la sorcière d'une voix assez forte pour que toute l'assemblée puisse l'entendre.

Elle marqua une pause pour s'assurer d'avoir attiré l'attention des forbans, puis termina sa tirade ainsi :

- Et je suis prête à parier que ce n'était pas que du sang...

Elle articula clairement chaque syllabe, un rictus mauvais déformant les traits de son visage.

Même si j'étais conscient de ne pas pouvoir saisir tous les sous-entendus de cette provocation, la réaction de la femme visée me surprit par sa rapidité. En une fraction de seconde, elle fut sur la diablesse et d'une force qu'il m'aurait été impossible de discerner auparavant, elle lui asséna un puissant coup au visage. Son adversaire eut le réflexe de se braquer légèrement, évitant la blessure, mais ne put se soustraire à la formidable énergie qui la projeta à l'autre bout du cercle formé par les pirates. Bien qu'elle fut toujours à terre, je la vis jouer avec son poignard aiguisé.

- Oh non immonde traînée, pas cette fois ! hurla la vampire, qui se précipita sur la sorcière, avant de lui décocher un coup de pied expert qui la désarma, expédiant l'arme terrible hors de sa portée.

Puis dans un cri de furie, elle plongea sur son adversaire au sol.

Les pirates observaient la scène avec attention, certains d'un sourire amusé, d'autres étaient d'une neutralité implacable, connaissant probablement les enjeux de ce combat. Ce dernier étant situé à l'opposé de ma position, personne ne regardait dans ma direction. Je compris qu'il s'agissait là de ma chance. Mon unique chance d'échapper à cette diablerie. Je ne me fis pas prier : quelques secondes plus tard j'enjambais le bastingage brisé et je descendis avec d'infinies précautions le long de la coque, de peur que ces monstres ne m'entendent. L'instant d'après, j'étais sain et sauf. J'avais survécu.

Plus tard, sur le bateau qui m'avait repêché, j'observait le gigantesque brasier qu'était devenu notre navire.

La fierté du pays s'écroulait dans une macabre solution de feu, de sang et de folie.

Plus tard, je recroisais la route du Leviatán et de son sinistre équipage, mais jamais plus d'aussi près.

Alice entendit le son familier du vieux plancher qui craquait. Elle s'empressa de refermer le vieux livre d'un coup sec. Les lettres dorées peintes sur le cuir rouge scintillèrent dans la lumière décroissante d'une fenêtre proche. Elle se leva de sa chaise puis pivota vivement vers la source du bruit, prête à user de sa baguette s'il le fallait. En découvrant celle qui l'avait dérangée, les traits de son visage s'adoucirent.

Ce bouquin épique a dû déteindre sur moi, il n'y a aucun pirate ici, se dit-elle en souriant.

Kassandra faisait mine de s'intéresser aux imposants volumes qui jalonnaient les étagères environnantes, un doigt sur les lèvres, le regard concentré sur des titres obscurs tels que Analyse Pluridimensionnelle du Mythe Vaudou impliquant les conséquences Dorlisiennes (Nouvelle Édition), Traité de Navigation Astrale Inversée théorisant la position Zodiacale ou encore L'Acclamé Cuthbert Binns délivre son interprétation de l'Âge Sombre des Nécromanciens au sein des plantations du Nouveau-Monde. Alice était certaine que la comédienne n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être la position zodiacale, encore moins pouvait-elle savoir qui était Cuthbert Binns.

Elle tenta de garder un peu de sérieux devant la fabuleusement ridicule performance que réalisait son amie.

- Tu peux arrêter de te cacher Kass, je t'ai vue, dit-elle le sourire aux lèvres.

- Quoi ? Quelqu'un me parle ? répondit l'intéressée d'un ton innocent, levant les yeux au plafond comme si elle cherchait l'origine de ce son, toujours sans adresser un seul regard à la petite blonde qui leva elle aussi les yeux au ciel, mais dans son cas c'était une façon de dire qu'elle abandonnait la partie.

Alice s'adossa à côté de son amie, les bras croisés, aux premières loges de la fameuse scène que lui réservait Kassandra.

- Mais attend ! Je la connais cette voix ! C'est pas la blondinette qui se barre tout le temps toute seule et comme par hasard, je suis la dernière informée ? continua t-elle de son ton faussement désinvolte, sachant parfaitement que celui-ci insupportait son amie au plus haut point.

- Mais...

Kassandra fit volte face, une curieuse expression sur le visage.

- Il n'y a pas de mais !

- Je devais vérifier un truc...

- Ouais et bah figure toi que j'avais quelque chose à te raconter, mais apparemment madame est trop occupée.

Sur ces mots, elle fit mine de tourner les talons, son adorable moue peinte une fois de plus sur son visage de petit ange insouciant. Alice lui attrapa le bras.

- Arrête de bouder deux minutes et raconte moi plutôt ton histoire, dit-elle sans se départir de son sourire.

- Et c'est tout ? répondit Kassandra, sans que son expression déçue ne déserte son visage.

Alice la prit soudainement dans ses bras et lui chuchota doucement :

- Excuse moi forte tête, je n'aurais pas dû te laisser toute seule.

Kassandra se laissa étreindre quelques secondes puis retrouva son sourire excité :

- Alors pour commencer on part d'ici, je n'ai pas envie que les personnages de ces vieux bouquins écoutent mes petits secrets !

Alice acquiesça de la tête, écrivit rapidement quelque chose sur le carnet bleu qui trônait à côté des Mémoires du Corsaire Andrés Álvarez García, puis rangea tout ce qui traînait sur la table dans son sac. Son amie eut un bref aperçu de la page du carnet :

Le Coffre est là ! C'est le Leviatán qui l'a volé ! Je t'aime Andrés !

Sur le chemin qui les conduisit dans les Jardins, Kassandra était bien trop fébrile pour questionner Alice sur ces quelques mots. Inarrêtable, elle continuait :

- Je te dis qu'il s'est passé un truc, j'en suis sûr ! Oh là là je suis trop contente !

- Calme toi, vous vous êtes juste frôlés la main...

- Non, pas que la main...avoua Kassandra en rougissant.

- Hein ? Quoi alors ? s'écria Alice.

- Disons que je l'ai un peu embêté avec ma jambe...

- T'as fais quoi ?

- Bah tu vois quoi, j'ai un peu envahit son espace vital en me collant un peu beaucoup...répondit son amie en baissant les yeux, même si un sourire certain éclairait son visage.

Alice s'arrêta et se prit la tête dans les mains.

- Mais t'es juste infernale Kass...et comment il a réagit ?

- Euh je sais pas vraiment, il faisait comme si rien se passait, il osait pas regarder...

- Oh là là là là...t'en a parlé à Julie et Margot ?

- T'es malade, si elles apprennent ça elles seront super jalouses !

- Pas faux.

- Bon je dois faire quoi du coup à ton avis ?

- Je pense que tu pourrais commencer par essayer de lui parler, ça serait déjà moins agress...

Julie et Margot sortirent en courant du Pavillon et se précipitèrent à leur rencontre.

- Vous êtes parties où ? s'exclama la brune.

- À la... commença Kassandra.

- On s'est perdues dans le Palais, il y avait beaucoup trop de monde ! coupa Alice.

Son amie rousse lui jeta un regard d'incompréhension en fronçant les sourcils.

- Perdues ? s'interrogea Margot, perplexe.

Alice évita son regard bleuté qui n'était pas dupe.

- Pendant que vous étiez perdues, on a vu les salopards de Lynx dans les Jardins, ils déchiraient des banderoles des Aigles... expliqua Julie.

L'expression de Kassandra changea du tout au tout.

- Lui parler ? Mais c'est impossible ça, c'est beaucoup trop dur ! C'est comme marquer un but au Quidditch en passant à travers l'anneau avec la balle ! J'espère qu'il ne sait pas que je joue chez les Aigles ! s'écria t-elle d'une voix brisée avant de sprinter vers le Pavillon.

- J'en était sûre, vous étiez pas perdues ! leur reprocha Margot après un temps de réflexion.

Elle rejoignit à son tour la volée de marches menant à la porte du Pavillon, rejeta ses cheveux en arrière, d'un blond foncé aujourd'hui, puis rentra à l'intérieur.

Il fallut un peu plus de temps à Julie :

- Elle a parlé à Eliot Klein ?

- Non...et ça risque pas d'arriver tout de suite... répondit Alice en levant les yeux au ciel.

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