Chapitre 42 : L'acharnement (1/2)

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NAFDA


En ce jour, elle foulait les rues de Doroniak. Du moins ce qu’il en demeurait. Elle était armée, pétrie d’assurance, le nez rivé vers son objectif. Cette cité lui était encore inconnue quelques jours auparavant. Jamais elle n’avait ressenti semblable sensation depuis ses huit ans.

Quand elle avait découvert Amberadie.

À cette époque, elle ne réalisait pas. Elle s’imaginait naïvement que ses parents l’avaient pardonnée pour son meurtre involontaire. Jouer avec des pierres pointues aurait constitué une activité raisonnable si elle n’avait pas troué le crâne d’un jeune garçon. Depuis lors, ils n’avaient pas prononcé un mot, sinon des murmures de consolation. Ils prétendaient l’emmener vers un endroit meilleur. Or l’enfant avait déjà émis des doutes lorsqu’ils s’étaient enfoncés dans les opaques venelles, obscurcissant les faubourgs déjà peu rassurants de la capitale.

Ils se confirmèrent à l’entrée dans un bâtiment miteux, méconnu, à l’abri de maints regards. Son propriétaire, Uraith Alnaï, était un homme grand, grêle, d’un âge avancé. Ses yeux perçaient dans la semi-pénombre dans laquelle l’orphelinat était plongé en permanence. Nafda s’était d’abord demandée comment un tel homme pouvait inspirer la confiance. Ensuite de quoi sa mère l’avait poussée avec délicatesse, éprise de sanglots, avant d’accueillir sur ses genoux une autre petite fille. Figure couverte de suie, vêtue d’une tunique brunâtre et malpropre, la peau hâlée, et d’une maigreur maladive. Elle serait leur nouvel enfant, qu’ils chériraient sans doute mieux qu’Uraith. Un échange équivalent, à un temps où Nafda ignorait l’illégalité d’un tel procédé. Une séparation dans les larmes, à la manière d’une contrainte.

Jamais elle ne les avait revus. Et pour peu, elle n’aurait plus aperçu la lumière du jour non plus.

Uraith s’était avéré vicieux. Il aurait été trop aisé qu’il manifestât une brutalité physique contre les enfants, sinon ils auraient pu le dénoncer. Au lieu de quoi il les soumettait à un régime alimentaire strict et frugal. Au lieu de quoi il les forçait à des travaux ingrats, entre nettoyages et transports de lourdes charges. Un tel rythme de vie consumait leur être. Des douleurs régulières au dos, combinées avec le crissement de leurs os et de leurs muscles, laissaient espérer une faible durée de vie. Et le confort de leur matelas ne suffisait pas à combler cela.

La plupart des orphelins s’étaient accoutumés à cette existence. Pas Nafda. Rarement succombait-elle à l’influence d’autrui, encore moins de celle d’Uraith. Il prétendait qu’ils devaient s’estimer chanceux pour des rebuts de la société, qu’aucun parent ne désirerait de pareils rejetons. Il citait surtout Nafda en exemple, car il savait que la petite fille avait encore des réminiscences de son ancienne vie. De ses instants de bonheur devenus lointains. Ce pourquoi le chantage affectif ne l’atteignait guère.

Malgré tout, elle supporta ce cycle de pénibles besognes quatre ans durant. Chacune de ses tentatives de fuite s’était soldée par un cuisant échec, et par des châtiments de croissante gravité. Jusqu’au jour où la petite fille imagina le bon moyen de s’en délivrer. Le même qui l’avait conduit à cet orphelinat.

La solution avait été d’une effarante simplicité. Nafda s’était réveillée au milieu de la nuit, emportant son oreiller avec elle. Elle avait progressé de pas feutrés sur le plancher avant de monter les escaliers grinçants. Puis elle avait atteint la chambre d’Uraith qui dormait à poings fermés. C’était son sommeil lourd qui avait octroyé avantage à la petite fille. Mais aussi la serrure ouverte et l’absence de protection.

Uraith n’avait pas imaginé qu’un jour les orphelins se retourneraient contre lui. Il avait alors suffi à Nafda de l’étouffer avec son oreiller. Des années de souffrance réduites en si peu de temps. La petite fille n’avait pas rendu à Uraith tout ce qu’il leur avait fait subir, mais peu lui avait importé : l’essentiel était de s’être débarrassé de lui. De s’en être libéré.

Ce fut son assassinat le plus aisé, le plus propre, et le moins élégant.

Jamais elle n’avait revu non plus les autres orphelins, qui pourtant lui exprimèrent mille fois leur gratitude.

Nafda s’était retrouvée livrée à elle-même. Partout elle avait entendu les rumeurs sur la richesse et la prospérité d’Amberadie. Elle se disait que ces personnes-là n’avaient jamais fréquenté les quartiers les plus malfamés de la capitale. Ces allées cachées loin des classes riches et moyennes, là où se terraient les indésirés, les citoyens inexistants pour le système. Une minorité à laquelle elle appartenait.

Quatre autres années s’étaient écoulées. Pour la jeune fille, elles s’étaient apparentées à une éternité. Une survie perpétuelle, sans foyer fixe. Des vols quotidiens afin de se nourrir, et pis encore, obligations de tuer lorsqu’on la menaçait d’un surin. Ses perspectives se réduisaient de mois en mois. Elle était consciente qu’elle ne serait pas la bienvenue dans les quartiers plus aisés, et que l’hostilité du désert était peu accueillante. Quand chaque jour pouvait être le dernier, circonspection et instinct constituaient ses meilleurs alliés.

Il suffisait de quelques heures pour bouleverser un quotidien. Un étal de fruits, exposé à un croisement entre deux quartiers, l’avait attirée. Mal lui en avait pris, car la marchande l’avait repérée, et elle maîtrisait même la magie pour défendre ses biens. Mais alors qu’elle hésitait à trop blesser une jeune fille, Nafda cherchait à lui planter un coup de surin de la jambe pour s’en défaire.

Elle lui avait transpercé le torse après une déviation involontaire de sa lame. La marchande s’était vidée de son sang, et toute intervention se révéla trop tardive pour la secourir. Nafda avait lâché son arme, figée sur place, arrêtée par une demi-dizaine de gardes enragés.

Ni son jeune âge, ni son passé n’auraient dû plaider en sa faveur. Les autorités ignoraient quel sort elle méritait, combien de temps elle devait rester enfermée. De plus urgentes décisions devaient alors être prises. En quelques semaines, l’ordre de l’empire avait été bouleversé avec l’ascension de Bennenike au pouvoir.

Et ce fut seulement une fois la purge bien entamée qu’on se souvint d’elle. La nouvelle impératrice s’était rendue devant sa cage et l’avait dévisagé avec intérêt.

— Enfant des rues, avait-elle compati. Tu me fais de la peine. Dis-moi, comment t’appelles-tu ?

— Nafda, avait déclaré la jeune fille, peu intimidée face à cette figure. Je ne me souviens pas du prénom que mes parents m’ont donné. Mais c’est celui que j’ai adopté.

— Très bien, Nafda. Il y a encore quelque temps, ton acte était un meurtre sauvage, punissable au moins de plusieurs années de prison. Mais il se trouve que la victime était une mage, ou plutôt une engeance de la nature. Tant que je serai au pouvoir, pas un seul ne pourra fouler mon empire en liberté. Je viens donc te faire une offre.

— Laquelle ?

— Sois mon assassin personnelle. Tu m’as l’air plutôt douée, avec les lames. Je propose de te libérer. De t’entraîner. Et dans quelques années, quand tu seras prête, l’heure sera venue pour toi d’achever ce qui a été débuté. Qu’en penses-tu ?

Pas une once d’hésitation ne s’était lue dans les traits de Nafda. Elle était devenue la protégée de Bennenike. Elle était devenue ce pourquoi elle était née. Au fond d’elle-même, Nafda avait compris que l’assassinat avait toujours été sa vocation. Il lui fallait juste des cibles précises à supprimer.

Les mages.

Je me rapproche. Le glas s’apprête à sonner. Tout comme la mélodie du métal.

Le temple n’était plus l’intangible structure à l’horizon. Elle s’élevait de magnificence et de largeur. Comme intouchée par cette guerre. Comme préservée de tout. Nafda marchait entre les fragments de statue de son impératrice. Personne n’avait scellé les grandes portes incurvées. Nul n’avait dressé d’égide à l’extérieur. Aussi Nafda se fraya-t-elle une voie avec facilité.

Peu de bruit résonnait encore derrière elle. Le monde s’est tu ? La bataille est terminée ? Nafda n’avait cure de ces interrogations. Tout ce qui l’intéressait se situait par-delà les portiques. Dans cette immense pièce principale, baignée d’une lumière tamisée, striée de pylônes de teinte turquoise, où des courbes d’apparence hasardeuse serpentaient le dallage éburnéen. Sur le mur d’en face, en-deçà d’une série de pilastres dorées, le symbole actuel de l’empire luisait de plus belle.

De prime abord, l’assassin crut avancer de pleine aise. Or des ombres s’étendirent par-delà les colonnes : une dizaine de gardes, Zelid à leur tête, braqua leur arme en direction de l’intruse. Autant de gardes réquisitionnés pour sa protection ? Quelle lâche ! Je n’ai jamais affronté autant de personnes en même temps… D’autant que ma potion ne fait plus effet, et j’ai des douleurs musculaires en conséquence.

Enfin elle avait retrouvé Jounabie. La concernée se situait au sommet d’une série de marches, derrière un autel, encore désireuse de s’élever dans ces circonstances. Moult frissons semblaient l’ankyloser. Nafda en ressentait aussi, mais ils l’exhortaient.

Zelid déglutit comme Nafda progressait de plus belle. Quand bien même elle feignait la force, du haut de sa stature, Nafda percevait d’ici ses tressaillements.

— C’est elle ! avertit la garde. L’assassin de l’impératrice.

— Celle que tu étais censée avoir arrêté ? reprocha Jounabie. Tu aurais dû la zigouiller, pauvre idiote, au lieu de vouloir l’exécuter devant moi !

— Je me serais défendue, se targua Nafda. Même capturée, il me reste encore des ressources. Une simple déduction a suffi à vous trouver, Jounabie Neit. Et là encore, vous vous abritez derrière vos gardes, car vous êtes incapable de vous défendre vous-même.

Jounabie se plaça devant l’autel et toisa Nafda. Elle confirme mes propos. Bien éloignée, la cheffe auto-proclamée est prête à les laisser se sacrifier pour elle. Et pour quelqu’un qui vénère les mages, Jounabie s’est contentée de gardes ordinaires. En réplique, Nafda s’approcha davantage, quitte à frôler encore plus les armes rivées vers elle.

— Tu fais la maligne, Cœur Sec ? provoqua Jounabie. Oui, ta réputation te précède. On te dit tueuse de mages, si bien que même Khanir te craignait, dans ses plus obscures confessions. Tu n’as pourtant tué que trois des siens.

— Quelques-uns de plus désormais, affirma Nafda.

— Peu importe ! Je ne me laisserai pas vaincre !

— Je ne tue plus seulement les mages. Leurs collaborateurs méritent également la mort. Des personnes comme vous.

Un rire nerveux emplit la salle. De quoi entraîner la perplexité des gardes pour qui rien justifiait pareille réaction. Surtout que suivit un applaudissement d’une meneuse encore encline à se gausser de son adversaire.

— Ai-je des leçons à recevoir d’une assassin ? ironisa-t-elle. Cela me paraîtrait bien hypocrite.

— Vu le nombre de morts et d’agonisants que j’ai croisés en chemin, répliqua Nafda, vous avez plus de sang sur les mains.

— Ça y est, je suis la responsable toute désignée ? Jamais il n’y aurait eu autant de dégâts si la dévouée armée de l’impératrice n’avait pénétré par-delà les murailles !

— Je suis arrivée avant eux. Et ce n’est pas ce que j’ai vu. Plutôt des émeutes d’une violence sans précédent.

— Parce que certains citoyens étaient effrayés ! Ils avaient peur des changements bénéfiques que la réforme apporterait. Doroniak n’a même pas eu le temps de s’adapter que vous êtes déjà intervenus. Alors cette flamboyante cité va périr. Peut-être qu’un jour elle renaîtra de ses cendres, mais il faudra attendre longtemps.

— Vous palabrez beaucoup. Hélas, vos mots sont vides de sens. Parce que vous justifiez l’impensable. Parce que vous ne reconnaissez ni vos erreurs, ni votre défaite.

Jounabie s’éclaircit la gorge. Elle préférait balayer la salle du regard, consulter ses gardes d’un acquiescement peu assuré, s’attarder sur cette opiniâtre goutte par-dessus la vague.

— Naguère, raconta-t-elle, ce temple était dédié au culte des anciens prophètes. Des mages architectes, qui ont bâti Doroniak tel quel nous le connaissons aujourd’hui. Et par extension, le reste de l’empire. Tout leur savoir était précieusement consigné dans des grimoires légendaires. Jusqu’au jour où les miliciens de Bennenike s’en sont emparés, les ont brûlés pour effacer ce glorieux passé !

— Effacer des siècles de destruction et d’instabilité. En quoi est-ce un mal ?

— Tu as bien appris la leçon de ta maîtresse, et peut-être que tu écartais les jambes aussi ! Tu te crois subversive alors que tu incarnes ce système tyrannique ? Certes ce temple n’a pas été détruit, mais à la place, Lenihald en a fait un lieu de culte pour Bennenike ! Les vaillants mages d’autrefois ont dû se retourner sur leur tombe…

— Voilà donc l’ultime solution ? Restaurer les cultes d’antan ? Fantasmer sur l’ancienne société ?

— Exactement.

— Alors vous devez mourir.

— Si fait, ce sera avec dignité. Toi, tu ne gagneras qu’à être embrochée. Ainsi seulement tu auras trouvé ta sérénité. Gardes, massacrez-la !

Aucune lame ne vibrait comme son souffle ralentit. Fixée sur ses ennemis, lesquels beuglaient à tue-tête, Nafda se fendit d’un sourire narquois. Je suis dans mon domaine. Mages ou guerriers, peu importe, ce ne sont que des sbires insignifiants. Des sbires qui n’auraient pas dû croiser mon chemin.

Ainsi débuta la danse de l’assassin.

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