Chapitre 1 - 1678 -

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Chapitre 1

Poursuivi par Apollon et Maxence, les piliers de l’équipe adverse, je serre précieusement le ballon de rugby contre moi. À moins de deux mètres derrière, les attaquants dans leurs joggings souillés par la terre m’escortent au cours de mon échappée. J’ai toujours couru vite, cependant je suis désormais ralenti par ma croissance trop rapide. Mes jambes sont certes plus grandes, mais beaucoup moins agiles depuis que je dépasse le mètre quatre-vingt-cinq. Je ne vais pas m’en plaindre, je dois admettre qu’il est plus facile de séduire les filles quand on a mon gabarit.

Avec le défi lancé par Benjamin, ma réputation en tant que talonneur de l’équipe est en jeu ce matin, tout le lycée me regarde depuis les tribunes. Cela fait bien marrer mon pote, ce gringalet assis à l’abri au milieu des remplaçants, avec qui j’ai parié que je marquerai quand même un essai. La provocation est de taille, puisque si je gagne, il m’emmène ce week-end surfer avec lui à Biarritz. En revanche, si je perds, c’est beaucoup moins fun : je devrai embrasser le CPE.

Je sens mes deux adversaires s’approcher petit à petit alors que je m’essouffle. Le terrain est glissant et aqueux, l’odeur de l’herbe se mêle à celle de terre mouillée. Il bruine depuis une dizaine de minutes, mais cela suffit pour me tremper. Mes cheveux, un peu trop longs et humides, dégoulinent sur mon visage tandis que mon T-shirt taché se colle à mon torse, cette sensation est très désagréable. Je ne suis plus très loin de la ligne d’en-but, à peine quelques mètres, et j’ai en travers des poumons les cigarettes de ce matin qui m’empêchent de reprendre ma respiration correctement. Entre l’effort physique et la pression que je me mets au sujet de ma réputation au sein de l’équipe, je suis en nage, pourtant je reste concentré. Je plisse les yeux pour éviter que les minuscules particules de pluie ne m’aveuglent. En véritable compétiteur, j’aime ressentir la menace de mes adversaires qui me rattrapent progressivement, mais avant tout, j’adore gagner et il n’est pas question que je fasse le minimum pour y arriver. J’allonge mes foulées, fixant la ligne blanche qui approche enfin lorsque le martèlement des crampons de mes assaillants laisse place au silence. En jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, je découvre les deux baraqués, aux joues rougies par l’effort, qui se propulsent dans les airs. Je mords mon protège-dents en prédiction du puissant plaquage qu’ils vont m’infliger et cherche une feinte quelconque pour l’éviter.

Trop tard ! Quatre bras musclés s’agrippent soudain à mes jambes, leurs doigts glissent le long de ma peau mouillée, cependant cela ne suffit pas pour les semer. Ils s’accrochent fermement et me déstabilisent pour me projeter la tête la première dans la boue. Toujours cramponné au ballon ovale que je refuse de lâcher, je m’étale de tout mon long sur la pelouse du stade détrempé.

Des cris d’encouragements se font entendre depuis les gradins tandis qu’à plat ventre, je me débats contre les deux molosses qui finissent par m’arracher rapidement la balle des mains. Je m’essuie le visage d’un revers de manche et lève les yeux pour admirer devant moi le tracé immaculé qui me nargue. Merde, j’y étais presque ! Je rage en écrasant violemment mon poing dans le gazon. Sous les applaudissements du public déchaîné, mes deux concurrents décampent et m’envoient à la figure des éclaboussures de boue qui se décollent de leurs crampons. L’amertume m’envahit et je bous intérieurement quand Benjamin quitte le banc de touche pour s’avancer vers moi.

— Perdu, Paul ! T’es bon pour kisser le CPE ! T’as vingt-quatre heures pour passer à l’acte ! se moque Benji en checkant les deux piliers qui m’ont massacré…

Recouvert de glaise de la tête aux pieds, je râle en me relevant et crache, exaspéré, un mollard gluant en direction de mes ennemis qui m’ont tourné le dos.

— Enfoirés !

Je ne peux m’empêcher de les provoquer avant de me diriger d’un pas décidé vers le vestiaire.

Avec assurance, Clémence, telle une diva perchée sur ses talons rouges, surgit des gradins d’où elle admirait le spectacle et essaie de me voler un bisou avant la douche. Son jean moulant et son profond décolleté ne suffisent pas à me calmer. Je suis beaucoup trop vexé que toute la classe ait pu assister à ce fiasco et préfère repousser la blonde peroxydée de manière brutale.

— Paul ?

Elle plisse ses yeux noirs, adoptant un air de petite fille à qui l’on refuse un bonbon et fait avec ses lèvres pulpeuses une moue suppliante qui la rend si désirable ! Pourtant, je n’ai pas l’intention de lui céder et décide d’ignorer son adorable grimace.

— C’est pas le moment ! la coupé-je en lui claquant brutalement la porte du vestiaire au nez.

Non, mais pour qui elle se prend ? Je lui ai dit cent fois de ne pas me coller pendant les entraînements. C’est déjà assez lourd comme ça d’être dans la même classe.

Contrarié, par cette défaite humiliante, j’attends que tout le monde soit parti pour me rendre à la douche et me délasser sous le jet d’eau chaude. Cela me régénère et finit par me détendre. Faire du sport m’est devenu indispensable, c’est mon exutoire, j’ai plus que besoin de me dépenser en ce moment. Rien ne tourne rond dans ma vie ces derniers mois, surtout à la maison, alors peu m’importe d’être en retard au cours suivant. Je prends tout mon temps pour enfiler mon polo bleu marine et mon jean. Devant la glace, je vérifie qu’aucun coup n’a laissé de traces sur mon visage. Mes arcades et mes yeux bridés sont indemnes pour cette fois. Je passe mes doigts sur ma barbe de trois jours et songe qu’il va falloir faire un effort pour demain si je ne veux pas ressembler à un homme des cavernes.

Une fois prêt, je finis par déambuler avec nonchalance dans les longs couloirs vides du lycée. Les élèves sont en classe et j’avance dans le calme le plus total pour rejoindre la Terminale S qui a dû commencer notre cours d’anglais. Je suis conscient d’être en retard, mais je n’ai pas envie de me presser. Ma principale préoccupation du moment est de trouver un plan pour embrasser le CPE, tant qu’à faire devant témoin, sans pour autant me prendre une heure de colle ou pire, un renvoi…

L’occasion se présente quand j’arrive au niveau de la porte de ma classe, restée ouverte. J’entends la voix roque du costard-cravate, c’est ainsi que je le surnomme, déblatérer toutes ses conneries habituelles sur nos conditions de participation aux prochaines sorties. Debout devant le tableau, raide comme un manche à balai, il explique les modalités de la soirée d’Halloween qui aura bientôt lieu, en mettant une réserve pour les plus turbulents, dont je fais partie. Il accompagne chacune de ses paroles d’un mouvement d’index en direction de mes camarades et plisse son front ridé pour se donner un air sérieux. Le bal de fin d’année scolaire est réservé aux Terminales. Mais notre principal a eu la bonne idée de lancer pour la première fois, une fête déguisée, sous fond de farces et d’horreur, telle que cela se pratique aux USA, destinée à l’ensemble des lycéens. Toujours caché, je l’entends se racler la gorge avec autorité pour faire cesser les chuchotements, puis il annonce :

— L’absence prolongée de votre professeur de philosophie en raison de son congé de maternité vous confère beaucoup de temps libre. C’est pourquoi j’ai choisi votre classe pour l’organisation de cette fête qui se déroulera le 31 octobre !

C’est à ce moment précis que je décide d’entrer, puis de bondir sur le CPE, pour l’embrasser sur les deux joues. Après tout, il n’a jamais été précisé l’emplacement du baiser… Enfin, je le remercie chaleureusement en lui serrant la main, sans qu’il ne puisse manifester la moindre opposition.

— Merci, monsieur ! Vous êtes trop cool, sérieux !

Lorsque je le lâche, il remonte ses lunettes avec son majeur et se redresse exagérément pour tenter de garder une contenance, tandis que les élèves hurlent et tapent sur les bureaux, m’exultant dans un puissant vacarme. Tel un comédien qui achève son spectacle, je les salue en me penchant plusieurs fois en avant. Puis je fais quelques grimaces dans le dos du CPE qui, après avoir encaissé ma joie excessive, se reprend et m’envoie clairement chier :

— Monsieur Arand, vous êtes en retard, et au lieu de rentrer discrètement en classe, vous me sautez dessus ! Allez vous asseoir à votre place. Vous comprendrez qu’avec votre comportement, je commence à douter du bienfait de cette soirée. Pour la peine, vous passerez dans mon bureau à la fin des cours !

Je lève les yeux au ciel en écoutant les remontrances, et file jusqu’à ma chaise où je jette mon sac sur les genoux de Benjamin. Ce dernier m’accueille un grand sourire aux lèvres et tend son poing pour me féliciter. En écrasant la paume de ma main sur ses doigts, je murmure pour le prévenir :

— Si ce connard me punit d’Halloween, t’as intérêt à me tenir compagnie, le niak !

J’adore chambrer Benjamin avec qui je partage mes origines asiatiques, nous prenons plaisir à nous insulter gratuitement en chinois.

— Les niakoués, comme moi, bouffent les Occidentaux ! me menace-t-il en pointant son majeur. Je propose qu’Halloween soit l’occasion d’un sacrifice humain ! Faudra pas te plaindre d’être la victime, shabi* !

Shabi* : Injure chinoise : stupide « chatte »

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