Chapitre 40 : L'écroulement

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JIZO


Il croyait ses tympans déchirés. À une telle proximité de la tour écroulée, l’onde de choc s’était tant propagée qu’il faillit en être éjecté. Des fines particules lui arrachèrent des quintes de toux des secondes durant. Il était déjà désorienté : seuls ses compagnons pouvaient lui servir de repères.

Tous s’avéraient hélas égarés.

— Voilà à quoi ressemble une bataille à grande échelle…, déplora Nwelli.

— Évidemment, lâcha Irzine. On est loin des récits grandiloquents, où une glorieuse armée charge pour vaincre l’ennemi avec honneur, secourant au passage le peuple opprimé. Ici, c’est chacun pour soi. Et les responsables sont bien cachés.

— Pas sûr, contesta Larno. Qui a détruit cette tour ?

— Ce doit être Khanir. Ça m’étonnerait qu’il y ait d’autres mages aussi puissants. Je savais que cet homme était fou, mais là, il essaie de détruire toute la ville ! Avançons, vite !

Avancer, c’est que nous faisons depuis une éternité. Irzine dresse des conclusions rapides… Mais elle est la plus forte d’entre nous, il faut se conformer à ses mouvements.

Quelques égratignures déparaient le flanc de Jizo. Il les ignora en dépit d’un grincement des dents et progressa dans ce dédale en déclin. Au niveau de Nwelli, il brandissait son sabre, à l’affût de quiconque entravait leur traversée.

Circonspection était de mise. Tout comme une attention affûtée. Car quand des beuglements se répercutaient par-delà les habitations, quand même la densité couvrait peu la détresse ambiante, qui pouvait les sauver ?

Vouma, je perçois encore tes murmures… Ils sont incompréhensibles, comme si tu ignorais quoi formuler. Resterais-tu sans voix face à l’ampleur des événements ? Impossible d’employer le sarcasme quand tout le monde agonise autour de soi. Même toi, ça ne te laisse pas indifférente. Un cœur survit peut-être derrière ta cruauté.

Jizo n’aurait pas souhaité la concrétisation de telles pensées. Au centre de Doroniak, leurs perspectives s’élargirent, et leur estomac se noua. Partout ailleurs s’entretuaient surtout des soldats et des gardes. Mais cette place regorgeait plutôt des oubliés. Plus d’une centaine de citoyens de tout âge, de tout origine, de tout statut social. Transpercés, démembrés, décapités, calcinés, foudroyés. Les uns méconnaissables, les autres aux expressions trop horrifiées. Rares étaient les personnes encore vivantes, et lorsque c’était le cas, leur trépas s’annonçait imminent. Le groupe avança malgré tout parmi ces agonisants. D’aucuns réclamaient de mettre fin à leur géhenne… Et ils en déglutissaient davantage.

— Ils n’ont pas su se réfugier…, s’attrista Nwelli.

— Il n’y a nulle part où se mettre à l’abri ! s’écria Irzine. Les bâtiments s’effondrent, et à ce rythme, ils finiront tous ensevelis !

— Que faire, alors ? s’inquiéta Larno.

— Traquer les coupables. Qu’ils cessent de se cacher.

Ce disant, Irzine brandit son bâton en quête d’adversité. Même sans dévoiler ses traits, ses compagnons devinaient ses intentions. Certaines ardeurs doivent être réfrénées. Jizo attrapa alors son épaule d’une main ferme.

— Où vas-tu ? s’alarma-t-il.

— Je viens de le dire, lâcha Irzine. Pas le temps de palabrer, c’est la guerre ! Chaque seconde passée au milieu de ces ruines !

— Tu vas te mettre en danger alors que tu es à peine libérée !

— C’est gentil de t’inquiéter pour moi, mais j’ai connu pire. Je ne parle pas forcément d’affronter Khanir. Plutôt Jounabie. J’ai promis de me venger !

Des déflagrations retentirent encore. Et alors que le groupe porta son regard au nord, deux bâtiments s’effondrèrent à leur tour. De quoi accentuer leur paralysie comme ils subissaient de plein fouet la frénésie humaine. Au milieu de leurs tourments, ils perçurent les sanglots de Larno.

— Irzine, s’il te plaît…, supplia-t-il, essuyant ses larmes du revers de la main. Ne pars pas toute seule !

— Je ne veux pas vous abandonner…, clarifia la femme masquée.

— Et pourtant, rétorqua Jizo. Tu t’engouffres dans une quête de vengeance. À quoi bon ?

— D’autres innocents périront tant qu’ils vivront !

— Nous ne pouvons rien y faire ! Irzine, tu es brave, combattive, et tu as tout sacrifié une fois partie des îles Torran. Mais tu n’es pas invincible, et ces forces nous dépassent ! Même si elle ne maîtrise pas la magie ni les armes, Jounabie doit être protégée par une armada de gardes, à l’abri de tous ! Tu ne peux pas la traquer !

— Ah oui ? Nous sommes censés agir comment, dans ce cas ?

— Que nous le voulions ou non, nous sommes emportés par cette vague destructrice… Brandir un sabre ou un bâton paraît bien vain. Au fond, qui sommes-nous, sinon des citoyens piégés ?

— Et tu proposes quoi ? Fuir comme des lâches ?

— Il y a un moyen de faire le bien. D’agir à notre échelle. Des citadins se sont réfugiés dans leur maison. Ils attendant la fin de la bataille, espèrent qu’aucun ennemi ne s’infiltre chez eux. Mais cette magie détruisant les bâtiments est à l’œuvre, maintenant… Ils ne sont plus en sécurité.

— Tu souhaites donc qu’on les sauve ?

— Oui ! Sortons-les de leurs demeures instables, menons-les à une sortie, là où ils ne seront pas vulnérables aux sorts des puissants mages !

— L’exil donc… Tu as raison, Jizo. J’ai été égoïste. Nous ne pouvons plus avancer seuls. Quoi que nous décidions… Ne traînons plus.

Nulle hésitation. Ils s’étaient déjà attardés outre mesure dans cette place, où la mort hantait sans relâche, où ils risquaient un sort aussi cruel chaque seconde supplémentaire à s’y éterniser. De suite ils cheminèrent vers l’ouest et s’y consacrèrent en sprint.

Quitte à s’éreinter, quitte à s’exposer, autant réaliser une bonne action. Nos têtes sont connues, en tout cas celles d’Irzine et Larno. Accepteront-ils notre aide ? Devrons-nous gagner leur confiance ? Nous ne saurons jamais si nous n’essayons pas !

— Là-bas ! signala un garde. Les prisonniers évadés !

Le sabre de Jizo manqua de glisser de ses doigts. Ils ne nous laisseront jamais tranquilles… Mais il est vrai que notre groupe est loin d’atteindre la précision escomptée. Sitôt eurent-ils pénétré une autre allée qu’un trio de gardes, pourtant déjà amochés, se jetèrent sur eux.

— Nous y voilà encore…, soupira Irzine.

La femme masquée constitua l’égide derrière laquelle dégainèrent les autres combattants. Un entrechoquement s’ensuivit. Et le bâton, porté à l’horizontal, bloqua les trois cimeterres d’un mouvement adéquat. Tournoyant sur elle-même, pointe des pieds sur le sol, son arme traversa la défense d’un des gardes. Il en finit transpercé, et quelque peu surpris, pour succomber face à la détresse de ses homologues.

Jizo et Larno saisirent l’opportunité. Mû par le devancement de son aînée, le garçon para l’estocade du second avant de le désarmer. Il lui suffit juste de lui trancher le torse pour l’éliminer. Restait seulement la dernière du groupe, toute en sueur et frissons, toutefois désireuse de venger les siens. Elle abattit son cimeterre sur Jizo qui bloqua de justesse. Figé sur sa position, ravalant sa salive, l’ancien esclave lutta contre la force de son adversaire ainsi que son âpre coup d’œil. Leurs coups s’échangèrent à un rythme drastique. Des étincelles germèrent de part et d’autre du métal, ébranlèrent la rue déjà dévastée, contraignirent les combattants à se courber.

Jizo parvint finalement à désaxer l’arme, puis l’embrocha net. La garde rejoignit ses confrères dans un ultime borborygme.

— Profitons de ce répit, proposa Irzine, essoufflée. Il va y en avoir beaucoup à protéger…

En l’absence de gardes supplémentaires, sans faux détour, les compagnons se ruèrent parmi les habitations de la rue. Obligation leur était due de défoncer les portes verrouillées. Peu surprenant, mais une malheureuse égide. Si les ennemis le voulaient vraiment, ils pénétreraient à l’intérieur d’une facilité déconcertante.

Une telle volée engendra des cris suraigus. Dans cette demeure de classe moyenne logeait un homme basané vêtu d’une longue houppelande opalescente. Deux petites filles s’accrochaient à ses genoux. Un père protégeant ses enfants. Elles se ressemblent tellement… Sont-elles jumelles ? Appréhendant les visiteurs, les enfants enserrèrent davantage leur paternel, et elles comme lui frissonnèrent à leur approche.

— Partez ! exigea-t-il. Pitié… Nous ne savons pas qui vous êtes.

— C’est la femme masquée…, reconnut une des filles. Je la croyais en prison.

— Nous avons été libérés, précisa Irzine. Mais nous sommes toujours enfermés à Doroniak. Et nous devons nous évader. Tous.

Le père examina ses filles, une moue incongrue plissant ses lèvres, comme incapable de se mouvoir. Il disposait d’un espace personnel duquel il ne souhaitait pas s’extirper. Un confort illusoire qu’une trop forte étendue de dégâts annihilerait en un instant. Depuis ce salon, où l’épaisseur de la tapisserie et des meubles compensaient le désaccord des teintes chaudes, fracas et grondements résonnaient de plus belle, la famille atermoyait l’inévitable.

Larno se risqua à une percée. Un faible sourire étincela dans son regard tandis qu’il leur tendait la main.

— Nous partirons, promit le garçon. Avec vous.

— Je ne le mérite pas, se dévalorisa le père, au bord des larmes. C’est ma punition pour avoir soutenu la nouvelle loi.

— Vous ne pouviez pas savoir que ça finirait ainsi…

— J’aurais dû m’en douter ! Dire que je voulais apprendre la magie… Ce monde est trop dangereux.

— Il le restera tant que les bonnes actions ne rattraperont pas les mauvaises, s’imposa Nwelli. La magie n’est pas responsable de cette bataille. Plutôt la folie et l’ambition du pouvoir. Nous avons tous commis des erreurs, ici. Nous méritons une seconde chance. Si nous saisissons l’opportunité d’une nouvelle vie à temps.

— Vous parlez de quitter Doroniak ?

— Oui, affirma Irzine. Cette ville est finie. Ses habitants peuvent encore être secourus. Suivez-nous.

Il n’en fallut pas davantage pour que la famille les rejoignît. Ils ont l’art de la persuasion. De maîtriser les mots. Une sensation de triomphe, rare en ces derniers temps, emplit Jizo pendant qu’il sortait de cette demeure. Sauver des vies. Voilà notre rôle. De bonnes actions, comme l’a si bien dit Nwelli. L’entraide face à la haine et la violence. La coopération face à la compétition maladive.

Et le processus se répéta. Forcer des demeures par-delà la peur. Convaincre des terrorisés par-delà les préjugés. Proposer des meilleures solutions pour la survie. Plus le groupe s’agrandissait et plus les ralliements s’en facilitaient. Moins d’un tiers d’entre eux était armé, aussi se rassemblèrent-ils aux endroits stratégiques.

C’était là que le courage de tout un chacun était requis.

Il était rude de cheminer là où proches et amis avaient péri. Il était ardu de progresser lorsque même témérité et audace n’effaçaient pas les centaines des leurs massacrés l’un après l’autre. Cibles directes ou dommages collatéraux, semblable fatalité les avait emportés. Tout ce qu’il demeurait résidait en l’amertume charriée tel un vent nauséabond. Dans cette existence vide de sens, comme coincée dans l’abîme d’irrépressible impétuosité, contre laquelle ripostes et complaintes paraissaient infructueuses.

Ces citoyens réunis en vue de débandade n’escomptaient aucune aide. Ni les gardes, ni les militaires ne les soutenaient, reclus en permanence dans leur cycle de violence. Les innocents assistaient aux collisions des armes, aux projections de sorts, à la pure définition de l’anéantissement. Tous risquaient le même sort s’ils trainaient trop. Ils n’abandonnèrent pourtant personne. Enfants, vieillards et infirmes figuraient parmi les plus vulnérables, et recevaient toute l’aide qui leur était due. Plusieurs mages révélèrent même leur potentiel en repoussant des vagues ennemies.

— Ironiquement, les mages ont aussi été victimes de cette nouvelle loi, murmura Irzine. J’ai peut-être été trop sévère à leur égard, en fin de compte. Eux aussi cherchent leur voie.

Jizo et Nwelli acquiescèrent à sa hauteur. Après quoi ils observèrent l’affluence derrière eux : près d’une centaine de citadins s’était joint à leur impulsion, et son nombre grandissait minutes après minutes. Des groupes plus secondaires se formaient aussi pour récupérer les âmes égarées, encore piégée dans l’illusion de la sûreté des murs. Ce constat décocha un sourire aux anciens esclaves qui jamais n’aurait envisagé tant accomplir.

Un véritable regroupement organisé. Exactement le contraire des autres groupuscules bataillant au cœur de Doroniak. Nous sommes la preuve que la solidarité est toujours la meilleure solution. Quand cesseront-ils de s’entretuer ? Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne qui respire ? Quelle absurdité… Quelle désolation. Mais nous en viendrons à bout. Quoi qu’il en coûte.

— Attention ! alarma un mage.

L’écroulement de la cité s’était accéléré. Des fissures se propagèrent à une vitesse faramineuse, transportant avec elles un flux dévastateur. Si bien que l’impact tua un mage sur les flancs d’un coup malgré son égide déployée.

Hurlements et sanglots couvrirent peu l’étendue des effondrements. Un bâtiment après l’autre, témoins d’une culture en déclin, réduits à l’état de décombres.

— Non ! hurla Jizo à l’intention de ses amis. Si nous ne hâtons pas, nous finirons tous ensevelis !

— Protégeons-les, proposa Irzine. Que tous nos efforts ne soient pas vains.

Jizo prit l’initiative, ce malgré l’inquiétude de Nwelli. Il courut à sens opposé afin de guider les citoyens vers leur aubaine. Lesquels devaient sprinter au milieu de rues tant les habitations se désagrégeaient de part et d’autre. Des pans massifs chutèrent avec fracas, écrasèrent plusieurs fuyards, répandirent le sang et la morosité.

À hauteur des mages protecteurs, Jizo soupira de soulagement, avisant la bonne avancée des plus retardataires. Alors vrombit ce persistant flux, sous lequel beaucoup étaient exposées.

Une nuée de gravats tomba tout autour de lui. Sa vision s’obscurcit.

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