L'enquête continue

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De nouveau convoqué au poste de police, Gurvan fut interrogé par le commissaire Kervella, un homme massif aux cheveux grisonnants, avec une voix grave de fumeur :


- Vous vous appelez Gurvan Le Du, vous demeurez au 8 Impasse des Poussins à Quimper et vous travaillez comme stagiaire pour l'Armée de l'air. C'est bien cela ?


- Oui, exactement.


- J'ai entendu dire que vous aviez construit un colombier clandestin, est-ce exact ?


- Oui, bredouilla Gurvan.


- N'auriez-vous pas tué le facteur pour éviter qu'il ne parle de ce colombier interdit ? Demanda le commissaire sur un ton accusateur en élevant la voix.


- Absolument pas ! C'est ridicule, se défendit l'interrogé.


Le regard du commissaire devenait méfiant, il haussa encore le ton :


- Et le voisin du bout de l'impasse, n'aurait-il pas découvert, lui aussi, votre colombier secret ?


- Je ne sais pas, mais ce n'est pas un mobile de meurtre ! Dit-il avec un sentiment d'insécurité.


En entendant le mot « secret », Gurvan frissonna ; il s'en tint néanmois à ses premières déclarations. Il n'avait rien vu, rien entendu, il n'avait rien à voir avec cette affaire de meurtre. Il n'avait pas tué dans le but de pouvoir s'adonner à sa passion pour la colombophilie, c'était vraiment absurde. En son for intérieur, le commissaire Kervella était persuadé de sa culpabilité car il avait du flair. Le crime s'était déroulé devant chez Gurvan, l'arme du crime lui appartenait et il n'avait pas d'alibi. Tout l'accusait, mais le commissaire ne voulait pas risquer l'erreur judiciaire, il lui fallait des preuves incontestables avant d'incarcérer Gurvan.


Son ami Pierre de Pont-L'Abbé - un petit blond aux yeux marron - commençait à s'impatienter de ne pas recevoir de nouvelles de Gurvan par pigeon voyageur. Celui-ci avait lu dans Le Télégramme cette histoire d'assassinats à Quimper. Pour une fois, au lieu d'envoyer un pigeon, il téléphona à Gurvan. Ils étaient très liés depuis leurs vingt ans. Ils avaient voyagé ensemble à Barcelone, à Rome et en Chine au milieu des années 2000. Gurvan lui expliqua qu'il était l'un des suspects dans cette histoire de meurtre, mais qu'il n'avait strictement rien à voir avec cette affaire. Son meilleur ami s'affola : avec tous ces interrogatoires, ne risquait-il pas de révéler leur secret ? Gurvan lui promit que non. Il l'invita à venir passer quelques jours à Quimper avec l'accord de sa femme. Elle le connaissait bien depuis dix ans. Ils avaient souvent fait la fête, tous les trois, à la discothèque Le Calao à Combrit et ils avait dansé sur Dancing Queen d'ABBA ou sur La tribu de Dana de Manau. C'était avant que les parents de Gurvan n'aillent s'installer à Agen pour se rapprocher de leur fille, Gaëlle.


Pierre accepta de venir retrouver son ami de toujours. Ils allèrent se promener à la pointe de la Torche où le vent soufflait fort, faisant le bonheur des véliplanchistes. Ils marchèrent longuement sur la dune, entre les oyats, les immortelles et les euphorbes maritimes. Il s'arrêtèrent devant un panneau du conservatoire du littoral indiquant qu'il s'agissait d'un site naturel protégé. Pierre ne se lassait jamais de l'énergie magique des vagues et des prouesses des surfeurs. Ils se firent des confidences et se promirent une nouvelle fois de taire leur secret pour toujours. Mais Pierre ne lui faisait pas confiance, il était très nerveux et malgré toute l'amitié qu'il portait à Gurvan depuis longtemps, il eut une idée : se débarrasser de lui pour éviter qu'il ne parle. Il suffirait de faire accuser le fameux serial killer.


Le soir, ils allèrent à la crêperie avec Claire, rue du Sallé, autrefois appelée rue de la chair salée car y pendaient toutes sortes de cochonnailles : andouillettes, andouilles, saucissons, saucisses, lard, boudins blancs*. La crêperie occupait une belle maison à colombages aux étages construits en encorbellement. L'intérieur était décoré de meubles bretons rustiques. Pierre était un peu distrait, car il ourdissait son sinistre projet. Gurvan était lui aussi préoccupé. Il n'avait pas la conscience tranquille. Claire, seule, essayait de mettre un peu d'animation, mais l'ambiance n'était ni à la nostalgie ni à l'évocation des vieux souvenirs communs. Ils choisirent sur la carte des crêpes de sarrasin garnies avec une bouteille de cidre de Pouldreuzic, puis des crêpes au froment pour le dessert.


Le lendemain matin, Pierre était toujours persuadé que son ami allait révéler leur secret à la police. Il fallait agir sans tarder. Ce n'était pas le moment de prendre le temps de la réflexion. Avec une fermeté inébranlable, il enfila ses gants sans trembler. Il prit la fourche dans le jardin et attendit avec résolution que son ami sorte chercher le courrier. Avec la même détermination froide que Gurvan, il lui porta un coup violent à la tête qui le laissa sans vie, dans le jardin, derrière la haie. Il replaça la fourche contre un arbre proche.


Le commissaire Kervella était perdu, il ne comprenait plus rien. Lui d'ordinaire si perspicace, qui avait résolu maintes affaires, se mettait à douter de ses intuitions. Il était presque certain que Gurvan était le tueur et voilà qu'on le retrouvait mort lui aussi. Le procédé était le même que pour les deux premiers meurtres. C'était une énigme. L'assassin courait toujours. Il fallait l'attraper et l'empêcher de nuire de nouveau. Il renforça les rondes Impasse des Poussins et dans le quartier.


Il interrogea la femme de Gurvan qui était effondrée. Elle lui expliqua qu'elle n'avait aucune idée de l'identité du coupable. Qui avait tué son mari, le facteur et le voisin? Et pour quel motif ? L'histoire du pigeonnier clandestin avait-elle dérapé ? Son mari s'était-il fait des ennemis ? Tout cela lui paraissait peu probable. Elle lui apprit que le meilleur ami de Gurvan, Pierre, était venu leur rendre visite et qu'il devait rester quelques jours pour la soutenir et attendre l'enterrement.


Pierre se montra lui aussi très affecté par la mort de son meilleur ami. Aux yeux du commissaire, il était hors de cause, puisqu'il avait un sérieux alibi pour les deux premiers meurtres. Il était au travail dans son bureau à la mairie de Pont-L'Abbé. Il l'interrogea tout de même. Gurvan et lui avaient fait leurs études ensemble, ils avaient voyagé en Europe et en Asie. Ils travaillaient tous les deux dans l'administration. Gurvan était un ami attachant et intéressant, il avait toujours eu de nombreuses passions. Ils se voyaient régulièrement et, avoua-t-il, depuis peu, communiquaient par pigeon voyageur, leur nouveau loisir commun.


L'enquête était au point mort. Les études d'ADN sur les différentes armes qui avaient servi à perpétrer les crimes n'avaient rien donné. Qui était le mystérieux serial killer ? Allait-il récidiver ? La police surveillait le quartier. Les habitants de Quimper n'étaient pas rassurés. Dans tous les bistrots, à la laverie, dans les cours d'école et dans tous les lieux publics, on ne parlait plus que du « jardinier » . C'était ainsi que l'on avait surnommé le tueur en raison de l'arme du crime, à chaque fois différente  : une pelle, une bêche et une fourche.


Sur les quais, à côté du cinéma Les Arcades, se trouvait le Café des Arts. D'ordinaire on n'y parlait que du film que l'on s'apprêtait à voir. Mais désormais toutes les conversations portaient sur le tueur en série. Le commissaire qui y avait ses habitudes écoutait les discussions de comptoir. Il avait commandé une bière locale. À la table voisine, un lycéen échangeait avec ses amis autour d'un Breizh Cola:


- Cette histoire de serial killer, c'est trop flippant, c'est chaud !


- Oui, c'est juste pas possible ! lui répondit l'un d'eux.


- Trois morts à Quimper, franchement, c'est abusé ! dit l'autre


Le commissaire, en sortant du café, marcha le long de l'Odet et admira les passerelles pittoresques qui surplombaient la rivière. Elles étaient privées au XIXème siècle, d'où leur nombre. On avait ajouté de petits ponts en différents matériaux au fil du XXème siècle en raison du développement de la rive gauche. Ce fut alors qu'il reçut un coup de fil d'un enquêteur sur son portable : on lui annonça que la perquisition au domicile de Pierre avait été fructueuse. Les policiers avaient saisi le bloc-notes sur lequel il écrivait ses messages à rouler dans le petit sac à dos du pigeon. A l'aide des techniques modernes, on vit apparaître quelques lignes par transparence qui faisaient allusion à un voyage dans la région de Canton en 2004, et à un « secret à ne surtout pas dévoiler ». Il ne s'agissait apparemment pas du secret autour du pigeonnier clandestin mais de quelque chose qui était arrivé en Chine.


*D'après Pierre Allier, Les rues de Quimper, Editions France-Bretagne, 1950, p 99-101.


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