Chapitre 15 : Citoyenne d'honneur (1/2)

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DOCINI


On l’examinait, encore. Non pour la dévisager, comme ce fut le cas autrefois, plutôt pour vérifier que ses blessures avaient cicatrisé. Ce qui impliquait d’être dénudée de toute sa partie supérieure du corps.

Au moins, je suis installée confortablement. Docini soupira avant de promener son regard autour d’elle. Un fort ensoleillement impactait les lieux, usuel dans ce pays ardent. La fraîcheur d’un souffle austral s’insinuait heureusement par-delà l’arcade safranée. Que ce fût le long du balcon, ou au pied de chacun des lits, des agaves détonnaient par-dessus un carrelage aux nuances cristallines. C’est particulier ici, en tout cas.

L’envie ne lui manquait pas de se replier, pourtant déjà assise sur un matelas trop rembourré. Sans sa houppelande et son épée, elle se sentait privée d’une part d’elle-même, révélée dans son intimité. Tel était le devoir du médecin impérial, laquelle s’échinait de pléthores d’allers et retours. Sa blouse écrue, à moitié boutonnée, soulignait son gabarit filiforme, tandis que l’inquisitrice la dépassait de plus d’une tête. Amenis Emat, au service de son empire, ponctuait ses fredonnements de sourires éphémères. Deux fines tresses noires pendaient de part et d’autre de son visage sombre et oblong, aux yeux smaragdins et au nez aquilin.

Son regard ressort par-dessus tout… Amenis exécutait son devoir avec lenteur, ce pourquoi l’inquisitrice se mit à tapoter du doigt sur son sommier.

— Soit je suis très mauvaise observatrice, soit vous me reluquez ! fustigea Docini.

— Hein ? se demanda Amenis, confuse. Oui, un peu. Mais je suis juste fascinée par le corps humain à travers tous ses aspects. Je sais séparer mon travail de ma vie privée.

— Il n’empêche que je suis une femme. Vous…

— Oh, pardonnez-moi, je croyais que c’était clair. Je vais donc devoir l’annoncer sans pincette : je suis attirée à la fois par les hommes et femmes !

La nuque de l’inquisitrice s’enfonça dans son oreiller comme ses yeux s’ouvrirent en grand. C’est possible ? Bon sang, dans quel milieu ai-je évolué ? Godéra m’avait dit que c’était soit l’un, soit l’autre. Elle m’a menti ! Et maintenant, je me sens maladroite. Elle s’orienta vers son médecin une fois remise et lui coula un regard bienveillant. Je dois admettre qu’elle ne me dérange pas trop. Elle peut continuer. J’en serais presque… flattée.

— En tout cas, je n’ai jamais rencontré de médecin aussi… contemplatif, éluda-t-elle. Moi qui m’imaginais que vous pratiquiez votre métier par amour du prochain ! Vous êtes habituée, non ?

— Pas tant que ça. Regardez-moi donc, j’ai la tête d’une jeune étudiante inexpérimentée ! L’impératrice me fait confiance malgré tout, et je n’ai jamais failli. C’est la première fois que je rencontre une belurdoise. Je l’avoue, j’ai rarement quitté la capitale…

— Et quelle différence avec les myrrhéens, hormis ma couleur de peau ?

— Vous êtes pâle, en effet ! Vous n’êtes pas la première de ce teint-là à être étendue sur un des lits, si c’est ce qui vous tracasse. C’est plutôt votre carrure qui attire mon attention. Les miliciens et gardes d’ici sont plutôt râblés, alors que vous êtes plutôt grande et svelte. Ça vous confère une stature idéalisée, comme une guerrière nordique, vous voyez ?

— Nous ne sommes pas tous ainsi, en Belurdie. J’ai subi un entraînement physique éprouvant dès mon plus jeune âge. Et ma taille, je l’ai héritée de mon père. Il était…

— Était ?

Docini déglutit comme ses mots se calèrent dans sa gorge. Pourquoi suis-je si encline à me confier à des inconnus ? Ils peuvent retourner ces informations contre moi ! Tout son de voix fut voilé derrière le prisme de l’épanchement. Le teint de Docini se plomba comme ses lèvres se serrèrent. Un tel silence atténua l’enthousiasme d’Amenis pour qui ce repli était inaccoutumé.

— Quoi qu’il en soit, éluda-t-elle, il aurait été fier de vous ! L’humanité est remplie de personnes exemplaires, mais vous êtes au-dessus. Une véritable héroïne !

— Ah bon ? douta l’inquisitrice. Je n’ai accompli que mon devoir.

— Quelle modestie ! Moi, j’accomplis mon devoir. En comparaison, vous vous êtes dressée dans un affrontement épique, avez sauvé la vie de l’impératrice, et avez vaincu ce terrible mage !

— N’est-ce pas exagéré ? Quelqu’un aurait fini par l’arrêter…

— Ça, c’est loin d’être certain. Voilà pourquoi je me dois de vérifier que vos blessures ont bien cicatrisé.

— Pour que je sois présentable devant le peuple ?

— Oui ! D’ailleurs, vous pouvez vous rhabiller, maintenant.

Docini dissimula sa joie. Enfin se remettait-elle à son aise, quand elle enfila un équipement dont elle ne désirait guère se séparer. Ses membres se détendirent comme son corps se tendit. Debout, elle devait désormais baisser la tête pour voir Amenis, qui la gratifia alors d’un sourire en demi-teinte.

— Vous en imposez encore plus ! complimenta-t-elle. Je vous envie. Les légendes vivantes comme vous, admirées de tous, inscrites dans l’histoire.

— Une idéalisation trop poussée, contesta Docini. Il suffit d’une bonne action et le mépris des autres disparait ? Je n’y crois pas. Je me sens trop facilement nommée citoyenne d’honneur, comme s’il s’agissait d’une manœuvre politique.

— Ne soyez pas si pessimiste ! Vos détracteurs ont sûrement compris leur erreur et vont vous réévaluer, vous verrez ! Il va falloir y aller. La cérémonie ne doit pas trop attendre la principale concernée !

J’ai de bonnes raisons de me méfier. Sinon, ils m’attendront au tournant, gorgés de jalousie. Docini garda ses impressions pour elle, au risque de ternir l’air guilleret d’Amenis. Un brin d’optimisme lui octroierait de l’entrain.

La solennité se déroulait sur la Place Suprême d’Amberadie. Là où elle avait rencontré les hautes instances de l’Empire Myrrhéen pour la première fois. Là où, inexpérimentée, étrangère, elle avait atteint une étape cruciale de son voyage. Aussi mouvementé le départ s’était avéré, il avait bifurqué vers un tournant inattendu. Cris et coups de naguère, dédain et dérision de jadis, tout s’était estompé au profit de meilleures perspectives.

Une myriade d’applaudissements l’accueillit. L’affluence la laissait circuler vers la sculpture en cipolin, autour de laquelle patientaient Bennenike ainsi qu’une quinzaine de miliciens, incluant Koulad, Badeni et Lehold.

L’impératrice, souvent hissée en prestige, ne constituait guère le centre de l’attention. Aujourd’hui, Docini cheminait au centre de louanges, auréolée de gloire. Aujourd’hui, elle pouvait avancer sans crainte d’être jugée.

La voix de la souveraine porta sur l’ensemble de la foule une fois que l’impératrice se trouva à sa hauteur :

— Citoyens de l’empire ! interpella-t-elle. De sombres événements ont menacé notre prospérité. Durant mon mariage avec Koulad Tioumen, un mage s’est infiltré, a assassiné froidement de courageux miliciens, et a essayé de me tuer. C’est alors que cette femme est intervenue. Vous ne la connaissez peut-être pas. Je vous la présente : Docini Mohild, inquisitrice de Belurdie !

Les acclamations retentirent derechef. Combien de temps s’était écoulé depuis la dernière fois qu’elle s’était empourprée face à un mouvement de pareille ampleur ? C’était la résonance d’une existence fantasmée. Jamais son cœur n’avait tant battu la chamade. Jamais elle ne s’était sentie autant à sa place. Jamais elle n’avait été comblée à ce point. Serait-ce ma consécration ? J’ai été au bon endroit au bon moment. Reste à savoir si c’est mérité…

— Plusieurs braves hommes et femmes se sont sacrifiés, reprit Bennenike. Mais le parcours de Docini mérite tout autant d’être salué. Elle a parcouru plus d’un millier de kilomètres, seule, juste accompagnée de son épée et de son cheval. À peine arrivée dans mon palais, j’ai ressenti tout le potentiel émanant d’elle, et la réalité m’a donné raison. Elle m’a sauvé la vie, et a arrêté Horis Saiden, qui sera bientôt jugé et châtié pour ses crimes. En attendant, ne sombrez pas dans la terreur. Il reste encore de rares mages susceptibles d’ébranler la sécurité de notre empire. Ils seront terrassés, comme tous les autres, jusqu’au dernier, et je m’en porte garante ! Ce sont les valeureux combattants tel que Docini Mohild qui s’en assureront. C’est pourquoi, au nom du pouvoir qui m’incombe, je la nomme citoyenne d’honneur ! Parce que la loyauté envers l’Empire Myrrhéen transcende les frontières, et que notre lutte est universelle !

Le discours remontait jusqu’aux tripes de l’impératrice. Bien que rien ne transparût de sa mine ni de son maintien, son être se délectait. Allons, Docini, ce n’est qu’une cérémonie ! Tant d’honneur l’enorgueillissait, et en quelque sorte, elle se ravit de la brièveté de la scène. Pour sûr que d’aucuns demeurèrent, à s’émerveiller comme par-devers une pièce d’art, à se fendre d’excessives congratulations. D’autres devoirs attendaient cependant le pouvoir, au centre duquel Docini demeurait.

Ils cheminèrent par-delà la foule éparpillée. L’inquisitrice occupait naturellement une place privilégiée dans cette marche. L’impératrice l’observa d’un coup d’œil de biais, condensé d’intérêt et de fascination. Au sein de ses allées et venues jaillit alors un messager, transpirant et ahanant, revenu d’une course effrénée.

— Votre excellence ! héla-t-il en posant un genou maladroit sur le pavé. Nerben Tioumen vient d’arriver au palais. Les servants lui ont proposé un rafraîchissement en attendant votre retour.

— Il a été rapide ! reconnut Bennenike. Sa principale qualité… et défaut. Retournez au palais et demandez-lui qu’il se rende à la salle du trône. Nous le rejoignons à notre rythme et l’audience débutera.

La souveraine amena sa garde du corps en aparté, ce avec prestesse.

— Emmène Horis vers son jugement, somma-t-elle. Je t’autorise à prendre quelques miliciens pour cette escorte. Une précaution nécessaire, car même si l’agresseur est sous bonne garde, mieux vaut que Nerben et lui évitent de se croiser. Cela risquerait de provoquer… un autre incident.

— Bien, mon impératrice, accepta Badeni. Puis-je aussi transporter Ghanima, comme vous l’aviez suggéré ? Je meurs d’envie de la voir souffrir davantage.

— Ta cible, ta priorité. Tu es une membre privilégiée de la milice, aussi disposes-tu de ton propre libre-arbitre, avec lequel suit le droit de te faire plaisir. Assure-toi juste d’amener assez de provisions : le voyage durera plusieurs jours.

Badeni acquiesça, sûrement car elle connaissait déjà la voie. De quoi glacer les veines de Docini pour qui le traitement des prisonniers mages propageait un certain écho. Kalhimon, avant son changement, disposait de moyens de torture inventifs pour les mages. Aïnore s’en garantissait… Peut-être qu’elle s’y consacre toujours maintenant, d’ailleurs.

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