Chapitre XXIX: Un soupçon d’enfance

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Où l’on découvre la jeunesse de Burla et où l’on se rend compte que Youpur est bien vulnérable.

Elle ne pouvait l’accepter ! Perdre son fils unique, puis son statut… Tout cela à cause d’une simple servante qu’elle avait nourrie et habillée depuis tant d’années ! Elle lui avait tout donné. Elle avait par charité ouvert son cœur et son foyer à une inconnue. Et voilà comment on la remerciait !


Burla arpentait les pièces du kuva avec une frénésie fiévreuse. Elle parlait aux murs, en rabattant violement les pans de cuir, comme pour en chasser les figures qui la hantait. Elle épuisait sa rage en criant tandis que toute la maisonnée restait silencieuse chacun tentant d’échapper à sa vindicte. Seul Youpur restait immobile auprès d’elle, spectateur impuissant de son désespoir.


La vie ne lui avait pas fait de cadeau mais elle savait s’en débrouiller mieux que d’autres. Elle se souvenait quand petite, dans la tribu du Lion, elle avait vécu les privations de la guerre de l’eau. Les récits des vétérans décrivant des campements où les peaux de gnouzk paraissaient avoir séché sur des squelettes de bois mort, avaient forgé son imaginaire et son caractère.

Sa tribu avait établi son campement à l’emplacement d’une ancienne source, à l’abri des conflits. Là, un bosquet de chtuvax qui, quelques décennies auparavant lançait fièrement ses énormes troncs creux vers le ciel semblait un amas de roches couchées par le vent. Les gamins parcouraient leurs vides et sautaient d’une rondeur à l’autre au risque de se tuer. Ils y trainaient l’enfance que le soleil leur volait.

Les cylindres grisâtres bordaient l’ancien point d’eau comme suspendus entre le passé et l’avenir. Entre vie et mort, la tribu du Lion avait trouvé refuge, se refusant à entrer dans une guerre où elle n’aurait eu ni la force, ni la résistance nécessaires pour se tailler une part à sa mesure.

Burla était trop jeune pour s’étonner et puis, comme elle était une fille, on n’allait pas lui expliquer ce que les adultes eux-mêmes peinaient à comprendre. Les hommes s’agitaient autour du puits sombre et sans fond qui jouxtait les troncs creux. Ils y descendaient suspendus aux longs filaments tressés des plantes à corde, dont les enfants récupéraient les chutes pour, en les imitant, dégringoler à leur tour au cœur des rares troncs de chtuvax qui, par d’inattendues résistances, s’étaient maintenus debout.


Un jour, un des hommes perdit pied dans l’obscurité. Il se débattit de telle manière qu’il se retrouva pendu. Le murmure des rumeurs et de la peur parvint presque à étouffer le projet insensé : aller arracher l’eau aux entrailles de la terre. Malgré les rationnements, les derniers tonneaux de chtuvax se vidaient.

Burla avait appris à laver les plats et les habits avec le sable, puis à se frotter de même en prenant garde de ne pas s’écorcher la peau. On filtrait jusqu’aux urines des uns et des autres pour abreuver les quelques pièces de bétail qu’on finit par abattre. La tribu du Lion était vouée à disparaître avant même d’être entrée dans la guerre… Malgré la peur et les superstitions, le forage continua. Pour les enfants à l’inverse de la quête obscure menée par les adultes, il s’agissait de la construction progressive d’une formidable butte de terre, extension naturelle de leur terrain de jeu.

Les efforts furent payants et, bientôt, on put remonter de l’ancienne source quelques seaux d’une eau saumâtre qui, avec l’usage, devint de plus en plus claire jusqu’à pouvoir être consommée. La sécheresse, brutale comme une claque sur une joue d’enfant, avait anéanti toute velléité de la nature à satisfaire ses hôtes, il avait fallu lui soutirer de quoi survivre par la ruse. Perchée sur le monticule d’où il lui semblait dominer le monde, Burla apprenait.


Les routes n’étaient pas sûres, le gibier rare, la cueillette impossible. Retrouvant des gestes ancestraux, dont le rythme lent semblait appartenir à la source des profondeurs et remonter avec elle, les hommes de la tribu du lion s’organisaient et se sédentarisaient. On fit déguerpir les enfants, et à l’abri du monticule de terre dans les troncs creux des chtuvax on étala un mélange de sable et d’excréments. On y déposa quelques fruits secs, quelques brindilles arrachées ici ou là que la vie n’avait pas totalement quittées. Ces jardins de fortune, cultivés par les mains malhabiles de paysans nomades, furent une bénédiction en dépit de leur maigre rendement. Ils permirent d’échapper à la famine et aux combats qui déchiraient, pour un ou deux tonneaux d’eau, des hordes autrefois alliées.

Eloignée des terrains de bataille, la tribu dut sa survie à sa discrétion. Les plus puissants se déchiraient pour l’accès aux sources du sud-ouest. A l’extrême nord-est, mais encore loin des Monts-Hauts, on pouvait croire la tribu du Lion disparue. Or, à distance des routes connues, elle jouissait des avantages de cet emplacement retiré dont elle seule avait conservé la mémoire.

Génération après génération, les fonds cartographiques dont elle disposait, entrelacs complexes de courbes et de points, étaient recopiés consciencieusement sur des peaux de gnouzk neuves. C’était la richesse de la tribu, un art qui d’habitude échappait aux femmes.

Burla n’avait que peu manié les pinceaux et des stylets. Les petites filles trouvaient mari ailleurs. Là où les cartes étaient redessinées en permanence au gré des expéditions. Nul besoin, donc, de les contraindre à ce fastidieux exercice. On préférait cultiver chez elles la bonne santé et l’hygiène. Plus elles seraient vendues cher lors des rassemblements, plus on pourrait acheter de cartes pour les étudier, les stocker et les copier. Telle était la vocation de la tribu du Lion.

L’état de chaos qui régnait alentour bouscula les coutumes. Les petites filles furent rassemblées avec les garçons dans un large kuva couleur sable. S’agissait-il de préserver les savoirs ou les cultures vivrières nouvellement installées dans les troncs creux des chtuvax ? Les enfants penchaient pour la seconde hypothèse voyant leur terrain de jeu leur échapper en même temps que leur liberté. Si comme les autres Burla était réticente, elle fut vite captivée par les secrets que lui révélaient les dessins et les peintures des cartes anciennes délicieusement ornementées.

Elle gardait de ces enchaînements de couleurs et de lignes un émerveillement d’autant plus vif que les images de la vie réelle passaient exclusivement du beige au gris, ponctuées de frêles silhouettes humaines qui fuyaient la guerre pour aller trouver la mort aux confins du monde.

Perchés sur la butte qui dissimulait leur campement, les enfants du Lion voyaient passer les pauvres hères qui, se soustrayant à la scène d’un combat, ou invités par les leurs à aller boire ailleurs, avaient déjà été chassés de toutes parts et n’avaient même plus l’idée de demander asile. Trop faibles pour combattre ou voler, ils avançaient, poussant devant eux un ou deux tonneaux de chtuvax à moitié vides, avant d’être eux-mêmes chassés par le vent, leurs hardes roulées en boules telles des coquilles vides.

Combien de piètre caravane, de troupeau maigre d’hommes et de femmes traînant pour seul bétail leurs enfants exsangues sur l’étendue blême des Plaines Ourlées avait-elle vu ? Ils lui paraissaient aussi nombreux que les cadavres des lièvres des sables. La sécheresse, brutale, avait anéanti toute velléité de la nature à satisfaire ses hôtes et la laissait sidérée incapable de distinguer le passage du temps. On trouvait, çà et là, des cadavres de lièvres des sables, marionnettes desséchées dont l’ossature striait de lignes fines une peau grise et cassante où couraient des colonnes de petites fourmis jaunes. Elles s’acharnaient à ne laisser que quelques poils roulés en boule autour d’un espace vide, que le vent poussait devant lui.


La guerre de la soif n’avait cessé qu’avec les premières pluies miraculeuses. La tribu du Lion avait abandonné les jardins suspendus après en avoir consciencieusement marqué l’emplacement sur ses cartes. Les grands rassemblements eurent de nouveau lieu et les tribus marièrent leurs enfants dans l’espoir de recouvrir d’une nouvelle génération les blessures de la guerre.

Burla avait été vendue à la famille d’un jeune homme de la tribu du coq. Il présentait bien. . Elle s’était investie avec émerveillement dans la fabrication des couleurs dont l’apprentissage s’était révélé plus facile et plus valorisant que les longues heures passées à manier le stylet pour infliger la morsure de points répétitifs à une peau de gnouzk rêche. Son habileté en la matière lui valut vite une forme de reconnaissance et une sorte d’autorité.

Elle s’était habituée à avoir, quand d’autres n’avaient rien. Cet état de fait, qui lui était familier, elle fit tout ce qui était en son pouvoir pour le conserver. Elle aida son époux autant qu’elle le put en lui rapportant consciencieusement les rumeurs des quartiers des femmes. Tâche facile en somme car, recluses, ces dernières occupaient souvent leur esprit et leur langue à tourner et retourner le moindre évènement sous toutes ses coutures jusqu’à trouver un accroc, qu’elles observaient minutieusement. De cet examen attentif, elles déduisaient les causes comme les conséquences les plus inattendues tirant le fil de la réalité avec l’énergie des mauvais sentiments qui les animaient plus souvent et plus vivement que les bons.

Lorsqu’elle démêlait, à l’attention de son époux, ces écheveaux d’imaginations embrouillées et prolixes, Burla s’extasiait de voir comment, de l’infiniment petit, l’on pouvait extraire le suc d’histoires et d’intrigues sans fin.

Comprends-tu, lui disait-elle, dans la marmite ou l’on prépare les teintes, rien ne s’ajoute aux ingrédients que l’on y déverse. Une partie même s’évapore. Il en va ainsi de la vérité dans la société des hommes. Les paroles ajoutées aux paroles sont comme le vent qui pousse le sable. Ces femmes, font des petits riens qu’on leur laisse, un tout. Un tout aussi haut qu’une dune depuis laquelle on regarde le monde sans en être affecté.

Parfois l’avenir même d’une lignée peut en dépendre, rêvait-elle à haute voix retrouvant un sentiment de toute puissance dont elle ne savait d’où il lui venait mais qui la remplissait d’aise et de confiance.


Ses paroles avaient d’abord amusé Craon qui comprit vite l’utilité d’avoir et de conserver une telle femme à ses côté.

Elle était passée maîtresse dans l’art d’accommoder les humeurs autant que les couleurs et, si Craon pour asseoir sa position avait eu besoin de prendre d’autres épouses, elle avait toujours veillé à ce qu’elles ne soient que les humbles personnages secondaires d’un récit à sa gloire.

Afin de conserver la position dominante qui lui assurait pouvoir et respect, elle s’était toujours attachée à mener une vie vertueuse. Ce en quoi elle était naturellement douée, n’ayant pas de penchant pour les vices, si ce n’est une légère tendance à l’avarice qui la poussait à l’accumulation. C’était un défaut dont elle s’accommodait fort bien et qui lui procurait moult plaisirs autorisés.

Or, malgré tous ses patients efforts l’édifice qu’elle croyait imprenable basculait aux yeux de tous et de la pire manière. Seconde épouse… et derrière une servante, sa servante… Elle ne se sentait nulle affinité avec la gloire, ni avec la tragédie.

La boiteuse, dont elle avait par une absurde superstition touché l’épaule un nombre incalculable de fois lui volait l’œuvre d’une vie. Les langues allaient se délier. Le mécanisme trouble des contes de cuisine passerait au hachoir l’édifice de mots dont elle avait tissé son armure de matrone. Burla, acculée, ne serait plus que l’objet risible d’une fable, et son fils un fou errant d’une caravane à l’autre. Elle chassa de son esprit l’image des êtres désincarnés qu’elle observait autrefois, dont le sanglot parcourait d’une rigole sèche les joues flétries d’un désert assoiffé, et tapa de nouveau sur le cuir du kuva comme pour en chasser les démons.


Elle repoussa le gobelet que lui tendait Youpur. Elle ne boirait pas de cette eau-là. Celui-ci agenouillé à ses pieds, sincèrement peiné de découvrir sa mère, d’habitude si forte et si autoritaire, sangloter et renâcler, tentait d’apaiser ses fureurs. Il ne savait pas ce qu’il ressentait. Etait-il en colère, avait-il peur ? Etait-il juste sonné par la violence d’une réaction qu’il n’avait ni anticipée, ni comprise. Ce n’était, pensait-il, qu’une simple blague de régiment. Il leva les yeux vers sa mère comme un enfant attendant une réponse. Que devait-il ressentir ?

Elle essuya ses pommettes, où perlait une larme, d’un doigt mou et un peu boudiné. Elle rajusta ses bagues, avant de poser sa main sur la tête de son fils, dont elle ébouriffa les cheveux.

— Nous ne nous laisserons pas faire, n’est-ce pas ?

Puis elle répéta pour elle-même, d’une voix plus douce mais aussi plus assurée. Nous ne nous laisserons pas faire …

— Oui, maman, acquiesça Youpur.

Il était déchiré entre l’impression d’avoir commis une bêtise et le sentiment d’impunité que lui procuraient la présence de sa mère par la proximité et la confiance qu’elle lui accordait. Auprès de cette masse chaude et rassurante, de ce bloc de détermination aux replis adipeux, il ne pouvait rien lui arriver.

Il eut soudainement envie de boire une tasse de chtovax à la bediane et à la krannel, comme savait si bien le préparer Providence. Il l’appela, sans réfléchir, comme il l’avait fait si souvent au cours de son enfance. Avant même qu’il ne réalise, et se morde la lèvre pour tenter de retenir cette bourde monumentale, une gifle cinglante vint s’abattre sur sa joue puis un revers planta deux bagues crochues dans l’épaisseur de sa chair.

Sa mère faisait maintenant pleuvoir sur son dos une avalanche de petits coups serrés. Plus nombreux que douloureux, leur force décroissait rapidement. Prostré sur le tapis tissé de couleurs douces, Youpur suspendait sa respiration, attendant que l’orage maternel, aussi subit qu’inédit, se dissipe. Ce ne fut pas long, Burla retomba lourdement sur son siège en gémissant.

— Mais qu’as-tu fait mon fils, qu’as-tu fait… »

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