Chapitre XXV: Entre le marteau et l’enclume

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Où un seul ne ferme pas les yeux

Si la difformité de la boiteuse lui avait de prime abord semblé monstrueuse au point d’envisager en elle une âme tout aussi difforme, Radigan avait découvert que l’apparence est un vêtement dont on peut se défaire.

Calé aussi confortablement que possible contre le pieu auquel il était maintenu, il entendait dans son dos le râle de Nicophène. L’animal respirait avec peine. L’air en était comme alourdi, cernant l’aigle et le lion d’un brouillard minéral. Dans ce calme d’avant la tempête, le jeune homme percevait les signes des remugles humains qui naissent des tourments que la fierté ravale. Aux pas pressés des hommes montant la garde, à la relève qui ne comptait aucun des visages qu’il connaissait, il avait compris que quelque chose d’inhabituel se passait.

Du jour au lendemain, il avait cessé d’être une curiosité. Moins de gens se pressaient pour venir l’observer. Les exclamations qui saluaient sa découverte, attaché tel un dromadane à son piquet dans l’ombre de sa bête malade, perdaient en intensité. Il n’avait vu défiler devant lui que des hommes, des guerriers pour la plupart. Il y avait aussi ce vieillard qui, venu seul au creux d’un après-midi chaud, s’était accoudé à la barrière et revenait souvent. Il ressemblait au rameau rachitique de la Cardémoine et sa voix rocailleuse s’abaissait et se relevait pareille en cela au marteau du forgeron Curion dont le kuva était installé tout prêt. Mais, comme Radigan ne pouvait voir ce dernier, et comme il n’avait aucune idée de ce qu’était le travail d’une forge ou même de ce qu’était la forme d’un marteau, il imaginait le claquement d’une mâchoire géante dont les dents tombaient de la hauteur d’un homme pour s’abattre sur une proie quelconque. Il entendait presque le crissement des os, bientôt assourdi par la digestion lente de tout ce qui le terrorisait.

Radigan éprouvait la condition de prisonnier sans en avoir encore pleinement élaboré le concept. Il lui semblait dans les moments les plus noirs que la carcasse bleue du rocher qui surplombait les tentes allait bientôt se retourner et lui présenter sa gueule ouverte. A force de fixer son attention sur le roc qui lui faisait face, il en vint à se persuader qu’il s’agissait d’une créature. Lorsqu’il était moins pessimiste et donc plus enclin à la pensée rationnelle qu’à l’imagination il s’interrogeait sur la nature des bases génétiques à l’origine de cet amas à l’apparence pierreuse. Peut-être un énorme crabe de sable. Il se demandait pourquoi les ancêtres n’avaient pas utilisé de telles créatures pour creuser les entrailles de la terre afin d’en extraire le plastique. Il s’étonnait parfois de ne plus l’entendre. Cela se produisait dès la tombée du jour et étonnamment au milieu de la journée, aux heures les plus chaudes, à l’instant même que choisissait ses gardes pour lui apporter de quoi se sustenter. Ils s’asseyaient non loin de lui, et partageaient eux-aussi un repas en échangeant les sons étranges qui leur servait de langage, à intervalle régulier, entre chaque mastication. Radigan les enviait plus qu’il ne les craignait, la solitude lui tenait compagnie d’une bien cruelle façon.

Deux d’entre eux s’occupaient de Nicophène. Un grand costaud à la démarche assurée et un p’tit gars qui trottinait à côté en rentrant les épaules. Il devait se contorsionner pour les observer. Le grand juché sur la crinière saisissait à pleines mains l’arrière des gencives après avoir soulevé la peau noire et luisante des lèvres. Le plus petit pénétrait dans la grotte ainsi dévoilée pour y conduire l’embout d’une outre pleine. Dangereux métier pensa Radigan qui se demandait si, malgré sa léthargie, Nicophène aurait eu la force de refermer sur eux ses crocs. Avec moult précautions, le duo escaladait ensuite la silhouette avachie en direction du bec. Là, munis d’une lance, ils procédaient de même. Avaient-ils conscience que l’animal pouvait survivre sans être nourri ? Que lui donnait-il donc ?

Plus intriguant encore, Radigan surprenait parfois la main du plus frêle des deux hommes qui, dans un geste volontairement discret, s’égarait à frôler l’œil blessé du bicéphale. A quel jeu stupide jouait ce soldat malingre et mal assuré en passant la main sous le capuchon en cuir de gnouzk.. S’il ne connaissait pas la torture et n’avait encore aucune idée de la perversion, Radigan appréhendait à présent les sursauts belliqueux de cette race barbare.

Le vieux était revenu. Il parlait vite et fort et il crachait aussi, claquait sa langue et tapait du pied. Mais où trouvait-il autant d’énergie dans un corps aussi sec ! Maintenant, il n’y avait presque plus que le vieux pour venir le voir. Mais que pouvait-il bien raconter à longueur de journée ? Peut-être était-ce lui qui par sa logorrhée incessante faisait fuir ses anciens visiteurs ? Il y avait eu pourtant cette fille, la boiteuse.

Voilà qu’il la reconnaissait, le hargneux des premiers jours, campé sur ses jambes arqués la portait maladroitement. Il aurait voulu finir de la casser qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Il s’en débarrassa en la laissant glisser au pied de Radigan. La fille était nue comme lui. Ainsi il pouvait mieux voir sa cheville atrophiée, sa jambe trop courte dont il mesura pleinement l’indécence. Étonnamment il ne fut pas envahi par le même dégout que la première fois. Il la contemplait au contraire avec curiosité. Au contact de la terre son pied se tordit et elle sembla glisser encore plus bas. Elle releva son visage en direction de Youpur. Elle contractait les muscles de ses bras, accrochait ses doigts au sable, essayait de se relever, de se sauver. Secouée de spasmes, le bas de son corps restait inerte. Elle le traînait en l’écorchant aux pierres.

Soudain, il comprit, il avait vu des gnouzk tenter d’échapper maladroitement aux bicéphales lors des jeux. Ils avaient la même raideur, cette forme de stupeur gauche qui entrave sans liens. Elle tentait de le fuir. Elle cherchait à se rapprocher de Youpur. Elle voulait remonter le long de ce corps connu, se blottir dans ses bras, être portée ailleurs. Non, pas comme ça, pas là, pas ici, pas avec lui, semblait-elle implorer.

Youpur s’en amusait. Quand elle parvenait à avancer, il reculait d’un petit pas. Il la regardait, puis regardait ses hommes en riant. Il leur fit signe. L’un d’entre eux vint se placer juste derrière Radigan et lui asséna un coup au bas du dos qui le projeta à quatre pattes. Il tenta de se redresser. L’autre lui appuya une main ferme entre les omoplates. De sa main libre il lui saisit le menton et le dirigea en direction de la femme nue qui désespérait de réussir à s’enfuir. Elle y était presque, elle touchait les orteils de Youpur. Elle s’entendit avec stupeur l’implorer. Il ne s’abaissa pas à la saisir par la taille, il la laissa figée dans sa supplique. Reculant jusqu’à atteindre la barrière de l’enclos, il la franchit en sautant d’un geste leste. Il fit signe à Karlan qui lacha Radigan et se dirigea vers la corde de cardémoine qu’il trancha de son coutelas avant de se diriger à son tour vers la barrière.

L’ensemble des hommes s’étaient répartis autour de l’enclos et scandaient des syllabes aiguës et graves. Les voix raisonnaient dans la tête de Radigan. Il entendait claquer les mâchoires du crabe des sables, repensait à la voix du vieux, cherchait le souffle rauque de Nicophène. Son esprit se brouillait. Les liens avaient tailladé la peau délicate de son cou et entravé sa respiration. Il avait l’impression d’être libre, puis se rendait compte du poids qui pesait entre ses omoplates. Etait-il libre ? Etait-ce le moment d’y penser ? Il voyait la boiteuse, ses courbes ne lui paraissaient plus aussi répugnantes maintenant qu’il les regardait de près, qu’il en effleurait la texture. Elles évoquaient par certains aspects, aussi étrange que cela puisse paraître, les délices élastiques des créatures à gamètes qu’il avait laissées derrière lui à Laborantina. Des rires fusaient et les marteaux des chants secouaient son désir comme on réveille un mort.

Dans son immobile terreur, trouvant ses bras aussi faibles à la porter que ses jambes, Providence songeait. Est-ce cela que je vous ai transmis ? Tous mes efforts ont-ils donc été vains ?

Radigan lui non plus n’avait pas les idées claires. A Laborantina, on lui avait appris à ne pas faire obstacle au naturel. Depuis combien de temps voyageait-il ? Depuis combien de temps n’avait-il pas pratiqué le sport d’aisance, celui qui apaise le corps comme l’esprit ? Il saisit Providence à la taille, la ramena à lui, et sans voir son visage s’enfonça brusquement en elle. Elle était faite comme une créature à l’intérieur bien qu’elle ait pour le reste l’apparence d’un être humain. Tout à son activité, il retrouvait sa lucidité. De la même manière qu’on veillait à l’alimenter, on avait certainement la volonté de lui permettre de satisfaire ses besoins primaires. L’entrevue de ces derniers jours avait sûrement été un moyen de familiariser la créature à son nouvel office. Les mœurs locales lui paraissaient pourtant bien rudes. Quel besoin avait-on de faire ressembler autant une créature à une vraie femme ? Ou alors, cette civilisation barbare utilisait-elle, pour lui, un spécimen raté juste doté des fonctions essentielles ? Les chants scandés le déroutaient pareillement, même s’ils avaient — Il faut l’admettre — un certain effet d’entraînement. Sur Laborantina, le plaisir des créatures s’expérimentait seul. Mais tout se faisait seul sur Laborantina. Nul besoin, comme ici, de cette proximité physique omniprésente. Le passé était un temps grégaire. On mangeait ensemble, on cheminait ensemble, on se touchait la main ou l’épaule pour un rien et on parlait sans cesse et souvent sans s’écouter. Radigan avait déjà été le témoin de ces archaïsmes à de nombreuses reprises. Le progrès avait du bon, il ne fallait pas l’oublier.

Il se demanda comment ses gamètes seraient utilisées par ces gens arriérés. Lui qui s’était fixé pour mission de relier le passé et le futur, n’avait pas envisagé cette possibilité ! C’était là un étonnant détour du grand voyage. Nul contact psychique n’avait été établi avec ces hommes. Mais son héritage génétique circulerait dans leur sang, les inondant à travers l’histoire d’un pur trait laborantinien : une sensibilité incroyable aux plastines. Cette même sensibilité qui permit l’édification des champignons douches et l’aboutissement d’une civilisation du lien pleinement accomplie dont le Grand Voyage était le grand œuvre.

Fort de sa nature civilisée, Radigan avait conscience d’offrir à ces êtres une part de raffinement qui, si le voyage dans le temps n’avait pas été rendu possible par la présence des trois lunes, leur aurait définitivement échappé.

Providence, petit tas humain recroquevillé sur lui-même se balançait d’avant en arrière en murmurant. Radigan se redressa fier de lui. Il fut surpris par la mine ébahie de Youpur qui écarquillait les yeux comme s’il avait vu à l’instant son premier neuro-reproducteur animé. Quelle étrange peuplade, pensa Radigan avant de se demander si c’était le bon moment pour s’échapper en courant vers Nicophène, lequel lui sembla malheureusement aussi amorphe et mal en point que la créature à gamètes à figure humaine qu’il venait d’utiliser. Il craignait qu’on ne lui repasse autour du cou cette affreuse corde de cardémoine.

Au moins, il n’avait pas à partager ses nouvelles expériences sur le réseau neurovial qui auraient pu déstabiliser ses contemporains par des révélations d’ordre anthropologique dépassées, comme la violence, le handicap ou la guerre. Dans l’éventualité où il resterait captif, ce qui ne semblait guère faire de doute, il se demanda en outre si on allait lui laisser la créature à proximité, en permanence, de temps en temps, ou pas du tout ?

Il se sentait fort calme désormais et fut d’autant plus surpris de voir le jeune soldat aux épaules rentrées accourir en le montrant du doigt. Un homme l’accompagnait. Il s’agissait du chef de la Tribu, il arborait un diadème en forme de coq sur le front et était la première personne à laquelle il avait été présenté, lorsque la caravane avait rejoint ses tortionnaires à l’ombre du Rocher Bleu. Cet homme dont les traits évoquaient, en plus mûrs, ceux de Youpur, sauf qu’il n’avait pas dans le regard cette méchanceté froide mais plutôt un air bonhomme ; cet homme était suivi du vieux radoteur dont déjà on entendait la voix marteler l’air, insistante, plus élevée et rapide que d’habitude. Ce métronome strident atteignit la vitesse et l’intensité d’un cri quand il fut en mesure de voir la scène. Le chef, que toute bonhommie avait quitté, jeta les ordres à la face des soldats présents. Karlan était l’un d’eux, le plus proche. Radigan sentit son poing massif s’abattre sur sa tempe. Avant de perdre connaissance, il eut juste le temps de voir Craon détacher le tissu multicolore qu’il portait à l’épaule et le poser délicatement sur celles dénudées d’une Providence en larmes.

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