L'engrenage du corps

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Depuis de nombreuses semaines qu’il passait dans ce bar, jamais il n’avait vu un visage si parfait. Son regard appelait à l’admiration, ses lèvres à la passion, sa peau à la fascination. Elle avait un regard de glace qui, d’après lui, servait à dissimuler le feu. Elle devait être brûlante, se disait-il. Il le fallait. Il voulait se brûler en la touchant. Il fallait qu’il la touche.

Ses cheveux blonds dansaient avec elle. A chacun de ses mouvements, ils ondulaient à gauche ou à droite. Elle l’appelait, il en était sûr. Si elle ne le regardait pas, c’était parce qu’elle était trop timide, voilà tout. Mais lui aussi l'était. Il ne pouvait pas l’aborder devant cette foule de jeunes gens imbibés d’alcool et de débauche. Il ne supportait pas ce genre d’endroit, il ne supportait pas les personnes qui pullulaient la nuit pour sombrer dans ce qui le dégoûtait. Non, lui était là pour elle, depuis le début. Il l’attendait. Cet ange tombé du ciel qu’il souhaitait transformer en démon. Mais pourquoi était-elle si belle ? D’où venait cette perfection personnalisée en le corps de cette jeune fille ? Il voulait l’apprendre ; se transformer en physicien, découvrir l’engrenage de cette perfection. Il serait le scientifique du corps, et tenterait d’analyser ce qui différenciait cette jeune femme de toute autre, cette houri, cette déité qui ne cessait de danser devant lui. Quelle aguicheuse ! pensa-t-il. Il y avait presque de la haine dans cette inexorable attirance. Pourquoi danses-tu de la sorte devant eux tous ? Pourquoi tu ne le fais pas pour moi, seulement moi ? Le verre qu’il tenait dans les mains faillit se briser tant cette colère nouvelle l’enivrait plus que le vin rouge qu’il contenait.

Plus l'heure avançait, plus le bar se remplissait de la jeunesse de la ville. Il aurait voulu déguerpir maintenant. Prendre son pardessus, poser ce chapeau vieilli sur sa tête, jeter un billet sur le comptoir de chêne et filer aussi loin que possible de la lie qui l’étreignait. Néanmoins, son désir de connaître cette femme jusqu’aux entrailles surpassait tout dégoût de la populace oppressante.

Elle s'approchait ! Accompagnée d’une sotte aux allures de dévergondée. A côté, elle avait l’air d’une œuvre d’art, d’un chef-d’œuvre même ! Sa silhouette semblait avoir été taillée par un sculpteur des plus talentueux. Il but une gorgée de vin pour éluder son regard, pensant qu’elle l'observait. Mais non, elle ne l’avait pas même aperçu. Un fantôme aurait été plus visible. Ce n’était pas le genre de femme qui pouvait s’arrêter sur un visage aussi vil que le sien, comme si la folie gangrenait son visage, tirait ses traits jusqu’à lui donner les allures du diable. Heureusement, ses cheveux longs et noirs comme la nuit cachaient cette esquisse ratée.

Elle venait de s’asseoir à deux chaises de lui. Des perles de sueur glaçaient son visage, tant il était effrayé par la proche présence de l’objet de ses désirs. Il pouvait entendre sa voix. Une bénédiction qui lui émerveillait l’oreille. Il se surprit à rêver ses lèvres chantant une phrase à un centimètre de son oreille. Il avait terriblement envie d’elle. Il souhaitait plus qu’une compréhension de la perfection, il voulait la goûter.

En tirant la chaise vers la gauche, pour se rapprocher d’elle, il put entendre presque clairement ce qu’elle disait :

— Bon, un dernier verre et ensuite on file chez Thomas, ok ?

— Commence à y aller sans moi. J’ai promis à Clara de l’attendre ici et qu’on irait ensuite chez Tom, lui répondit son amie.

— Désolé mais je ne peux pas attendre avec toi. Je lui ai promis d’être à l’heure cette fois, et si je le fais encore attendre il va me prendre la tête.

— C’est ton mec, pas le mien ! Alors je comprends, t’inquiète pas.

Comment ?! Il apprenait qu’un autre homme avait souillé ce corps délicat ! Un énorme dégoût le prit par la gorge, et il cracha dans son verre de vin la haine qu’il venait d’accumuler. Quelle répugnance ! Elle devrait être châtiée, cette putain d’ordure pour avoir sali ce don divin ! Il passait ses nerfs en tripotant véhément un objet qu’il tenait dans la poche de son pardessus, attendant que sa muse finisse son verre. Quand il vit qu’elle en arrivait presque à la fin, il décida de sortir l'attendre à l’extérieur. Il traversa la foule d’insouciants enfumés et enivrés, et ne manqua pas d’en bousculer quelques-uns au passage, sans dénier esquisser la moindre excuse. Cool, mec ! lui lança un jeune qu’il venait de bousculer. L’homme s’arrêta net et le fixa. Le jeune se retourna, oppressé par la gêne et l’inquiétude qu'il lui procurait, puis vaqua à ses occupations.

Pris de nausées, il avait la tête qui tournait, non pas à cause du vin, mais à cause du brouhaha incessant dans lequel il s'était immergé et de l’impatience qui le tourmentait. Vite, qu’elle sorte bon sang ! Il aurait voulu fumer pour patienter plus aisément, même s’il n’avait jamais fait cela. Il avait peur de la mort, et la cigarette était un poison qui tuait à petit feu. Néanmoins, il n’avait peur que de sa propre mort, et non pas de celle des autres. A quoi bon ?

Il attendait dans la pénombre, non loin du bar. La nuit était affreusement noire ce soir, comme si Dieu avait décidé de fermer les yeux. Comme s’il y avait quelque chose qu’Il ne souhaitait pas voir. C’est ce qu’il se disait, tout en tripotant encore cet objet dans sa poche. Enfin, la porte du bar s’ouvrit, laissant s’échapper toute une vague de rires et de cris fêtards. Une jambe dénudée coupée par une jupe courte fit son apparition, puis tout un corps fin et gracile s’échappa de l’antre de la débauche. Elle sortait des enfers pensa-t-il. Pour entrer dans le sien, aurait-il dû ajouter.

Elle partit dans sa direction, passant à côté de lui sans ne lui prêter aucune attention, une nouvelle fois. Ce qui l’enragea davantage. Il ne pensa plus à sa pseudo-timidité. Il était juste enragé. Enragé d’être un fantôme, et enragé par l’envie de comprendre la genèse de cette beauté unique. Alors il la suivit, pendant que la nuit berçait le monde et offrait la solitude de ces deux êtres dans les rues désolées. Sa respiration provoquait une chaleur qui s’évaporait en une courte fumée au contact du froid nocturne. Il était presque sûr qu’elle devait souffler une fumée brûlante, puisqu’elle était le feu caché par le froid. Il lui fallait seulement trouver l’excavation qui dégagerait ce puits de flammes. Oui, il devait l’ouvrir lui-même pour découvrir ce qu’elle renfermait.

Elle s’arrêta un moment au milieu du macadam luisant, puis sembla hésiter. Elle prit finalement la direction d’une ruelle isolée, probablement pour raccourcir sa route. Peut-être aurait-il cessé de la suivre, si elle avait continué de marcher dans les grandes avenues. Elle serait finalement arrivée chez son ami, et sa soirée aurait continué comme elle l’aurait dû.

Le destin en ayant décidé autrement, elle s’enfonça dans cette ruelle sans crainte. Peut-être l’avait-elle déjà traversée. Si c’était le cas, cette fois serait la dernière.

L'homme continua sa filature. La rue était si étroite que chaque pas résonnait comme un instrument à percussion jouant l’hymne à la mort. Elle ne mit donc pas longtemps à comprendre qu'elle était suivie. L'effroi se diffusant en ses veines, elle commença à accélérer le pas, claquant ses talons aiguilles contre le sol poussiéreux. Mais l’homme n’attendit pas qu’elle sortît de la ruelle en courant et hurlant. L'urgence le fit se précipiter sur elle plus vite qu’elle ne l’imagina. Son cri fut trop bref pour avoir la puissance de réveiller le voisinage. À peine leurs rêves auraient pu être dérangés.

— Chut… Je ne te veux aucun mal, lui chuchota-t-il à l’oreille en obstruant fermement sa bouche de sa main graisseuse.

Elle hurlait de toutes ses forces, mais le hurlement ne pouvait s’échapper de sa bouche et finissait alors par s’estomper. Elle persistait tellement à hurler qu’elle avait le sentiment qu’un incendie s’était déclaré au fond de sa gorge et jusqu’à la poitrine.

— Je veux juste comprendre pourquoi tu es si belle. Tu es incroyablement belle… pourquoi ? Comment ?

Il la tenait par le cou, l’étranglant lentement, tout en maintenant sa main gauche contre ses lèvres. Sentir ses lèvres l’excitait même. Et sentir tout le reste de son corps collé au sien le rendait fou de désir. Il en oublia qu’elle avait été souillée. Il voulait la souiller, lui aussi.

Elle essayait de se débattre, bougeait dans tous les sens comme un poisson qu’on aurait arraché à l’hameçon et qu’on tiendrait fermement entre les mains. On aurait dit un pantin désarticulé, manœuvré par un mauvais marionnettiste. Quand elle frappait à gauche, essayant d’atteindre le foie, il virait à droite, et quand elle frappait à droite, il virait à gauche. Il semblait être plus agile que son apparence frêle ne le laissait penser.

Il la fit chuter au sol en lui frappant d’un coup de pied la rotule, si fort qu’il entendit un craquement résonner dans la ruelle. Elle était couchée sur le ventre. Son menton s’ouvrit en touchant violemment le sol, et le sang maquillait son visage d’un rouge qui, paradoxalement, se mariait à son teint. Il avait presque la même couleur que son rouge à lèvres.

— Je ne te veux pas de mal, mais je dois comprendre. Je dois goûter…

Elle n’arrivait plus à hurler tant sa gorge avait donné place à d’irrépressibles sanglots. Il n’avait plus besoin de lui obstruer la bouche, car elle en oubliait de crier à l’aide. Elle se savait prise dans la toile de la perversité, de la monstruosité. Il était déjà trop tard.

Il était allongé contre elle et pouvait sentir la forme de son corps se confondre avec son excitation.

— Tu es la première, tu sais, lui confessa-t-il. Avant toi, je n’ai jamais osé les toucher de cette manière, continuait-il en glissant ses mains vers les chairs les plus intimes. J’ai toujours été timide, je n’ai jamais pu aller au bout. Alors je me suis toujours contenté de découvrir les rouages du corps, sans oser en découvrir ses plaisirs.

Là, elle se rendit compte qu’elle avait oublié de crier, qu’elle allait se laisser violer, et peut-être même sans dire un mot. Alors elle se mit à essayer de le frapper, à tenter de se retourner, tout en hurlant de toutes ses forces.

L’homme perdait le contrôle, et ça l’effrayait. Il paniquait.

— Non ! Tais-toi ! Ne crie pas ! Laisse-moi faire ! Je veux juste comprendre ! Personne ne me laisse jamais comprendre ! Personne ne me laisse jamais goûter. Vous êtes toutes les mêmes ! s’exclama-t-il en la voyant s’obstiner à se débattre. Je te croyais différentes des autres, mais si tu étais dans ce bar, c’est que tu es comme elles toutes !

Elle beuglait sans cesse, elle ne se taisait pas ! Il ne lui faisait rien de mal, pourtant ! Il voulait juste savoir ! Il fallait qu’elle se taise, sinon il ne pourrait pas savoir ! Alors il la frappa violemment au visage, une fois, deux fois, et bientôt sans ne plus pouvoir s’arrêter. Il lui priait de se taire, sinon on l’empêcherait encore. A mesure des coups, le visage de la jeune fille prenait celui d’un cadavre. Il était si enragé qu’il ne pensa plus à la violer, à la « goûter ». Et enfin il se calma.

— Je voulais juste voir les engrenages, voir si tu es faites comme toutes les autres. Je suis sûr que tu n’es pas comme celles que j’ai déjà rencontrées, changea-t-il d’avis. Laisse-moi juste te découvrir, tu veux.

Elle ne répondait plus, elle n’était plus capable de dire un mot, ni même de penser. Elle ne respirait déjà plus. Il prit ça pour un consentement, à un tel point qu’il se l’imagina lui dire.

— C’est vrai ? Tu acceptes ? Je le savais que tu n’étais pas comme les autres. Les autres n’ont jamais voulu. Tu es unique. Je vais enfin voir de quoi est fait un ange !

Il sortit de la poche de son pardessus un couteau à cran d’arrêt étonnamment grand. Il avait plus l’air d’un couteau de chasse que d’un couteau de poche. Il sortit la lame. Elle était brillante tant il devait en prendre soin.

— Ça ne te fera pas mal, tu verras, ça ira vite. Les autres criaient, mais toi tu es paisible.

La jeune femme restait inerte. Il porta la lame jusqu’à son visage, et l’enfonça en douceur dans la chair saignante. Il commença à dessiner tout le contour du visage quand la victime ouvrit l’œil droit sans mot dire. Il s’arrêta, le souffle coupé, les nerfs resserrés, figé par l’effroi. Pourquoi ne dort-elle plus ?

Il comprit que sa paupière s’était levée parce qu’il venait de tirer la peau de son visage en l’entaillant. Son couteau lui glissait des mains, à cause du sang qui agissait comme un savon. Il retira alors minutieusement toute la peau qu’il venait de découper, laissant apparaître chaque détail de sa physionomie interne. Tout semblait symétrique, comme placé à la main par un expert. Elle était parfaite comparée aux autres visages qu’il avait découpés. Du muscle épicrânien au muscle mentonnier, en passant par le muscle orbiculaire ainsi que les zygomatiques, tout était parfaitement aligné pour former un chef-d’œuvre de chair et d’os, d’organes et de sang. Il s’enfonçait dans la conviction qu’il avait affaire à un ange. Il se demandait où étaient les ailes. Elles devaient être cachées en elle, avec le reste des rouages divins.

Il s’apprêtait à disséquer le ventre pour y voir les rouages qui s’y cachaient quand il entendit un téléphone sonner. Ce ne pouvait être le sien, il n’en avait jamais eu. C’était celui de la fille. Il était tombé quelques mètres plus loin. Il rangea la lame dans sa poche puis se dirigea vers le téléphone qui venait de cesser ce bruit infernal. Quand il le ramassa, un texto s’afficha sur l’écran accompagné d’une sonnerie imitant un chant d’oiseau. Le message affichait –entre des filets de sang qu’il venait de déposer- « On arrive bientôt chez Tom, on passe par le raccourci », signé Clara.

Au même instant, des rires féminins, qui lui semblèrent des rires de hyènes, s’élançaient en sa direction. Il se hâta vers le corps de la jeune fille, ramassa le visage qu’il venait de découper et le rangea dans sa poche. Il serait la pièce principale de sa collection de masques.

Avant de prendre la fuite, il se pencha vers le front privé de peau et embrassa la chair avant de glisser au cadavre un merci. Puis il se releva, ajustant son chapeau Panama noir, et marcha activement dans le sens opposé des rires ; gardant en bouche le goût du sang, mais aussi celui du regret de n’avoir pu aller au bout de ses désirs.

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