Chapitre XLV : Effluves

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Où l’on retrouve l’ivresse si ce n’est la raison, où l’on se cache, où l’on se berce d’illusions


Petite plume arriva le premier, bientôt suivi de Lusion, Lurion et Pragma. L’appel de cette conque, il l’attendait depuis longtemps. Leur chef leur manquait. Le reste de la troupe se joignit progressivement à eux, animé par le même sentiment. Un soulagement impatient et joyeux, mâtiné d’une pointe de curiosité anxieuse. Leur chef avait changé. Ils le savaient condamné à l’exil, mais ne pouvaient se résoudre à l’imaginer, arpentant les vastes Pleine Ourlées, aussi creux et sec qu’une carcasse vide de lièvre des steppes poussées par le vent. Des bruits couraient. Il se disait qu’il était voué au désespoir, qu’il était redevenu enfant.

Or sans Youpur, c’est son armée qui était orpheline. S’il avait été perçu comme un camarade ou un frère par ses hommes, son absence avait révélé qu’il était bien plus que cela. Presque un père. Bien qu’ils aient été nommés troupe d’élite par Craon, ses hommes avaient en fait tout perdu : la possibilité d’épouser une femme, de construire et de diriger un jour leur propre kuva… Paradoxalement, depuis que Craon les avait désignés troupe d’élite leur fierté était dissoute par la somme des tâches humiliantes. Ne restait que leur rancœur pour les tenir debout. Elle se nourrissait des promesses du passé, des exigences que Youpur, jeune chef ambitieux, avait fait peser sur leurs épaules.

L’appel de la conque résonna dans le vide qu’était devenu leur avenir. Elle les gonfla d’orgueil et d’espoir, leur redonnant forme et matière. Cette suffisance ranimée par un souffle d’air devint leur chair, portant haut leurs forces et leurs regards. Devant leur chef, ils revinrent à la vie. Ils s’inclinèrent.


Cette armée à genoux fut la première image offerte aux voyageurs des autres caravanes. Et elle avait fière allure comparée à l’amoncellement, d’hommes, de paquets et de poussière que charriaient les tribus dans leur marche.

La peau des hommes étaient tachées par les teintures des étoffes colorées. Par ces couleurs que l’on ne devinait plus sur les habits râpés parcourus de plis rendus solides par la crasse et la transpiration.

Ainsi, ils avançaient, tous revêtus d’un semblable uniforme. A l’arrière, d’énormes tonneaux de chtuvax, roulaient leurs masses cylindriques. Tandis que les voiles opaques et légers du carré des femmes, léchaient le ciel au moindre souffle de vent.

Et cette caravane n’était pas seule. Derrière encore, on devinait un autre attroupement. De l’est et de l’ouest montaient déjà les chants du voyage. Tout ce que les Plaines Ourlées comptaient d’humanité convergeait lourdement chargé de ses coutumes, de ses dialectes et de ses attentes, vers le Rocher Bleu au pied duquel Youpur se tenait devant ses hommes.


Bien qu’il n’ait pas encore connu l’exil et malgré sa condamnation, Youpur avait gagné pendant les quelques jours qu’avait duré sa réclusion au creux du kuva familial une patine d’homme mûr.

Ce caractère, propre à ceux qui reviennent d’une épreuve, lui valut l’admiration de ses hommes. Ils l’avaient quitté camarade, ils le retrouvaient guide sur le chemin que Providence leur avait dérobé: celui d’une mâle assurance. Et Youpur leur offrait une mission. Il les exhortait à débusquer le Ver nu. L’ignoble. Celui qui en tuant Providence venait de les absoudre. Leur passivité, leur lâcheté n’était que des balbutiements d’enfants à côté du crime commis par l’étranger. Une erreur de jeunesse qu’ils pourraient exorciser en tuant à leur tour.

Pour attiser l’ardeur de ses hommes, le jeune homme parla d’un cauchemar qui lavait, dans le sang, leur affront. Pourquoi s’embarrasser du passé quand l’horreur du présent offre la rédemption ? Youpur décrivait le carnage. Une Providence ouverte, une Providence offerte. Une femme déshonorée par l’ennemi. Un sacrilège commis au centre de la caravane, au sein même du kuva de Craon. Le Ver nu y avait pénétré par ruse, trompant jusqu’à la clairvoyance de leur chef qui l’avait offert en présent à sa promise. Quelle erreur ! Maintenant l’assassin avait sévi et se tenait tapi sournoisement au cœur du grand rassemblement.

— Mon vieux père à été trahi ! Il est écrasé de chagrin et de remord. Sa faiblesse m’oblige. Il m’appartient de venger la mort de notre servante.

— De la première épouse, murmurèrent les hommes comme en échos

— Et vous allez m’aider ! La tâche est noble.

— Noble ! répétèrent les soldats.

— Pour Providence ! hurla Youpur en brandissant sa lance de ktur

— Pour Providence, reprirent les hommes en chœur le poing levé.

À peine arrivés, les premiers membres de la caravane avaient fait cercle autour de la formation. Sans avoir entendu le discours, ni compris de quoi il était question, ils crièrent leur enthousiasme d’être enfin rendus au point de ralliement en un joyeux soutien à l’adresse des soldats et du jeune orateur. Ils levèrent les bras bien haut, claquant leurs mains l’une contre l’autre en criant, sans savoir qui elle était, ni même qu’elle était morte : « Vive Providence ». Le cri se prolongea dans les colonnes des tribus, heureuses de toucher au but et pressées de commencer la fête.

A mesure que La clameur montait elle se déformait au gré des dialectes, devenant Pru-dance, Promesse, Viedense, Présence , Scéance selon les inspirations de chacun. Ainsi désincarné, le spectre de Providence rôdait dans l’air continuant d’agiter les passions d’hommes creux, podia inconscients d’une étoile à cinq branches jetée là par l’enchevêtrement des hasards.

Au cœur de la mêlée, avalé par l’enthousiasme populaire, Youpur buvait l’énergie de la foule. Il avait voulu ce grand rassemblement et il ne s’était pas trompé. Les réserves émises par Craon étaient infondées. Le grand rassemblement serait son triomphe, et peut-être même son avènement…



Luanda s’était brièvement réveillée de son évanouissement mais était demeurée dans un état second, comme ôtée à elle-même par une main puissante. Ses sœurs l’avaient lavée, puis habillée de propre Elle avait répondu à leurs gestes doux, s’était plié à leur volonté, le regard toujours perdu dans le vague, puis s’était endormie. Passant d’une malade à une autre, les sœurs avaient ensuite couché Burla qui murmura « mes filles, mes filles » jusqu’à sombrer dans l’inconscience. La matrone roula alors sur elle-même et vint se caler contre le corps inerte de Luanda. Etrange contraste que ce corps lourd, boursouflé de regrets, contre cette liane souple et vierge, unis dans un même sommeil et hantés par une même vision. Le bien et le mal fondus en deux générations. Chacun s’usant à s’arracher à son démon. L’un d’avoir voulu récupérer ce qui lui échappait. L’autre de ne pouvoir échapper à l’attrait qu’il provoque. Préoccupées, les trois sœurs ne remarquèrent pas ce qu’il y avait d’étrange et de symbolique dans cet enlacement contre nature.

Bien que personne ne fût là pour les entendre, elles chuchotaient, un détail n’avait pas échappé à leur sagacité.

Prenant courage, fortes des heures passées à écouter Raboundar tergiverser et du besoin d’action qui les avait depuis tenaillé, elles se dirigèrent vers la cour intérieure du kuva où les chaudrons de teinture tiédissaient, affadis de soleil. Elles soulevèrent les toiles qui suintaient et dégouttaient obstruant les ouvertures des cuves.

Caché dans un des bains nauséabonds qui lui vaudrait moult démangeaisons, Radigan suffoquait. Etre découvert fut, pour lui, un soulagement. Il inspira une grande bouffé d’air. Malgré les relents fétides des teintures, il réalisa toute la volupté que contenait une simple respiration.

Aglaée, Béka et Galatée l’aidèrent à sortir du chaudron où il s’était réfugié. Elles le rincèrent rapidement, étouffaient parfois un sourire ou un gloussement à la vue des particularités qui caractérisaient une physionomie masculine. Radigan restait imperturbable. Sa mésaventure avec Providence lui laissait envisager avec méfiance l’éventualité de rapports amoureux avec la gent féminine. Il se laissa néanmoins faire, heureux d’être débarrassé de la brûlure des acides contenus dans les bains de teinture.

Galatée se saisit de la plus belle des étoffes orange disponible dans la courette. Elle commençait à en couvrir les épaules de Radigan, quand Aglaée arrêta son geste en lui tendant un vieux drap dont elles se servaient pour faire les premiers essais et déterminer si la couleur était prête.

— Prends plutôt celui-ci. Il est déjà usé et sa teinte neutre attirera moins les regards que l’orange des Rince-Coq.

Radigan lui fut reconnaissant de sa présence d’esprit. L’étoffe lui parut malheureusement bien peu confortable une fois mise au contact de sa peau à vif. Elle le grattait terriblement. Il repensa avec nostalgie à la doublure de sa combinaison blanche, se souvenant avec humour de son premier essayage et de cette épée brodée qui se révélait si peu commode — elle le démangeait— tout en étant si énigmatique. Il soupira ensuite au souvenir de l’habit de clochettes ridicule et humiliant et, résigné, passa sa main droite sur son bras gauche pour se gratter le creux du coude.

Sans être parvenu à calmer la démangeaison, il ôta sa main pour la glisser aussitôt le long de son cou. Il atteint l’épaule qui présentait déjà une plaque rouge. Je n’ai vraiment pas de chance avec les habits, pensa-t-il, tout en continuant à se gratter, sans y trouver le moindre soulagement. Il serait presque rassurant de constater de semblables régularités dans le chaos des évènements si elles ne prenaient pas, à chaque fois, un tour aussi désagréable.

Les trois sœurs tendirent plusieurs étoffes au centre de la cour et lui désignèrent au centre de l’enchevêtrement un espace étroit où il pouvait se dissimuler. « Ce n’est guère plus grand que mon ancienne cage », nota Radigan avec résignation. Voilà une nouvelle constante dont il espérait qu’elle ne durerait pas trop longtemps.


Au dehors, les membres des différentes tribus s’activaient. On roulait d’énormes tonneaux de chtuvax puis, à plusieurs, on les faisait basculer sur le côté avant d’y appuyer les premiers kuva communs. A la fois cantine et centre de réunion les chefs des différentes tribus y donnaient leur consignes. Les homme s’y pressaient en s’interpelant joyeusement. On y servait le Chkatulk, un mélange d’eau et de farine de bétrix grillée dont on agrémentait l’acidité d’une généreuse part de miellat. Cette boisson, à la fois rafraîchissante et euphorisante prodiguait un surcroit d’énergie bien nécessaire si on considérait les efforts restant à fournir pour monter les campements avant la nuit

De leur côté les femmes dételaient les kalinx. Ces gros animaux étaient pareils à des tatous massifs dont la carapace avait été modelée dès la naissance pour supporter un arceau de bois ou d’os. Ainsi harnaché les bestioles permettait de faire avancer au rythme lent de la caravane le carré des femmes dont les voiles dissimulaient les trésors tout en les protégeant du soleil et du sable.

Les enfants s’amusaient le long du trajet à collecter des cigales-crôgnes et des scorpions. Ils les conservaient dans de petites cages d’osier. Une fois arrivé à destination et libérés, les kalinx, affamé par leur marche forcée, se ruaient sur ces friandises à six pattes. Le jeu était périlleux. Outre la morsure de la cigale, il s’agissait d’éviter la piqure du scorpion en le tenant avec adresse. Mais il fallait également se soustraire à la charge lourde du kalinx lorsqu’il se ruait sur sa proie. Le spectacle ne manquait pas d’attrait.

Une fois rassasiés, les animaux fouissaient le sol pour y établir un réseau de galeries serrées dont il serait malaisé de les extraire au moment du départ. La seule solution pour y parvenir était celle dite de la kroct et du bâton. A quelques endroits choisis, on déposerait plusieurs cigales dont les stridulations attiraient les kalinx, tandis qu’on enfumerait les autres ouvertures afin de les contraindre à sortir. Le kalinx étant de nature placide les deux mesures devraient être appliquée simultanément. Dans le cas contraire il n’était pas rare qu’un kalinx périsse asphyxié dans son sommeil, ou que l’on perde les insectes avant que l’animal ne parvienne jusqu’à eux depuis le tréfonds de ses galeries. Il arrivait même que le kalinx, bien qu’éveillé par le chant des cicadidae, reste sous terre où il pouvait à moindre effort se nourrir de larves et de vers dont il détectait la présence grâce à son odorat. Le kalinx avait la réputation d’être un paresseux du désert quand bien même on lui attribuait les tâches les plus pénibles et les plus ingrates. Cette bête quasiment aveugle retrouvait un peu de quiétude quand les caravanes s’arrêtaient mais sa tâche n’était pas finie. On utilisait les trous qu’il creusait pour planter puis arrimer les structures des kuva au sol. Les galeries assuraient la ventilation en ménageant au sein des kuvas des trappes à air frais, mais aussi des fosses d’aisance. Ce double usage n’allait pas sans, parfois, poser problème. Le seul moyen d’y remédier était de remblayer l’une ou l’autre des galeries pour mieux maîtriser les flux d’air. L’établissement de ces passages souterrains précédait l’apparition des tentes et générait force cris, bruits et plaisanteries. Chacun surveillait le travail des kalinx tentant de déceler les meilleurs emplacements.


Dans ce capharnaüm, la formation de Youpur cherchait Radigan. Les soldats circulaient entre les chariots, en remontaient les toiles. On entendit même hurler les femmes, Lusion avait soulevé avec zèle les voiles qui les protégeait encore des regards. L’incident diplomatique fut évité de justesse. En guise de compensation toute la compagnie aida la tribu des bouges lézard à monter les kuva. On lava l’affront à grand renfort de Chkatulk, servi dans des calebasses décorées. On oublia finalement de chercher le prisonnier.

Prostré dans sa tente Craon ressassait son malheur. Les prémices de la fête, dont il percevait les bruits, augmentait son angoisse. Il ne savait que faire. Il attendit mais Burla ne vint pas tourner autour de lui sous un prétexte quelconque pour lui prodiguer des conseils déguisés de fausse humilité.

L’odeur âcre et sucrée du corps parvenait jusqu’à lui et lui donnait la nausée. Les mouches qui tournoyaient sans trêve l’agaçaient. Inhumer le cadavre. Oui mais qui s’en chargerait? Il était seul. Et comment procéder sans attirer l’attention… il n’avait pas les idées claires, la fatigue et l’alcool faisait dangereusement tanguer les toiles du kuva. La tempête arrivait. Il considéra dans un ultime éclair de lucidité le sang-froid dont son fils avait fait preuve et s’en félicita. Je l’ai peut-être sous-estimé songea-t-il, et un sourire vint effleurer la courbe grave de ses joues avant qu’il ne sombre à son tour dans le sommeil.

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