Le Patient Dupont

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  Édouard s'étira longtemps les bras en bâillant. Il souleva ses lunettes pour frotter ses yeux rouges de fatigue, recoiffa ses cheveux bruns ébouriffés vers l'arrière, puis remit sa monture noire sur son nez.

  Depuis des années, il parcourait des kilomètres de couloirs, gérait une dizaine de patients plus ou moins faciles, ajoutait des heures supplémentaires non payées à son planning, et recommençait le même manège cinq jours par semaine.

  Après un coup d’œil à sa montre, un immense soulagement le submergea. Sa journée de garde était finie. C'était le week-end, l'infirmier allait, enfin, pouvoir décompresser de cette semaine éreintante. Il avançait dans le couloir central du bâtiment pour atteindre les vestiaires. Son corps marchait, mais son esprit vagabondait, déjà dans l'anticipation d’un repos plus que bienvenu.

  D'un coup, sa tête se cogna, il chuta. Une silhouette se dressait face à lui.

  — Bon sang ! Regardez où vous mettez les pieds ! Vous auriez pu me faire mal !

  Édouard tentait de discerner l'individu ; ses lunettes étaient tombées ; il tâtonnait le sol.

  L'inconnu trouva l'objet qu’il agita ensuite devant l’aveugle.

  — Elles sont là... Tenez.

  La monture de nouveau à sa place, il dévisagea son interlocuteur, les yeux plissés. C'était un solide gaillard brun et moustachu. Son nom lui échappait.

  — Monsieur Dupont ? hasarda-t-il avant de se relever.

  — Non, Dumont, David Dumont...

  — Ah oui ! Monsieur Dumont. Désolé, c'est la fin de journée, vous savez ce que c'est...

  — Oui, oui, dit David d'un air distrait. Avez-vous repensé à notre petite discussion de l'autre jour ?

  — Écoutez, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. De plus, rien ne me garantit que vous allez me payer !

  — Parlez moins fort, voyons ! J'avais anticipé votre méfiance. C'est pour ça que j'ai pris les devants... répondit David d'une voix basse.

  Il inspecta les environs avant de sortir une épaisse enveloppe brunâtre d'une des poches de sa veste kaki. Il se colla à l'infirmier pour lui montrer le contenu.

  — Je suis un homme de parole. Il y a vingt-cinq-mille, là ! Si vous dites oui, ils sont pour vous. Ensuite, je vous doublerai cette somme, une fois le travail accompli.

  Les yeux rivés sur les billets verts, Édouard repensa à ses demandes d'augmentation qui s'étaient toutes soldées par un refus. Elles avaient nourri, au fond de lui, un profond sentiment d'injustice. Il prenait ça comme un grand manque de reconnaissance. L'hôpital était ingrat et ne le rétribuait pas à la hauteur de l'énergie dépensée, de la fatigue accumulée.

  L'argent était alléchant, mais ça ne l'empêchait pas d'avoir quelques scrupules. Même si cinquante-mille euros étaient une sacrée somme, ce qu'il s'apprêtait à faire était contraire à ses valeurs morales, comme à celles de son métier ! Sa profession l'avait amené à côtoyer la mort à de nombreuses reprises. Mais l'assassinat était un acte étrange. Quelles conséquences cela aurait sur sa conscience ?

  Avant, Édouard aurait repoussé toute proposition de ce genre. Mais il y a quelques jours, quand David lui avait demandé d'euthanasier son parent pour de l'argent, il ne l'avait pas chassé. L'infirmier demanda plutôt un délai de réflexion. Le sentiment d'indignation qui l'animait avait changé la donne.

  Édouard essayait de gagner du temps avec des questions. Passer à l'action le rebutait un peu.

  — Monsieur Dupont, êtes-vous sûr de vouloir faire ça ? Vous savez, votre père est dans le coma, mais il pourrait se rétablir un jour. Cette possibilité risque de vous faire culpabiliser.

  Pour David, l'infirmier voulait le décourager car il hésitait à se lancer. Il fallait le convaincre, se focaliser sur l'argumentation.

  — Ça fait trois mois qu'il est dans cet état. J'ai donc largement eu le temps d'y réfléchir et, pour moi, c'est foutu. Dans l'hypothèse où il pourrait se réveiller, eh bien, je pense que sa disparition sera comblée par un compte bancaire bien rempli…

  — Peut-être va-t-il manquer à quelqu'un ? s'inquiéta Édouard. Je ne veux faire de torts à personne.

  Son empathie était animée par une certaine sincérité. D'un côté, sa conscience lui indiquait de ne pas mal agir. D'un autre, elle se taisait face à l'appât du gain.

  — Non, personne ne le regrettera. C'était un homme d'affaires inscrit aux abonnés absents. Le peu de fois où on le voyait, il pourrissait la vie de tout le monde. Pour tout vous dire, ces dernières années, on attendait qu'une chose : le jour de sa mort.

  — Jusqu'où allait sa cruauté pour que vous pensiez ça ? C'était un monstre qui battait sa femme ou vous faisait du mal ?

  Édouard espérait secrètement que ce soit le cas, car ça aurait été plus facile de tuer une créature abjecte qu'un honnête homme.

  — Qu'est-ce que vous racontez, mon vieux ? Disons qu'il n'y a jamais eu d'atome crochu entre nous, c'est tout... Mais peu importe, on s'en fiche, arrêtez de me poser des questions idiotes ! Vous voulez cet argent, oui ou non ?

  Édouard fixa l'enveloppe comme un zombie.

  — Écoutez, je suis fatigué. Peut-être pourrions-nous remettre cette discussion à plus tard ? dit-il d'un air las.

  — Allez, secouez-vous, mon vieux ! Ça ne vous prendra même pas cinq minutes ! Dans une journée, ce n'est rien, c'est aussi long qu'un battement de cils. En deux temps trois mouvements, vous récolterez un jackpot à cinq chiffres ! Un effort si court à ce tarif-là... je suis sûr que ce sera le job le plus rentable de votre vie ! Cette idée ne vous motive-t-elle pas ?

  Édouard le fixa. Le moustachu fit un petit sourire en coin et plongea un œil plongea furtivement un oeil incitateur vers l'enveloppe. Ses paroles avaient fait mouche, son interlocuteur n'avait plus le même regard. À cet instant, c'était celui d'un bonhomme piqué au vif, décidé.

  — Bon, très bien, je vais le faire. Édouard agrippa l’argent. Par contre, je ne veux pas que vous me suiviez. Attendez ici, je reviens d'ici 15 minutes.

  — Ha, voilà qui est raisonnable ! Vous avez fait le bon choix, mon vieux !

  L'homme s'assit sur un banc collé au mur du couloir. Sa tête dans les mains, il essayait de cacher le rictus qui se dessinait sur son visage. Quelqu'un qui vient voir son père malade ne peut pas être de bonne humeur. Si on l'avait remarqué, ça aurait semblé suspect.

  Un quart d'heure plus tard, Édouard revint vers David.

  — C'est fait, souffla-t-il, un peu hagard.

  — Bravo, mon vieux, bravo ! rétorqua le moustachu le sourire aux lèvres.

  Au même moment, quelques dizaines de mètres plus loin, des personnes en blouses blanches poussaient un lit dans le couloir. Un cadavre était recouvert d'un drap pâle.

  — C'est la dépouille de mon paternel là-bas ? s’enquit-il, le doigt pointé vers le corps.

  Édouard répondit oui de la tête.

  — Génial ! Génial ! Merci mon gars ! Je vous recontacterai quand l'héritage sera tombé. Vous aurez le reste ce jour-là. Bon, maintenant, laissez passer l’artiste.

  Il s'avança et prit un mouchoir pour essuyer des larmes imaginaires.

  — Ho ! Mon pauvre papa ! Il est mort, comme c'est horrible !

  Les soignants le regardèrent d'un air bizarre. Lorsque David fut arrivé à côté du décédé, ils le repoussèrent.

  — Nous devons travailler, partez d'ici ! Qu'est-ce qui vous prend ?

  — Laissez-moi voir mon pauvre père. Vous n'avez donc aucun cœur ? J'ai bien le droit de le voir, c'est mon père quand même ! dit-il en les bousculant, énervé.

  Après avoir soulevé le drap, David se figea, fit volte-face puis courut jusqu’à Édouard.

  Arrivé devant lui, il le secoua, comme un prunier.

  — Qui avez-vous tué, bon sang ?! Qui !?

  — Bah, votre père, monsieur Dupont. Quelle question ...

  David le dévisagea d'un air horrifié.

  — Mon nom c'est Dumont. Dumont ! grinça-t-il en épelant chaque syllabe. Espèce d'abruti ! Vous avez massacré un pauvre type qui n'a rien demandé ! Mais qu'est-ce qui ne va pas chez vous, bon sang ?!

 Son auditeur eut un léger sursaut.

  — Oh, non... dit-il le regard catastrophé. J'ai assassiné le patient Dupont... Désolé, c'est la fin de journée, vous savez ce que c'est...

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