Partie I - Chapitre 1

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L'orage gronda de plus belle au-dessus de leurs têtes, et Shatza ne put s'empêcher de se pencher vers l'extérieur, laissant ses yeux voguer au gré du ciel sombre. Par la fenêtre de leur coupé, elle ne voyait presque rien à la ronde.

— Serons-nous à l'heure pour le début de l'office ? demanda-t-elle à son père, quadragénaire à la chevelure poivre et sel installé près d'elle.

Il sortit une montre à gousset de la poche de son manteau et la contempla longuement. Une pluie battante martelait le toit de l'habitacle avec violence, accentuant les remous provoqués par la course effrénée des quatre chevaux tirant la voiture.

— Nous devrions arriver juste avant.

Le Duc, Dacian d'Ejale, se réfugia de nouveau dans le silence, comme si le tonnerre et la lumière aveuglante des éclairs n'existaient pas. Il se détourna de sa fille en soupirant lourdement.

Shatza se redressa, bougea d'un pouce sur son siège, mal à l'aise. Les assises, anciennement capitonnées, avaient perdu de leur splendeur d'antan, laissant aux voyageurs des courbatures s'ils y restaient assis trop longtemps. Mais en réalité, ce n'était pas le manque de confort qui la rendait aussi nerveuse.

Son père et elle revenaient d'une visite officielle au Baron de Viterius. Et à vrai dire, le Duc d'Ejale n'était pas du tout satisfait de son entrevue avec l'intéressé.

Le Duché d'Ejale s'étalait sur la presque totalité du nord du royaume de Castellan, à l'exception d 'une petite baronnie où se situait la ville côtière de Viterius. Le Duché d'Ejale avait été offert à la famille Erion des siècles de cela par le roi Lusin le Premier, et les années passant, les terres s'étaient agrandies petit à petit. Le Duc Dacian était désormais l'un des plus grands propriétaires terriens du royaume, mais le territoire étant une propriété féodale ancienne, il n'était pas aussi riche que pouvaient l'être les Comtes ou Barons du pays.

La Baronnie de Viterius était certes très petite, mais son importance ne faisait aucun doute. En effet, un port militaire longeait une grande partie du domaine, et il était le plus grand du royaume, à défaut d'être le plus puissant. De là aurait dû partir un escadron il y avait deux mois de cela, mais le jeune Baron héritier n'avait pas pris la peine de mener à bien la mission commandée par le Roi. C'est pour cette raison que le Duc d'Ejale, sur les ordres du Roi Terrence lui-même, était allé lui demander des comptes.

Dacian n'était clairement pas très heureux de la situation, et son air morose ainsi que son manque de conversation apportaient bien peu de réponses à toutes les questions silencieuses de Shatza. Celle-ci remua sur son siège puis se gratta la gorge.

— Je ne comprends pas, Père. Pourquoi le Baron a-t-il attendu que nous venions pour enfin envoyer ses troupes à Estefan ? Craint-il réellement que Darjel puisse faire ses troupes prisonnières ? Akhti a toujours été un excellent allié pour Castellan, n'est-ce pas ?

Le Duc fit un signe désapprobateur de la main.

— J'avais des doutes concernant la loyauté du Baron Constant, et notre petit voyage m'a donné quelques réponses sur lesquelles méditer. À votre avis Shatza, pourquoi le Baron pourrait-il ignorer les ordres du Roi Terrence ?

La jeune femme songea un instant que Constant Qin était encore bien jeune pour hérité d'une baronnie aussi importante que celle de Viterius, puis elle se rappela que malgré les apparences trompeuses, ce dernier avait déjà plus de trente ans. Il était doté d'un esprit vif et d'un sourire plein de malice qu'elle avait trouvé charmant lorsqu'elle n'était encore qu'une adolescente. Ils avaient grandis tous les deux au sein de la noblesse castellane, et si Shatza était, à l'instar de son père, restée fidèle au Roi, des dissensions se faisaient de plus en plus sentir tandis que la santé de Terrence faiblissait chaque année un peu plus.

— Vous croyez qu'il se range petit à petit du côté du Prince Gabriel ?

— Oui, et je crains que les intentions du Prince ne soient pas aussi bonnes qu'il le prétend.

— Et quelles intentions pensez-vous qu'il ait ?

— Pour l'instant, je ne suis sûr de rien, mais je compte bien m'entretenir avec le Duc d'Antelle. J'ai mes idées, et il a les siennes, mais à nous deux, nous finirons bien par…

Une brusque embardée mit fin à la discussion, puis un coup sec fut donné contre la paroi avant du coupé. Le cocher les avertissait qu'ils étaient enfin arrivés à destination. D'après les familles qui attendaient devant le temple, s'abritant de l'orage du mieux qu'elles le pouvaient, ils étaient juste à temps pour l'office du soir.

Le serviteur ouvrit la petite portière pour aider la jeune femme à sortir de l'habitacle, lui tendant la main, couverte d'un gant pour ne pas entacher sa valeur de jeune femme en âge de se marier, comme le voulaient les convenances. Il la salua d'une révérence et elle lui sourit. Elle était satisfaite d'être enfin à la maison. Ejali était sa ville, sa demeure, son sanctuaire.

Son père la guida dans la foule, qui les saluait à tour de rôle, jusqu'à Dame Szelin, qui les attendait non loin de l'entrée de la Gadra. Shatza pénétra les lieux empreints de gravité à la suite de son père, puis alla s'asseoir auprès de lui sur le banc des nobles. Chaque citoyen d'Ejali entra après eux, dans un ordre bien précis défini par le statut social de chacun.

Les murs, taillés dans la pierre noire typique de la région, étaient décorés de fines moulures peintes de bleu et de blanc qui s'enroulaient les unes dans les autres pour former des entrelacs complexes. Des écritures saintes parsemaient les plafonds et les hautes colonnes forgées d'or formaient des arches arrondies dans lesquelles les centaines de bougies se reflétaient pour illuminer la Gadra d'une aura mystique.

Quand tout le monde fut installé, le Grand Ephim, maître des lieux incontestable, entra enfin dans le hall des cérémonies, vêtu comme à l'accoutumée de sa longue robe bleue brodée de liserés dorés, et d'une coiffe de bronze qui devait peser lourd à la vue des épaules excessivement musclées de son porteur. Le silence s'abattit sur l'assemblée.

— Mes chers enfants de Dieu, soyez les bienvenus dans Sa maison.

Le Grand Ephim fit une pause pour admirer l'assistance qui lui faisait face. Ses yeux se posèrent un instant sur Shatza, qui joignait les mains avec déférence, puis défilèrent à travers les citoyens pieux qui s'étaient réunis dans la Gadra en cette soirée pluvieuse. Son regard grave semblait perdu dans le vide. Il adressa les quelques nouvelles de la région, comme il le faisait toujours, puis continua sur le sermon du jour :

— … n'oublions pas ceux qui ne sont plus là, mais que leur présence idéale, au lieu d'être une peine, soit une consolation. Recueillons et gardons, dans une âme heureuse et fidèle en les larmes, les jours qu'ils nous donnèrent. En s'en allant, ils nous ont laissé le plus pur de ce qu'ils furent, ne perdons pas dans les mêmes ténèbres ce qu'ils nous ont laissé et ce que la mort nous a pris. Si eux mêmes revenaient sur la terre, sages puisqu'ils ont vu ce que nous cache encore la lumière éphémère, ils nous diraient, je pense « Ne pleurez pas. Loin de nous ranimer, vos larmes nous épuisent puisqu'elles vous épuisent. Détachez-vous de nous, ne pensez plus à nous tant que notre pensée mêle des larmes à la vie qui nous reste dans votre propre vie… »

Shatza inspira profondément, songeant à sa mère, morte trop tôt. Elle se demanda une fraction de seconde ce que sa vie aurait été si elle avait été toujours là, avec eux. Son père aurait-il tout de même été ce Duc maussade avec qui elle vivait ? Elle voulait prier pour lui, comme elle le chérissait de tout son cœur.

Une fois la longue tirade du Grand Ephim terminé, il appela l'assemblée à effectuer les gestes rituels de la prière :

— Pour Dieu, nous levons les mains.

Le Grand Ephim leva ses deux paumes vers le ciel, formant une coupe avec elles comme pour récupérer Ses larmes. L'assistance l'imita.

— Pour Dieu, nous nous agenouillons.

De nouveau, il accompagna ses paroles du geste décrit et les croyants firent de même.

— Pour Dieu, nous fermons les yeux.

Il continua ainsi, suivi par l'assistance silencieuse.

Shatza s'exécuta avec l'agilité de l'habitude. Elle ne se souvenait plus de la première fois qu'elle était venue ici, accompagnée de ses parents pour prier. Elle avait passé tellement d'heures ici, les mains jointes, entre les murs graves de la Gadra, après le décès de sa mère. Shatza n'avait alors que six ans lorsque Seohla était tombée malade. Un mal si grave qu'il ne lui avait laissé que très peu de temps pour dire au revoir à sa fille et à son époux. Depuis sa mort, Dacian ne sortait presque plus.

Lorsque l'office fut terminé, les croyants réunis se relevèrent un par un et se dirigèrent vers le gigantesque dieu statufié qui régnait du fond du Temple, afin de lui présenter leurs requêtes personnelles. Shatza suivit son père, escortée par Dame Szelin.

Face à elle, tout d'or vêtu, se trouvait le Créateur, Dieu Suprême régnant sur le ciel et la terre, père de l'Humanité, Dieu des eaux, du feu, de la fertilité et de l'amour. Elle toucha respectueusement le pied lisse de la statue qui la surplombait et lui adressa une pensée sincère, bonne et juste.

* * *

Shatza sentait le peigne de corne glisser délicatement dans ses cheveux, descendre le long de son dos, puis de nouveau masser son crâne avec douceur. Chaque mouvement provoquait en elle une myriade de frissons qu'elle était bien incapable de réprimer. De temps à autres, la main de Dame Szelin venait caresser le haut de sa tête.

Leur petit rituel empreint de tendresse continua jusqu'à ce que Dame Szelin eut fini de lisser sa longue chevelure rousse. Avec lenteur, la dame de compagnie de Shatza posa ses paumes sur les épaules de la jeune femme ; une étreinte invisible dont seules elles deux avaient connaissance.

— J'ai terminé, souffla Szelin Aunæ en reposant le peigne sur la commode derrière elles.

Shatza soupira en s'étirant. Son chaperon vint s'asseoir en face d'elle, prenant dans ses mains une tasse de thé encore chaude posée sur le guéridon.

— As-tu songé à la tenue que tu souhaites porter pour le bal donné par les Lorant ?

— Je pensais à mon taffetas de laine rouge.

— La robe ornée de parementures sur le décolleté ?

— Et les rubans de velours au pied du jupon, oui.

Szelin approuva de la tête avant de tremper les lèvres dans la boisson qu'elle avait fait infuser.

— Excellent choix. Riche sans être trop criarde, cela fera bon effet en compagnie de personnes du statut des Lorant.

Le silence s'installa de nouveau.

Depuis le décès de sa mère, c'était l'ancienne dame de compagnie de celle-ci, Szelin, qui avait pris le soin de Shatza, devenant d'abord sa nourrice, puis son chaperon.

Tout en sirotant son thé, Dame Szelin observa sa protégée du coin de l'œil.

Shatza Erion, héritière du duché d'Ejale. Faute de descendance masculine, c'était elle qui était censée reprendre les rênes du domaine lorsque son père serait trop vieux pour s'en charger seul. C'était le lot des premiers fils, et il serait celui de Shatza également. À condition qu'elle épouse un homme de rang similaire ou supérieur au sien. Un inférieur lui ferait perdre sa position dans la société, ce qui était hors de question. Jamais son père ne la laisserait se jeter dans un mariage de la sorte… Il était plus que temps pour Shatza de se laisser courtiser, elle avait désormais vingt ans, et toutes ses amies étaient jeunes mariées ou fiancées. Elle entamait sa seconde saison cette année, mais toujours aucune attache à l'horizon.

Szelin détourna les yeux pour examiner le ciel gris qui jetait ses ombres menaçantes sur les murs du petit salon. Le parquet de bois sombre semblait presque noir dans l'obscurité grandissante.

— Il fera nuit dans à peine quelques heures, marmonna-t-elle, tandis que Shatza reposait sa propre tasse sur la petite table qui les séparait.

— Szelin, n'aurait-il pas été plus avisé d'annuler le bal ? Les Lorant ne semblent pas inquiets, cependant Père a l'air de croire que nous vivons nos derniers instants de paix.

— La vie continue, Shatza, et Julia Lorant a bien le droit d'avoir sa part de plaisirs, ne penses-tu pas ?

Shatza acquiesça tout en songeant à qui serait là. Elle adressa une pensée à celle qu'elle aimait qualifier de confidente, Atalya Ditoïa, qui était la fille d'un commissaire priseur très prisé de la ville. Szelin n'aimait guère les voir ensemble, car le statut de la famille Ditoïa était bien trop inférieur à celui de la famille Erion.

— Je suis heureuse que la mère de Julia ait suivi mes conseils, continua Szelin. Elle a enfin engagé une nouvelle préceptrice pour sa fille, Miss Gallet. Je la lui avais recommandée il y a de cela un ou deux mois, déjà. Ashel Gallet sera parfaite pour Miss Lorant, elle saura lui apporter ce qu'il faut à une fille de Comte pour s'élever dans la société.

Du coin de l'œil, le chaperon vit sa protégée lever les yeux au ciel. Shatza avait beau être consciencieuse, appliquée, intelligente et vive d'esprit, elle était également indépendante. Surtout lorsqu'il s'agissait de choisir ses fréquentations. Et Szelin, bien qu'elle adorât Julia Lorant ou Atalya Ditoïa, ne pouvait que voir l'écart qui les séparait. Shatza ne serait jamais comme ces jeunes filles…

Orion d'Antelle avait bien tenté d'instaurer une relation un peu plus qu'amicale avec Shatza l'année dernière, lors de sa présentation à la cour, mais sa protégée n'avait pas semblé sensible au charme du jeune Duc. Il était bel homme, élégant et discret, pas beaucoup plus âgé qu'elle et pourtant déjà à la tête d'un duché important. Szelin avait secrètement espéré que ses atouts sauraient faire réfléchir Shatza, mais celle-ci était restée aussi entêtée qu'à son habitude. Il serait également présent chez les Lorant, car Dacian l'avait invité afin de discuter politique. Toutes ces messes basses sur la situation du royaume n'amusaient guère Dame Szelin, à l'inverse de Shatza, qui se croyait la protagoniste d'un de ces mauvais romans d'aventure que l'on trouvait dans les librairies de nos jours.

Dame Szelin se leva et appela un valet, qui débarrassa le boudoir et fut envoyé annoncer ces dames dans le grand salon, où le Duc devait déjà les y attendre pour y passer les dernières heures de la journée.

— J'aimerais beaucoup que tu fasses preuve de maturité, lors de ce bal, et que tu te tiennes bien. Quand donc séduiras-tu un jeune homme digne de toi pour apaiser les inquiétudes de ton père et les miennes ? Il ne te forcera jamais au mariage, et tu le sais bien. Il t'aime trop pour s'y résoudre, mais en profiter n'est vraiment pas charmant de ta part. Orion d'Antelle est notre invité ce prochain mois, ne crois-tu pas qu'il serait de bon ton de profiter de sa présence pour apprendre à mieux le connaître ?

— Sommes-nous réellement en train de parler garçons, répliqua Shatza d'un ton caustique. Orion d'Antelle est un homme charmant, mais il ne m'intéresse pas. Et je ne compte pas me marier de sitôt ; tant que je n'aurai pas rencontré quelqu'un qui fait battre mon cœur comme dans un roman d'amour, alors je ne m'y résoudrai pas !

Comme elle l'avait espéré, Szelin fronça le nez et fit une grimace désobligeante.

— L'amour est loin d'être ce que tu crois, jeune fille. Il vous prend comme la grippe et vous ruine la santé, avant de vous laisser sans prospects et le teint terne. Le mariage est tout autre, noble et respectueux. Maintenant, dehors. Ton père nous attend, et il serait malvenu de faire patienter le Duc d'Ejale plus longtemps.

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