Les tribulations d'une sirène

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  • Redites-moi votre prénom, s'il vous plaît ?
  • Ariel.

L'employée lui jeta un regard interrogateur, troublée d'entendre un prénom aussi original. Elle mâchouillait le capuchon de son stylo, suintant la condescendance.

  • Et quelles sont vos compétences, votre formation ? Vous n'avez pas non plus mentionné vos diplômes, votre expérience ou vos qualifications. Avez-vous quoi que ce soit à me fournir qui puisse rendre votre dossier solide ? Il faut que vous compreniez que j'ai besoin d'autre chose qu'un carnet rempli de textes, schémas et dessins expliquant en quoi consiste votre projet. Il me faut la certitude qu'il sera suffisamment viable pour qu'il ne tombe pas à l'eau. Par exemple, vous pouvez commencer par réaliser une étude de marché. Vous avez également la possibilité de...

La jeune femme aux cheveux auburn fit les yeux ronds devant son interlocutrice qui continuait de débiter des paroles insensées. Elle n'aurait jamais pu imaginer qu'une simulation de prêt bancaire puisse être aussi épineuse. N'étant pas complètement naïve, elle se doutait qu'après avoir quitté définitivement le confort de l'océan pour aller se perdre en plein Manhattan, elle aurait à faire face à de nombreux problèmes d'intégration. Néanmoins, toutes les fois où elle a rêvé de sa vie terrestre, elle s'était imaginée une aventure quotidienne trépidante avec des rencontres fascinantes et des activités enrichissantes qui chasseraient l'ennui. Elle regrettait l'accueil médiocre qu'elle a reçu avec son mari alors qu'ils essayaient de trouver leurs marques parmi la horde d'Américains surbookés qui n'avaient décidément pas de temps à consacrer à ses anecdotes à elle sur la vie en milieu marin ou à celles de son mari à propos de ses prouesses chevaleresques. Il était tellement facile de se perdre parmi les gratte-ciel immenses arborant une palette de couleurs froides allant du bleu barbeau des vitres au gris lunaire des pierres empilées des édifices.

A son arrivée, 13 ans plus tôt, elle portait un vif espoir de marquer le monde de sa présence. Hélas, aujourd'hui, alors qu'elle approchait dangereusement des 30 ans, elle s'était faite à l'idée qu'elle ne pourrait jamais obtenir une vie grandiose et qu'elle devrait se contenter d'une existence paisible et sans remous. Mariée à la fin de l'adolescence à son grand amour, le prince Eric, elle vivait depuis une existence des plus banale au sein d'un quartier résidentiel. La sirène, du haut de ses escarpins pailletés bronze-anthracite Romy 100 estampillés Jimmy Choo, traversait la rue sous les quolibets de certains jeunes hommes qui s'attardaient sur sa robe blanche dévoilant sous le tissu des formes généreuses. Levant les yeux au ciel, elle glissa ses lunettes de soleil sur les yeux et les ignora. Après une dizaine de minutes de marche, elle arriva devant sa maison. Ouvrant son sac main, elle en sortit les clés et pénétra à l'intérieur. Elle entendit alors les éclats de rire des jumelles, Darcy et Wanda et, alors qu'elle retirait ses chaussures et jetait nonchalamment son sac par terre, elle s'avança jusqu'à la chambre des enfants, s'appuyant contre la porte de celle-ci. Elle souriait de bonheur en voyant son mari assis par terre qui lisait une histoire à ses filles. Comme à chaque fois qu'il se mettait à parler de leur passé enchanté et qu'il évoquait ses histoires de dragons, de damoiselles en détresse et autres contes de fées, elle voyait une lueur s'animer dans ses yeux et il devenait passionné. S'agenouillant à côté de lui, elle l'embrassa tendrement, puis, posa sa tête contre son épaule et écouta son histoire. Finalement, lorsque arriva la fin de l'après-midi, ils embrassèrent chacun leur tour leurs enfants, les mirent au lit et éteignirent la lumière. Se dirigeant vers la salle à manger, Ariel s'assit sur le plan de travail. Eric, quant à lui, plaça les assiettes, couverts et les verres dans le lave-vaisselle et le mit en route. Pendant ce temps, Ariel ouvrit une bouteille de vin blanc. Elle se servit un verre et lui tendit un autre. Il lui lança un sourire, se rapprocha d'elle et entoura sa taille de ses bras. Après l'avoir embrassé longuement, il détacha ses lèvres et contempla son visage.

  • Raconte-moi ta journée, Ariel. Comment ça s'est passé au boulot ?
  • Plutôt bien. Tu te souviens de la stagiaire, Chloé, dont je t'avais parlé et qui m'avait beaucoup aidé dans la préparation des commandes ? Elle a finalement été engagée. Elle est efficace et a déjà pris ses repères dans l'entreprise. Je pense qu'elle va s'y sentir bien comme un poisson dans l'eau. La directrice artistique m'a contacté pour confectionner de nouveaux modèles pour les défilés d'automne-hiver qui seront organisés dans plusieurs villes d'Europe.
  • Oui, tu m'en avais parlé et je sentais qu'il y avait un bon feeling entre vous deux. Et au sujet de la banque, as-tu eu le temps d'aller les voir ?

Ariel baissa la tête et poussa un soupir. Elle n'avait pas le courage de lui dire qu'elle avait de nouveau essuyé un refus face à sa demande de prêt. Cependant, son mari la connaissait par cœur. Il avait passé tellement de temps à l'admirer, la prenant au dépourvu lorsqu'elle se maquillait et qu'elle faisait des mimiques étranges pour appliquer son mascara, ce qu'il trouvait attendrissant. A ses côtés, il était chaque jour émerveillé et il se savait chanceux de savoir qu'elle avait l'habitude de froncer le nez au réveil au moment où les premiers rayons du soleil venaient frôler ses joues et la réveillait. Il l'aimait comme au premier jour où elle l'a sauvé de la noyade et, le même désir animait son cœur lorsqu'il la regardait. Caressant ses cheveux, il lui murmura contre son oreille.

  • Ce n'est pas grave, tu as fait ce que tu as pu. On trouvera un moyen pour accéder aux fonds nécessaires, ne t'en fais pas.

Ariel secoua la tête, se détachant de lui avant de redescendre du plan de travail. Elle fronça les sourcils.

  • Et si c'était une mauvaise idée ? Mon départ de l'océan, toi qui quittes ton palais pour aller vivre avec moi une folle aventure ici... On était tellement jeunes lorsqu'on s'est mariés. On a eu de magnifiques enfants et tu me rends heureuse chaque jour, mais je ne peux fermer les yeux sur le fait que nous sommes devenus comme tous ces gens qui nous entourent. Nous avons perdu notre… Notre identité, notre histoire en venant ici.

La voir ainsi bouleversée lui faisait mal. Il avait toujours redouté de ne pas être assez bien pour elle ou encore, qu'elle finisse par se lasser de lui. Malgré la passion qui les unissait, se pouvait-il que celle-ci finisse par se faner ?

  • Non, ne dis pas ça, Ariel. Je sais que les choses n'ont pas été faciles et qu'il nous a fallu du temps pour s'adapter, mais nous avons réussi et nous avons même eu la chance de fonder une famille. Il est vrai que ce n'est pas si simple de se faire accepter lorsque l'on vient d'ailleurs et nous avons fait des efforts pour l'être. Aux autres maintenant de nous respecter tels que nous sommes. Et si… Si malgré tout cela, les choses ne s'arrangeaient pas, on pourra toujours déménager jusqu'à ce que tu te sentes vraiment chez toi.

Il avança vers elle, glissant ses mains dans celles de sa femme et collant son front au sien.

  • S'il faut déplacer des montagnes pour notre famille, je le ferai. Je vous aime toi et les enfants. Il n'y a pas de raison pour qu'on ne s'en sorte pas. Je ne te le dis pas suffisamment, mais je suis fier de toi, Ariel.
  • Je ne te mérite pas, tu es définitivement trop bon pour moi. Sache que tu es ma boussole, sans toi, c'est moi qui finirais par me noyer au fond des océans. Mais je me dis que tant de choses ont changé. J'ai teint mes cheveux. C'est très futile, mais ça montre à quel point j'ai désiré être acceptée ici en abandonnant ma chevelure rouge pour une couleur moins éblouissante. Toi, tu as accroché ton épée au mur du salon et ton bouclier doit traîner dans un coin à la cave. Ce que je veux dire, c'est que nous avons tous les deux dû nous sacrifier pour obtenir le privilège de vivre ici et, malgré tout cela, nous n'avons pas reçu un accueil chaleureux, ni même des encouragements qui nous manquaient terriblement lorsque nous étions jeunes et complètement perdus à notre arrivée ici. A la naissance des jumelles, j'ai réalisé que les humains n'en avaient rien à faire de la planète. Les animaux dépérissent, les forêts sont asphyxiées et les océans sont empoisonnés par la pollution. Polochon a même dû quitter les mers pour aller vivre dans les rares lacs d'eau douce qui n'ont pas encore été infectés par la main de l'homme. Je suis intervenue plusieurs fois au sein des institutions gouvernementales tant européennes qu'internationales pour tirer la sonnette d'alarme sur l'état catastrophique de la planète bleue. Et tu connais mon engagement à sensibiliser les plus jeunes à l'importance d'adopter les bons gestes pour réduire la pollution. Hélas, rien n'y fait. Nous en sommes toujours au même point. Je n'ai même plus envie de chanter quand je vois nos enfants tousser à chaque promenade, quand apparaissent les pics de pollution. Je ne veux plus faire aucun effort, ni même renouer avec les océans alors, autant me perdre dans le travail et me contenter de confectionner des vêtements de luxe. Quant à toi, mon amour, mon prince… Tu as abandonné un royaume pour moi et te voilà désormais devenu père au foyer. Ne regrettes-tu pas ton choix ?

Eric la prit dans ses bras, frottant ses mains contre son dos pour la réconforter alors que sa voix se brisa sur la dernière phrase.

  • On va s'en sortir. Je crois en nous, en ce qu'on a construit tous les deux. Et je n'abandonnerai pas tant que tu n'arriveras pas au bout de ton projet. Cette idée de restaurant gastronomique d'apprentissage en plein cœur de New York est une très belle idée. Tu vas aider plein de gens en leur permettant de se reconvertir dans les métiers de la cuisine et ainsi leur assurer un avenir. A notre échelle, tu as déjà révolutionné le monde mon amour et jamais je ne pourrais regretter le bonheur que tu m'as apporté.

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