Chapitre V : L'habit ne fait pas le moine

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Où la tenue de Radigan nous en apprend plus sur sa mission qu'il n'en sait ou n'en attend.



Radigan se préparait à lever le campement. La nuit avait été courte. Ses réflexions l'avaient entrainé au-delà de ce qu'il aurait pu imaginer. La rencontre avec les ancêtres... Mais qu'est-ce qu'une rencontre pour quelqu'un qui n'a jamais été séparé du groupe ?

Il avait invoqué la puissance de Laborantina, l'osmose de la civilisation à travers les âges. Pour autant avait-il envisagé la découverte de l'autre ? Ce tête à tête qui, par un étrange méandre de la providence, vient s'accoler à notre destin et en modifier la trame.

« Je est Tu. Tu est Je » avait récité Radigan avant même d'avoir six lunes. Il ajoutait maintenant la maxime qu'il venait de formuler consciemment : « Tu es ce que je suis et je suis ce que tu es, le même se reconnait et se fond en un destin commun ».

La reconnaissance par-delà le temps lui semblait le seul moyen de réaliser cette rencontre absolue. Il en tirait par anticipation une confiance accrue en ses capacités. Ce sentiment quasi filial lui donnait l'impression de prendre pied dans la réalité qui l'entourait et d'en tirer une énergie nouvelle, une légitimité qu'il avait longtemps recherchée et qu'il se sentait prêt à épouser par ses actes.



Rasséréné, il bailla puis se frotta le corps avec une feuille de spongex. Cela le revigora. Délicatement parfumé par l'essence de menthe que sécrétait l'éponge des sables, il revêtit sa combinaison en fil de feuilles de riz.

Légère et solide, elle constituait l'équipement idéal de l'aventurier tel que le fantasmait Laborantina: un jeune homme svelte, vêtu d'une tenue mettant en valeur son profil athlétique, une cape souple flottant sur des épaules carrées.


On n'avait pas jugé nécessaire de l'équiper d'une épée. Depuis longtemps, cette forme archaïque d'arme était complètement obsolète. La violence avait totalement disparu de la communauté et les musées psychiques eux-mêmes ne conservaient aucun reliquat de cette nature. Pourtant Jugantur avait suggéré d'en faire figurer une à la droite du pantalon de Radigan.

L'étrange broderie s'étendait de la hanche au genou. Elle commençait par un manche orné des symboles de l'année du Cyclope et de la Croix Génétique, emblème de Laborantina. Une ligne incurvée plus sombre la prolongeait et était brodée de filaments qui reproduisaient à s'y méprendre les empreintes de chacun des cinq doigts de Radigan. Enfin, sous le pommeau de soie, une lame d'or scintillait. Radigan, qui appréciait l'art, trouva l'ouvrage fort beau.


Il s'en était ouvert à Jugantur qui, se méprenant sur son plaisir d'esthète, fit l'éloge de l'objet. Une épée était traditionnellement un outil consacré aux guerriers. Forgée dans les métaux les plus solides elle se tenait par le pommeau « Oui, ce côté-là, avec les empreintes de doigts», avait précisé Jugantur devant l'air ébahi de son disciple. Il avait ajouté que les armoiries symbolisaient le pouvoir, « la force de Laborantina » avait-il précisé à l'adresse de Radigan — et le signe du Cyclope...

— Le signe du Cyclope, c'est l'année de ma naissance ! s'était exclamé Radigan trop heureux de dire quelque chose dont il fût suffisamment assuré pour ne pas perdre totalement la face devant ce monument de science que Jugantur avait la réputation d'être.

Jugantur, coupé dans le flot de ses explications, inspira une fois en silence et posa les yeux sur Radigan. L'essayage de la combinaison constituait l'occasion d'un rendez-vous en chair et en os devant l'assemblée des moines. Une telle rencontre était inhabituelle mais s'expliquait par la spécificité de la mission, dont la complexité justifiait toutes les précautions.

Rompu aux échanges synaptiques approfondis avec son élève, Jugantur connaissait tous les méandres de ce cerveau solide et bien construit. Il admirait la facilité logique du jeune homme. Cet équilibre psychique étayé de beaucoup de simplicité et d'ignorance lui donnait des airs de verte vallée au regard de son propre univers mental, complexe au point d'en paraître torturé et entièrement happé par une soif inextinguible de comprendre, de modifier et, il devait bien se l'avouer, de contrôler.

Loin de là, le calme qu'il percevait chez le jeune homme, le séduisait. D'autant qu'il ne dénotait aucunement un manque d'intelligence. Bien au contraire, Radigan était un partenaire de choix dans les jeux collaboratifs les plus ardus produits au sein de Laborantina.

Jugantur caressait parfois le projet d'initier son élève à quelques jeux antiques dont il avait retrouvé les règles, parfois assez simples, mais basées sur des concepts tellement étrangers à ceux qui fondaient l'ontologie de Laborantina qu'ils se révélaient particulièrement déstabilisants. L'opposition y était courante. L'échec d'un des joueurs y était recherché. Les participants s'y livraient bataille avec pour seule arme leur intelligence. Ils devenaient des adversaires impitoyables les uns pour les autres, quand bien même ils se devaient pour jouer ensemble d'être assis côte à côte, ou face à face.

Les contradictions des civilisations antiques ne cessaient de le fasciner comme si elles parvenaient, non pas à résoudre les contraires, mais à les élever au rang d'une cacophonie maîtrisée, tenue en laisse par la peur, la concurrence et l'orgueil. Un mélange peu glorieux dans lequel Jugantur trempait parfois ses lèvres recherchant l'ivresse de l'individualité, la liberté d'être dans l'erreur.



Les moines levaient la tête vers lui, suspendus à son silence comme du linge sur un fil. Radigan gratouillait de l'ongle la lame de soie dorée de son épée tout en essayant de rester discret : il ne savait pas si cela était inconvenant ou non. Jugantur inspira de nouveau puis, dans un soupir s'adressa à Radigan.

— L'épée est une arme. Elle sert à se défendre. Se défendre, c'est se protéger face à quelque chose qui s'oppose à nous.

Radigan cligna des yeux. Il avait l'esprit vif, les paroles de Jugantur pénétraient son âme. Si à ce moment précis Jugantur avait été relié au réseau neurovial, il aurait pu voir dans la vallée tranquille que constituait pour lui la pensée de Radigan, une légère altération de la luminosité, et sentir souffler un vent frais annonciateur, dans les temps anciens, d'une pluie tropicale. Les schémas qui soutenaient l'aimable intelligence de Radigan vacillaient doucement. S'opposer... se battre... comme un gnouzk donc ? Se défendre... comme une proie ?

Le gnouzk se défendait lorsque le bicéphale fondait sur lui dans une élégante voltige. Le gnouzk se tortillait pitoyablement, raclant l'air de ses dents, usant ses griffes sur les pinces de homard. Agonisant longuement avant de se laisser choir, inerte, dans l'argile. Le soleil cuisait alors sa peau et immortalisait ainsi le combat.

Le gnouzk attaquait aussi. Il courait après les créatures-leurres qu'on lui envoyait. Sans discernement et sans compter ni sa force, ni ses efforts. Le gnouzk s'élançait et chargeait sans but, sans ordre, sans conscience.

Se défendre... Est-ce que cela pouvait également signifier attaquer? Attaquer quoi ? Attaquer qui ? Quelle danse étrange à laquelle son esprit prenait part comme secoué malgré lui par le tremblement de ses bases.

Les créatures étaient conçues pour servir l'homme. Elles ne pouvaient en aucun cas s'opposer. Le clan était un et uni. « Je et Tu » étaient l'équivalence fondamentale. Le premier pilier de l'Immuable.

Les ancêtres alors ? Radigan posa le plat de sa main sur l'épée brodée qui ornait sa combinaison. Les ancêtres avaient peut-être porté des choses semblables le long de leur cuisse. Il en gratta de nouveau les fils dorés. Le contact n'en était vraiment pas des plus commodes. Qu'avaient ressenti les aïeuls? Est-ce que l'épée les démangeait ? Il enclencha un contact mental élargi. Le brouhaha, les impressions éparses du groupe lui revinrent comme l'écho assourdi de son interrogation.

Rien concernant une arme. Un outil semblait même être une requête par trop originale. Depuis longtemps, les créatures adaptées officiaient au fonctionnement de toute chose. aRadigan ressentit une sensation de vacuité. Elle était légèrement désagréable et complètement nouvelle pour lui.

Il la renvoya instantanément sur le réseau. Il s'attendait à recevoir immédiatement plusieurs dizaines d'accroches qui l'avertiraient sur la nature de son sentiment et relateraient des expériences similaires. Leurs causes et leurs conséquences, ainsi que la manière dont les membres du clan les avaient gérées.

Or il ne se passa rien. L'écoulement sensitif avait continué sans marquer la moindre variation. Radigan était désemparé. D'abord son professeur et mentor débarquait sans prévenir avec une clique de moines, interrompant sa connexion pour un essayage surréaliste. Incapable de décrocher une phrase complète, abasourdit par l'étrangeté du costume et de la situation il passait certainement pour un idiot. D'autant plus qu'il n'avait rien compris aux propos abscons de son maître...


Jugantur avait regardé son élève. C'était un jeune homme plutôt bien fait de sa personne. Ses quarante-huit lunes lui donnaient l'air d'un homme qui, au seuil de l'enfance, hésite à se retourner et à faire demi-tour pour retrouver sa nourrice et ses jouets. Sa haute stature ne pouvait masquer qu'un instant la rondeur de ses joues. Ce n'est qu'un gosse, songeait-il amèrement en regardant, désabusé, sa recrue.

Dans son habit de splendeur, retroussant sa cape, Radigan avait entrepris de se gratter furieusement la cuisse en arborant un air niais. Il avait les yeux vides comme enfoncés dans une partie collaborative à haute intensité participative sur le réseau neurovial.

Jugantur soupira de nouveau, fit signe aux moines de se lever. Au moment où il allait franchir la porte, il se ravisa, se tourna vers le tailleur qui se tenait juste à côté de Radigan et déclara :

— Vous féliciterez en mon nom le maître d'ouvrage des araignées brodeuses.

Il fit silence avant de reprendre, jetant un regard déçu sur Radigan qui se grattait toujours :

— Néanmoins, vous demanderez au concepteur d'ajouter une doublure à ce fichu pantalon.

— Bien, docte Jugantur, acquiesça, prudent, le tailleur qui avait vu l'éminence passer de l'enthousiasme le plus évident à une forme d'énervement las.

Après quelques pas, Jugantur entendit derrière lui le cliquetis des bottes de Strix spécialement conçues pour Radigan.

— Oui ? dit-il en se retournant.

Essoufflé alors qu'il n'avait pas couru, Radigan se tenait debout en face de lui, la bouche ouverte.

— ...

— Vous vouliez me dire quelque chose ?

— ... Euh... non, rien de particulier... Au revoir, maître, balbutia Radigan.

Aurait-il pu décemment lui poser la question qui lui brûlait les lèvres ? Si nos ancêtres avaient quoi que ce soit de commun avec les gnouzk, comment pouvaient-ils être nos ancêtres ?

Jugantur s'éloignait dans le couloir, il entendait Radigan prononcer la formule rituelle accompagnant le salut à l'Immuable. Décidément, il n'était pas encore temps d'initier ce jeune homme aux jeux anciens.


Bah, les voyages forment la jeunesse, pensa-t-il avant de reprendre mentalement la partie d'échecs qu'il avait engagée la veille avec une créature ambulatoire. La dernière de ses créations, et la plus importante par sa structure logique inédite.

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