Chapitre XXXVII : La cage

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Où Craon n’a peut-être pas que de bonnes idées tandis que Providence tire un court instant de jouissance de son nouveau statut.


La cérémonie de mariage s’annonçait grandiose. Un kuva d’honneur avait été érigé tout exprès. Il pouvait accueillir tous les membres masculins de la tribu du Coq.

Réunis par une même attente fébrile, les hommes se serraient les uns contre les autres pour mieux voir Providence s’avancer. Sous une haie de défenses et de côtes de plastènes fossilisées que l’on trouvait à la surface des Plaines Ourlées, elle cheminait en claudiquant. Elle était enroulée dans une grande étoffe orange, le voile nuptial des premières amours et de la première union. Mais ainsi entravée elle paraissait à chaque pas trébucher sur la laideur du monde. Tout en elle trahissait l’oiseau blessé par l’appétit des hommes.


L’émotion parcourait l’assemblée et parmi ces âmes rustres habituées aux combats on murmurait à mi-voix que malgré son handicap, ou peut-être à cause de lui, rarement une mariée avait été si touchante. La grâce de son visage, auparavant dissimulée par la fatigue, se révélait enfin. Mais il était loin de refléter la fraîche candeur des toutes jeunes filles. On y lisait la perplexité que l’expérience dessine à la surface des pensées. Et pourtant quelle fierté !

A peine son regard se posait sur l’un des membres qu’elle avait initié, que celui-ci troublé, repensant à ses premières caresses, baissait les yeux. Car elle n’était plus servante, elle était femme et ils lui étaient redevables du don de sa personne. Aucun sacrifice ne les rachèterait. Ce pouvoir allait bien au-delà de celui de l’épouse d’un chef. Providence le savait. Elle le sentait dans le souffle moite, quasi religieux qui montait de l’assistance attentive.

Burla, si cela lui faisait plaisir, pourrait passer le reste de sa vie à servir le kwa aux membres du Conseil. Rien n’y ferait. Providence déjà l’éclipsait.


Pour laver l’affront qui lui avait été fait, on amena Radigan. Il fut tenu agenouillé, le dos courbé et, bien qu’il n’opposa aucune résistance Karlan maintenait sa tête au sol en appuyant sur sa joue avec la pointe de son pied. Providence, en contemplant le prisonnier, constata qu’il avait beaucoup maigri. L’anxiété et l’inactivité rongeaient ses chairs autour d’une ossature que l’on devinait étonnamment résistante et harmonieuse. Elle en déduit qu’enfant il avait été particulièrement bien nourrit et n’avait certainement pas connu les difficultés majeures qui avaient secoués les différents clans. Mais elle ne put pousser plus loin ses réflexions, les circonstances ne s’y prêtaient pas.


Craon, l’attendait au fond du Kuva. Lui, se portait bien. Il n’était pas particulièrement beau, ni particulièrement jeune. L’estrade sur laquelle il se tenait était recouverte de tapisseries précieuses. Providence les reconnut immédiatement, il s’agissait des tapis qui ornaient auparavant la chambre de Youpur. Ceux-là même sur lesquels elle se tenait autrefois agenouillée pendant qu’il lui touchait l’épaule distraitement, respectant ce faisant les injonctions incessantes de Burla. Elle ravala sa salive.

Déstabilisée elle attendit que le patriarche qui l’accompagnait la rejoigne et elle lui saisit la main en la serrant plus fort qu’il n’était nécessaire. Cet homme âgé, père de substitution en cette exceptionnelle circonstance, leva les yeux avec surprise. C’était le premier signe d’émotion qu’il détectait chez elle depuis le début de la cérémonie.

Il avisa la scène légèrement surélevée sur laquelle se tenaient Craon et le ver nu au sol, pitoyable. Le patriarche comprit alors ce que Providence attendait de lui. Il lui offrit sa main gauche, passa son bras droit autour de sa taille et l’aida afin que son pied valide puisse prendre appui sur le dos du ver nu. Craon déjà s’avançait vers elle, lui offrant le refuge de ses bras. Le voile orange serré autour de son corps fin corrigeait ses mouvements, leur donnant une grâce contrainte proche de l’abandon. Elle s’arrangea néanmoins pour enfoncer la pointe de son talon le long de la colonne vertébrale de Radigan.

Celui-ci étouffa un gémissement. Il tint malgré tout sa position alors qu’aidée par le vieil homme et soutenue par Craon, Providence résistait à leurs efforts afin de peser le plus violement possible entre la colonne et les côtes dans un endroit qu’elle supposait particulièrement sensible. Elle savourait dans ce geste les fruits promis de la vengeance et ceux, enfin à sa portée, du pouvoir. Enfin, elle fut hissée sur l’estrade, et demeura plongée dans cette ivresse subtile qui noyait les contours des tapis jusqu’à ce que l’eau fût versée par Craon. L’étoffe maintenant plaquée contre son corps nu l’habillait comme une seconde peau. Le lien les unissait.


Radigan, maintenu fermement avait eu tout le temps de comprendre que Providence n’était nullement une créature mise à sa disposition pour les commodités qu’elle était en mesure d’offrir. Il réalisait l’ambiguïté du don. Dire qu’il méditait aurait été un bien grand mot pour qualifier le fatras d’idées qui traversait son esprit effaré. Les délices de Providence ne lui revenaient pas de droit, et le coup de talon appuyé, dont il sentait encore l’os pointu au creux de son dos, était là pour le lui remémorer. Quand bien même il avait cru faire œuvre civilisatrice, il se rendait compte que son acte n’avait pas été apprécié et qu’il avait certainement brisé un des tabous de cette société primitive.

Et il pouvait le comprendre ! S’unir sexuellement avec un autre humain était l’acte le plus ignoble, le plus repoussant qui soit. Il s’étonnait d’avoir pu y trouver autant de plaisir et mettait ça sur le dos de ses longues semaines de voyage et d’abstinence, ainsi que sur les émotions provoquées par sa capture.

La seule idée qu’un être puisse être créé à partir de l'imbroglio du hasard le faisait frissonner. La culpabilité et le dégoût le tenaient à la gorge. Ce mal le rongeaient de l’intérieur, il ne pouvait plus rien avaler depuis plusieurs jours et il voyait son corps se dissoudre. Il songea avec amertume à sa cape et à sa combinaison blanche. Son habit serait, dans son état, beaucoup trop large pour lui. Il en faut de la chair pour habiter la vertu, songea-t-il sans pousser plus loin son raisonnement car il n’aspirait qu’à dissimuler sa nudité qu’il portait maintenant comme un fardeau.

Il commençait à comprendre pourquoi ce peuple cachait ses femmes. Elles étaient probablement considérées comme de dangereux appâts, susceptibles de sortir les hommes du flot serein de leur destinée. Qu’il ait, lui, succombé aussi facilement n’était pas sans l’ébranler. Cela dit, il ne pouvait en tirer des conclusions hâtives. Il avait été sélectionné pour ses aptitudes physiques et intellectuelles certes, mais aussi pour sa capacité à porter à travers le temps, chose inédite encore, les valeurs de Laborantina. Cependant, il devait bien reconnaître qu’en l’absence de créatures à gamètes il n’était pas resté insensible à l’une de ses semblables. La honte le tenaillait.


A Laborantina, la gestion des élevages d’embryons et la sélection de leurs attributs génétiques en fonction des besoins de la communauté relevait de la compétence des fécondeurs. Ces biologistes chevronnés, capables de travailler la matière humaine, généraient avec une extrême précision les jeunes laborantiens les plus à même de participer au réseau neurovial.

Les gamètes qui ne réagissaient pas convenablement au bain de plastines pré-embryonnaires étaient immédiatement éliminées des processus de production humaine. Elles pouvaient éventuellement apporter quelques caractéristiques particulières lors de la constitution de créatures à structure pseudo-anthropomorphe mais ne trouvaient pas d’autres utilités. A cet égard, la difformité de Providence lui paraissait annonciatrice des aberrations génétiques qui résulteraient probablement de leur union. Mortifié il songeait avec effroi qu’en quelques minutes, il avait sapé l’édifice patiemment élaboré, génération après génération, par ses prédécesseurs. Lui qui grâce au stricte respect de ces procédures de reproduction devait être l’un des spécimens humains les plus aboutis que Laborantina ait jamais produit ! Il ne put que s’imaginer la mine contrite de Jugantur le jour où il avait pour la première fois revêtu sa combinaison de voyage. Etait-il à la hauteur de la tâche qui lui avait été confié ? Il en doutait. Que l’immuable lui pardonne !

Il ne devait pourtant pas se résigner et devait sortir de cette situation. Seul son esprit demeurait libre, et personne ne l’empêcherait de s’en servir. Il observait, tentait de comprendre ce qui l’entourait. Les peuples des Plaines Ourlées n’avaient, faute de créatures à gamètes et de laborantins dignes de ce nom, d’autre choix que de sélectionner, parmi les hommes et les femmes, les meilleurs exemplaires disponibles afin de les apparier. C’est à ce spectacle qu’il assistait dans une posture fort incommode même s’il ne comprenait toujours pas pourquoi ce peuple barbare avait sélectionné une femme infirme pour tenir ce rôle. Aux courbatures de ses muscles vinrent se mêler les cris de la foule qui lui déchiraient les tympans. Il avait de plus en plus de mal à se concentrer et à garder un esprit clair. De longues tierces aiguës aussitôt couverte par de plus graves s’élevaient en un furieux va et vient sous la toile du Kuva . S’il n’était pas possible de parler de musique, Radigan percevait dans ces tirades superposées le support d’une transe collective. Il entrevoyait la logique de ces gens rustres qui devaient composer avec un degré d’évolution moindre que celui de Laborantina et comprenait dans quelle mesure l’usage des armes devenaient central voire nécessaire. Dans quelle mesure celui que le hasard avait berné devait-il sans broncher accepter d’être maltraité par ceux que la chance avait élus ?

Aussi instinctive que la bataille des gnouzk pour le gibier était la lutte du non laborantinien pour prouver la valeur de son patrimoine génétique. A cette fin tout était bon : combats, discours, habileté aux arts… Finalement tout était arme en ce monde et rien n’échappait à l’épreuve de l’épée. Il comprenait pourquoi Jugantur avait insisté pour que ce symbole soit brodé à la droite de son habit. Cependant il n’alla pas jusqu’à imaginer qu’il puisse lui-même être réduit à cet état où considéré comme tel dans l’esprit retord de son mentor. Car cet usage lui paraissait être le propre de cette civilisation en butte à la contingence, où rien n’échappait au champ d’une compétition archaïque.

Radigan avait pu constater que les hommes — il lui avait été donné de voir peu de femmes à part Providence, rencontre dont il se serait bien passé— se regroupaient généralement par grappe de deux, trois ou quatre personnes. Depuis l’enclos où il avait été parqué avec Nicophène, il avait observé leurs pratiques. Ceux qui portaient des habits similaires et avaient le même âge se rassemblaient spontanément. D’autres moins bien dotés par l’apparence ou le costume tentaient de les approcher et de se joindre à eux. Ils tournaient autour du groupe comme le héron des grottes devant un plat de rats-châtaignes, cherchant à grand peine à se frayer une place. Lorsqu'ils y parvenaient, ils avaient grand souci de s’y montrer et de s’y maintenir le plus longtemps possible. Ils gloussaient plus longuement que les autres. A l’inverse, ils adoptaient l’air grave avec encore plus d’application que leurs pairs. Enfin, le plus souvent, dans la crainte de n’avoir rien à dire, ils répétaient des fins de phrases dont le seul objectif était de ne pas les laisser silencieux et qui, en fonction du contexte, relançaient le débat, renforçaient l’opinion générale ou ajoutaient du brouhaha au bruit.

Ce phénomène avait ceci de différent d’avec la réunion des hérons grotesques, qu’il n’altérait en rien la cohérence du groupe. Les hérons se ruaient sur les rats-châtaignes malgré leurs piquants. Ils s’agglutinaient, se volaient dans les plumes, se battaient consciencieusement. Les hommes des Plaines Ourlées, eux, n’étaient jamais en reste de banalités à échanger, comme si elles eussent constitué la matière même du festin. Plus le groupe grossissait, plus il semblait gagner en force et en prestige. Plus il était bruyant, plus les échanges étaient courts, les phrases simples.

À force d’écoute et d’obstination, Radigan avait retiré de ses observations, outre d’intimes convictions sur la nature grégaire de ses tortionnaires, quelques rudiments de leur langue et de leurs coutumes. Il en avait conclu que dans cette société imparfaite l’exploitation de l’homme par l’homme était naturelle et qu’il revenait aux mieux dotés génétiquement de s’attacher, par leur importance, la servitude volontaire de leurs camarades les plus faibles.

De toute évidence, Providence avait eu un rôle à jouer dans cette compétition. Il subodorait que ses organes, qui lui avaient été rendu si facilement accessibles dans sa pleine nudité, étaient, en l’absence de créature, une sorte d’appel à la sélection naturelle. En allait-il de même pour les autres femmes ? D’après ce qu’il avait pu saisir des quelques conversations entendues et du dépit exprimé par les soldats, lorsqu’ils évoquaient l’initiation en le pointant du doigt, il  avait déduit qu’à sa manière Providence avait eu un rôle particulier, qu’elle se devait d’évaluer la viabilité à la reproduction des plus jeunes hommes. A bien y réfléchir son statut n’était pas si éloigné de celui des fécondeurs qui, eux, jouissaient d’un grand prestige. Il ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur les critères à même de permettre cette sélection. Il imagina que le plus probable était de s’attacher à déterminer et à contrôler les filiations. La couleur et le nombre des voiles que chacun portait semblaient attester de cette pratique.

A ce titre, Craon, l’homme qui était présentement uni à Providence portait de nombreux voiles, Providence auparavant était vêtue très sobrement et ne portait qu’un modeste voile gris. Les méandres ethnologiques qui avaient pu conduire à ce mariage, échappaient à Radigan. Pour autant, il eût fallu être idiot pour ne pas s’apercevoir que la position de Providence avait changé. Si elle avait été puissante alors qu’elle ne portait que le voile gris — et son rôle au sein du système des appariements en attestait — qu’en était-il à présent qu’elle revêtait cet étrange voile orange qu’elle avait obstinément refusé d’accorder aux hommes. Ne devenait-elle pas dangereuse, tout au moins pour lui ? Que pourrait faire Radigan si elle décidait de se venger ? Elle ne se satisferait certainement pas d’un simple bleu, appliqué par une discrète mais insistante pression du talon, lors d’une cérémonie dont le long et bruyant déroulement proclamait l’importance.


La méfiance de Radigan n’était pas vaine. Il ne savait pas encore qu’il serait le cadeau de mariage. Il le comprit à peine lorsqu’on le releva et qu’il eut à revêtir un étrange habit couvert de fines clochettes habilement taillées dans du bois de ktur. Il grelottait au sens propre du terme et chaque pli de son vêtement était aussi rapide à lui répondre qu’un souffle de vent. Il fut poussé sur l’estrade, puis dans une cage. Elle était finement ouvragée et portait sur chaque face les insignes de la famille Rince-Coq.

— Il a l’air presque humain, nota Craon content de l’habit qui à l’avenir préserverait ses femmes d’une vision inconvenante.

— Oui ! lui répondit Providence d’une voix douce, mais il ne mérite pas d’être traité comme tel.

— Vous le traiterez comme vous en aurez envie, ma belle, je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’il soit pour vous une source d’amusement. Pour ma part, je ne m’occupe pas des animaux, mais j’ai pris grand soin de l’ouvrage d’art qui lui servira de tanière. Admirez le soin que j’y ai mis. J’ai fait forger les serrures de métal par Curion, sa femme Ardénia en a réalisé le motif, qu’en pensez-vous ?

Cette question posée devant toute l’assemblée qui avait pour but de luis demander son avis et au-delà de lui permettre d’exprimer sa reconnaissance était une marque de respect rare de la part d’un homme envers une femme tout juste mariée.

Providence savoura ce moment. La roue de la chance semblait avoir définitivement inversé son cours. Elle observa un instant de silence qu’elle consacra à la contemplation minutieuse de la serrure. Délicatement ciselée, celle-ci présentait un mécanisme complexe, assez éloigné de celui des rares loquets de bois de ktur qu’elle avait pu manier dans sa triste existence. Une fleur de trèfle courait du bas vers le haut sur une tige souple. Les pétales, petits aiguillons de métal assagis se superposaient en une couronne sobre autour d’un pistil acéré. C’était très beau, en effet et c’est avec sincérité qu’elle déclara apprécier le motif et être touchée de l’attention de son mari. Craon secoua la tête ravi, il reconnaissait l’accent de la sincérité qui lui avait si souvent manqué dans sa relation avec Burla et qui lui avait souvent donné l’impression quand il y réfléchissait (ce qui arrivait le moins souvent possible) d’être un imbécile. Il se sentait libéré des jugements de son ancienne épouse qui lui parut soudain, vieille, grincheuse et aigrie. Lui par contre avait l’impression d’être un homme nouveau, plein d’énergie. Il répondit donc avec allégresse de manière fort grivoise :

— Il est naturel de combler une première épouse, il faut bien satisfaire à ses caprices pour qu’elle puisse satisfaire aux nôtres.

Providence ouvrit grand les yeux en rosissant. Elle n’avait pas initié Craon et ne savait donc pas quel genre d’homme il était. De plus, en tant que servante au voile gris et maîtresse des initiations, elle n’avait connu que des amants novices. Ceux-ci espéraient toujours, avec fougue ou bien avec un soupçon d’inquiétude, obtenir le voile orange puis une épouse conforme à leur condition comme à leurs ambitions. Les choses se révéleraient-elles différentes avec Craon ? Il l’entoura de ses bras et posa la main sur son ventre.

Ce fut le moment que choisit Andelka pour s’avancer. Il s’interposa entre eux et la cage, se tourna devant l’assemblé. Il tenait un gobelet de coloquinte dont il souleva le couvercle végétal pour découvrir un breuvage épais qu’il tendit à Providence. Elle le but. Il avait un goût amer. Providence, avant de vaciller, entendit juste Andelka prononcer :

— Je la déclare apte à l’enfantement.

Et la foule des hommes scanda en réponse :

— Place à l’héritier !


Radigan tentait de bouger le moins possible dans sa cage pour ne pas faire sonner ses grelots. Il vit Craon rattraper providence sans le moindre signe de surprise ou d’inquiétude. Cela devait faire partie du rituel.

Craon esquissa quelques pas puis Providence fut portée jusqu’au kuva familial où elle occuperait désormais la tente principale. A cet instant, elle était symboliquement morte à la société des hommes. Elle s’éveillerait dans quelques heures, dans sa tente, en présence de son mari pour une nouvelle naissance. Son univers se limiterait désormais au kuva qu’elle ne quitterait plus qu’en de rares occasions et sous une surveillance constante, comme il était d’usage. Le vers nu ne serait pas de trop pour la distraire de son ennui.

La fête pouvait se poursuivre. Craon d’excellente humeur, s’enquit des plats qui composaient le banquet auprès d’un soldat en tenue de cuisine.

— Une vingtaine de lièvres des sables, soixante-cinq serpents en brochette et une chèvre grise.

Craon fronça les sourcils. Au moins il n’y avait pas de viande séchée…

— Et pour accompagner ?

— La Compagnie d’élite est revenue ce matin ; les végétaux se font rares par ici. Ils ont rapporté des tubercules fades et des pousses de ptix. Mais, compte tenu de la distance et du temps, ils n’ont pas pu ramener grand-chose d’autre.

Craon grogna. C’était un bien maigre festin, ce qui augurait mal des repas à venir qu’il s’agirait d’organiser à l’occasion du grand rassemblement. Il le savait d’expérience, la qualité des réunions politiques dépendait avant tout de la qualité des buffets. Youpur avait vraiment joué de malchance sur toute la ligne. Le choix du Rocher Bleu comme lieu de ralliement ne tarderait pas à se révéler aussi catastrophique que son initiation…

Il soupira.

— C’est tout ?

Se méprenant sur le sens de la question, le jeune soldat cru bon d’ajouter :

— Non chef, ils sont allés jusqu’aux plaines plates.

— Si loin ? interrogea Craon qui salivait déjà à l’idée des mousses tendres qui poussaient là-bas.

— Oui, c’est une troupe d’élite, chef, ils marchent vite.

— Bien… Bien, ponctua Craon. Et quoi d’autre ?

— Ils ont vu au loin les nuages de poussière d’une caravane. Peut-être celle du singe ou du rat.

— Déjà ! s’exclama Craon. Le cours des choses devrait sans doute être accéléré.

Il regarda le ver nu désormais habillé. Il lui faudrait aussi réfléchir à ce qu’il ferait de la chose monstrueuse qui l’accompagnait. Maintenue dans un état de léthargie constant la bête n’en consommait pas moins une quantité extravagante de miellat et de khôme, deux ressources couteuses.

Il avait beau se creuser la cervelle, il ne voyait pas comment il pourrait en faire un objet de prestige comme l’avait initialement suggéré Youpur. Alors qu’il contemplait pensivement les carcasses rachitiques de lièvres des sables qui se succédaient les unes aux autres sur des plateaux trop grand pour elles, il en vint à se demander si la bête était comestible.

Comme s’il avait pu suivre à distance le fil de ses pensées, Radigan s’était approché du bord de la cage et ses mains s’agitaient à mesure qu’il parlait. Le bruit de grelot ramena Craon à la réalité.

— Il pouvoir chasser, articula Radigan en espérant que sa maîtrise de la langue soit suffisante pour pouvoir se faire comprendre

L’accent était exécrable, mais on comprenait. Le plus gênant étant peut-être le bruit des clochettes.

Craon réalisa que cette idée, qu’il avait eu seul, n’était peut-être pas aussi brillante ou amusante qu’il se l’était d’abord figuré. Peut-être devrait-il songer à maintenir la cage du vers nu à l’écart de ses quartiers, au moins la nuit. A moins qu’il ne lui interdise de bouger…

— Tu connais notre langue ? l’interrogea Andelka qui rangeait ses potions.

— Un peu, déclara modestement Radigan.

— Il, c’est la Chose ?

Radigan hocha la tête. La Chose était le terme le plus fréquemment employé par les soldats lorsqu’ils désignaient Nicophène. Il tendit ensuite le bras, dans un carillon de clochettes, vers l’allée centrale de la tente. Il désignait les os volumineux qui constituaient la haie d’honneur et articula :

— Plastène — très Gros. Très Bon.

— Ah oui ? dit Craon dont l’intérêt venait de s’éveiller. Il peut attraper ça ?

Radigan gesticulait de contentement. Il avait réussi à se faire comprendre. Il répétait :

— Chose chasser …Plastène… Manger. Bon. Chose chasser. Chose aider

Les clochettes clochetaient.

Craon se tourna vers deux soldats qui arrangeaient la table, un grand et un petit.

— Vous deux, portez-moi ça dans mon kuva.

Il n’allait pas s’abaisser de nouveau à parler au vers nu en public.

— Bien, chef, dirent les deux soldats en chœur.

Chacun détacha son tablier et le posa consciencieusement. Puis, de concert, ils se saisirent de la cage. Karlan la souleva sans problème, tandis que Bacurian, plus petit et plus chétif, peinait à la porter. La cage oscillait d’un côté et de l’autre dans un carillon joyeux.

Ça va vite m’énerver ce boucan, songea Craon qui, pensif, vint finalement s’asseoir, comme de coutume, à la tête de la table. Il présidait une allée de rongeurs et de reptiles grillés de piètre aspect. Du « plastène », pourquoi pas ?… c’était d’habitude bien trop gros et bien trop féroce pour être chassé, ces bestioles. La coutume voulait qu’on récupère leurs os ou leurs fossiles pour ornementer les kuvas. Mais… Les manger… pourquoi pas ? Voilà qui restaurerait le lustre de la tribu du Coq, et résoudrait du même coup les problèmes d’intendance et d’image qu’il se posait à l’instant. Mais était-ce bien prudent d’utiliser la Chose, ne risquait-elle pas de se retourner contre eux ?

Il devrait veiller au grain, Providence pourrait s’amuser avec le prisonnier mais il ne faudrait pas qu’elle le maltraite trop car Craon voyait soudain tout l’intérêt qu’il aurait à utiliser la bête à deux têtes à son profit.

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