L'histoire sans fond [ω]

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Au début du printemps, il ne neigeait plus ; je vendais de l’ancolie sur Buston Avenue qui – inutile d’occulter ce détail – me suffisait à peine pour payer la navette retour et rentrer chez moi.

Chez moi, dans ma toute petite boite en carton dont le toit courbait l’échine quand il pleuvait trop fort, il y avait toujours le poster de Grant Bell, le compositeur de « Sèche tes larmes dans mon verre de vin ». Un abruti en définitive. Mais – ça peut paraître stupide j’en suis conscient –, je savais qu’il m’attendait tous les soirs, avec son sourire hautain contemplant la partition perchée au dessus des touches de son piano Stewil’s tout brillant. Un poster écorné avec une tache de gras sur l'instrument. Ce n'était pas du réconfort car les gamins dans mon genre naissent forts et courageux, quelles que soient les épreuves qu’ils rencontrent à Nigdart. Cependant, depuis que je l’avais croisé à la sortie du Vendolmia Opéra sur la 9ème avenue – le seul vestige digne d’intérêt du Secteur 7 dont l’acoustique rendait fou de jalousie tous les artistes de la ville haute –, attirant les fans idiots comme un aimant, ce visage charmeur accroché à l’agrafeuse sur un vieux cageot venait combler un vide.

La mort de ma grande soeur était pourtant survenue si abruptement que je n’avais même pas eu le temps de songer à me morfondre, à pleurer comme le font les enfants qui perdent leur lapin en peluche…

On n’avait pas le temps de regretter les sursauts de la vie à Nigdart.

Vivre, c’était tout ce qui comptait et j’étais trop intelligent pour me complaire dans la naïveté à cette époque-là.

Tous les soirs de spectacle, en sortant de la station qui donnait sur la 9ème avenue, j’entendais ses notes de piano s’envoler par la fenêtre entrouverte. Ce garçon m’obsédait ; il n’était pourtant qu’un palliatif illusoire à ma condition inébranlable de réfugié du Secteur 7. Une curiosité. Une présence imaginaire. Nos mondes jamais ne devaient se rencontrer. Jamais.

Aussi loin que mes souvenirs parviennent encore à me faire voyager, quand ma grande soeur était encore soldat et que sa solde me nourrissait avec autre chose que du beurre industriel et des radis, elle me rabâchait les oreilles de ne jamais rêver. Rêver, disait-elle, c’est se condamner à de grandes déceptions en grandissant. Mais moi, aussi maigre qu'insouciant, je ne suivais guère ses conseils. Quand elle est partie en mission sur Rebecca IV pour sécuriser les puits de Makrov, je ne lui ai même pas dit au revoir, le nez dans le bac à sable du parc collé au grand mur central du Secteur 7. Je n’ai pas vraiment trouvé le temps de pleurer sa disparition puisque je n’ai jamais vraiment compris pourquoi elle m’avait abandonné. Je ne suis resté que quelques mois à l'orphelinat avant de m'enfuir. Et Gina, une grosse femme aux yeux maquillés me recueillit et m’apprit à vendre des fleurs.

Je vendais donc encore de l’ancolie sauvage cueillie dans les champs qui bordent les centrales à Makrov, ces monstrueuses usines produisant l’énergie dont se servaient quotidiennement les citoyens des quartiers respectables de la ville haute qui écrasait les sept secteurs inférieurs oubliés de Nigdart. Dans tous les sens du terme.

Lorsque ma soeur m’apprenait à lire, elle disait que nous autres étions les enfants chanceux de l’ombre éternelle parce que les livres tombaient du ciel lorsque les citoyens de la ville haute n’en voulaient plus. Elle disait que, dans leur ignorance, les citoyens qui nous méprisaient nous offraient pourtant un peu de lumière à travers l’obscurité construite au dessus de nos têtes.

Des livres qui tombent du ciel, quel prodige enchanté c’était dans les yeux d’un pauvre gamin.

Je me souviens. Je passais des heures, près de la gare de marchandises, à attendre qu’un petit garçon lâche la suite des aventures de « Sam, le pirate des nuages » pour que je découvre enfin ce qui se passe lorsque Wendy s’échappe de l’île du Diable. Mes yeux tournés vers le ciel obscur, vers les lumières artificielles qui marquaient la frontière avec ceux qui étaient nés là-haut, je scrutais les gigantesques poutres d’acier qui maintenaient la plateforme chimérique par delà les brumes pourpres que crachaient les fumées des usines. J’espérais ces ailes blanches comme on espère la pluie, ces pages virevoltantes qui atterriraient dessus le toit d’une locomotive rouillée ou d’un entrepôt désaffecté, sur la coque d’un navire fraîchement accosté sur la mer des Sarcasmes qui enclavaient le Secteur 7 ou dans une bête benne à ordure…

Et ce jour-là, le jour où j’ai définitivement désobéi à la mémoire de ma grande soeur, le jour où j’ai commencé à rêver d’une autre vie, un étrange carnet lie-de-vin tomba pile sur ma tête…

Je commençai à le lire...

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