68 - Irwan

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 Ella Calwaën suivait l'homme en silence. Il marchait vite, comme s'il craignait d'être repéré au milieu de la foule. Ils traversèrent la ville sans s'arrêter, en sens inverse, se dirigeant toujours plus profondément dans le dédale des quartiers pauvres. La jeune femme se souvenait de cette tête. Elle avait connu cette personne, jadis, avec quelques rides en moins. Cependant sa mémoire lui faisait défaut ; il lui était impossible de se souvenir dans quelles circonstances elle l'avait rencontré. Concentrée, elle mit ses pensées de côté : de toute façon elle aurait la réponse à sa question tôt ou tard.

 L'homme les mena dans une auberge célèbre des quartiers malfamés : la Taverne aux Yeux Rouges. Elle connaissait l'endroit pour s’y être rendue quelques années plus tôt en compagnie d'Orian. Ils y avaient passé de bons moments à se détendre, en rigolant de leurs exploits les plus valeureux. Comme cette fois où Orian, ayant trop bu, avait eu l’idée d’emmener Solvar pour une séance de vol nocturne. Le pauvre dragon avait foncé tout droit dans un tronc d’arbre suite à un décollage raté. Sur le coup, elle avait beaucoup ri. Orian, beaucoup moins. Irwan l’avait privé de sortie, Solvar ne lui avait plus adressé la parole, et lui s’était retrouvé alité une semaine, le bras cassé, un énorme coquard sur toute la partie droite du visage.

 Ils pénétrèrent dans la salle commune, pour se retrouver aussitôt envahis par l’odeur du pot au feu. La pièce ne comportait pas de fenêtre, seulement quelques ampoules de verre dans lesquelles la flamme vacillante d’une bougie permettait aux serveurs de se repérer. Tout était prévu pour préserver l'intimité des clients.

 L'homme se dirigea vers le fond de la salle, lui désigna une table où était assis un individu encapuchonné. Hésitante, Ella tira la chaise et s’assit. L’inconnu se redressa. La jeune femme pencha discrètement la tête : la quasi-totalité de son visage était dissimulée dans l’ombre. Peu rassurée, elle jeta un bref regard en direction de la porte. Personne. Elle se détendit légèrement, attendant qu’il prenne la parole.

 Après un temps qui lui parut infiniment long, l'inconnu ôta sa capuche. Ella le dévisagea, sans voix.

 – C'est bien moi, murmura-t-il.

 La jeune femme jeta un coup d'œil discret à l'homme qui l'avait accompagnée jusqu'ici.

 – Mais alors...

 – Oui, c’est Rüth, dit-il en tournant la tête vers l’homme qui l’avait guidée jusqu'à la taverne.

 – Qu'est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu étais sur une mission importante et que tu ne devais pas revenir avant plusieurs lunes, chuchotta-t-elle.

 – J'ai à te parler d'une affaire... importante. Rüth, peux-tu nous laisser, s'il te plaît ?

 L'homme alla s'installer au comptoir et commanda une bière à l'aubergiste qui s'empressa de le servir.

 – Irwan...

 – J'ai très peu de temps, Ella.

 Le Héros s'assura que personne ne les espionnait avant de murmurer :

 – On m’a proposé d’effectuer ma mission annuelle au printemps. J’ai accepté.

 Il se pencha un peu plus.

 – Rörn et moi avons rallié Calestra au début des beaux jours. J’y ai retrouvé un vieil ami, Harin. Je t’ai déjà parlé de lui… Dès le lendemain de notre arrivé, nous sommes allés voler histoire de nous changer les idées. Harin nous a rejoints un peu après. Sauf que les courants nous ont menés plus loin que nous le souhaitions et que nous avons réalisé trop tard que nous étions déjà à la frontière.

 La jeune femme fronça les sourcils. Il ne faisait pas bon se frotter aux frontières. Même au sein des huit, des conflits mineurs étaient trop souvent la cause de rivalités politiques. Cette histoire commençait à prendre une tournure déplaisante.

 – Avant que nous ne fassion demi-tour, Harin a aperçu des dragons.

 – Tu veux dire… des dragons sauvages ?

 – Des dragons tout ce qu’il y a de plus apprivoisé.

 Un bref instant, ses pupilles lui renvoyèrent toute l’inquiétude qui l’animait.

 – Ils se sont lancés à notre poursuite. Nous avons dû fuir.

 La jeune femme ne réagit pas. Un long silence s’installa, tandis que chacun pesait le poids de ces mots.

 – Ils ne se sont pas arrêtés à la frontière… murmura-t-elle.

 – Et ils n’avaient rien à faire là.

 Irwan lança un regard en direction de la porte de la taverne. Ella en fit de même.

 – Ils me cherchent.

 – Tu veux dire qu’ils t’ont suivi tout ce temps ?

 – Oui. Ils sont parvenus par je ne sais quel moyen à retrouver ma trace. J’ai eu du mal à les semer.

 – Tu en as parlé à quelqu’un ? Enfin… quelqu’un d’autre ? demanda-t-elle gravement.

 Il secoua la tête.

 – Personne n’est au courant. Ella, écoute... Il y a quelques années, quand je vous ai pris comme apprentis, Orian et toi, j'ai juré de vous protéger coûte que coûte. Aujourd'hui je me retrouve confronté à une situation que je ne contrôle pas et qui nous dépassera tous si je n'agis pas rapidement. Il faut que j’en apprenne plus. Peu de gens le savaient, mais Harin était censé tenir la cérémonie de la pluie.

 Il releva la tête et la fixa dans les yeux :

 – Il est mort, Ella. Ils l’ont tué.

 Le visage de la jeune femme se mua en une expression indescriptible. La situation était grave. Les traits tendus, Irwan lui fit un mince sourire, il avait l’air triste. Qu’était-il venu quérir auprès d’elle ? Probablement le peu de réconfort qu’il lui manquait à la réalisation de sa quête.

 Elle chercha les mots qui sauraient le soutenir et lui insuffler la force dont il avait besoin mais ne les trouva pas. Quelques années plus tôt, Irwan s’était sacrifié pour elle. Lorsqu’elle avait échoué à sa mission et qu’Oyl était mort, on avait jugé son Maître avec aussi peu d’estime qu’on le lui en avait accordé à elle. Responsable de la négligence de son apprentie, il avait dû quitter la Dragonnerie.

 Comme s’il semblait avoir compris, Irwan prit doucement sa main.

 – Je ne t’en veux pas, Ella. Ce qui devait arriver est arrivé et ni toi, ni moi, ni personne n’y peut rien.

 – Tu as vu le ciel ? La Guilde remet ça, et comme si ça ne suffisait pas...

 La jeune femme se passa la main dans les cheveux. Une ride soucieuse barrait le front d'Irwan, qui ne la quitta pas des yeux un seul instant.

 – Je ne sais pas par où commencer. Les événements n'ont cessé de s'enchaîner dernièrement. C'est comme si le monde entier se déréglait. Mon apprentie... Un œuf a éclos, et c'est un dragon blanc.

 Le Maître soutint gravement le regard de son ancienne apprentie.

 – Tu sais ce que ça signifie... Et comme si cela ne suffisait pas, le Souffle des Ames a disparu. Il a été volé, plus exactement. Maya réapparait comme par magie, et on a tenté d'intercéder lors de la première épreuve de sélection de la Dragonnerie. Enfin, pas tout a fait dans cet ordre-là...

 – Tu es certaine que tout ça n'a rien à voir avec la réapparition de Maya ?

 – Si encore je pouvais prouver quoique ce soit... Je te l'accorde, la coïncidence est troublante.

 – Le dragon blanc n'est pas encore adulte. S'il arrivait quelque chose...

 – Yuling est une apprentie courageuse.

 – Il faudra malheureusement plus que du courage. C’est peut-être la première fois qu’un tel dragon éclos à la Dragonnerie, mais ce n’est pas la première fois qu’un dragon blanc voit le jour. Et à mon avis, rien de tout ça n'est le fruit du hasard. pas plus que la mort de Harin.

 Ella le considéra les yeux grands ouverts.

 – Tu penses que tout ça a un lien ?

 Mais la jeune femme n’eut pas à attendre sa réponse pour discerner la lueur d’inquiétude qui brillait dans son regard. Ella ne s'était pas attendue à de telles révélations de la part de son Maître. Elle s’apprêta à ajouter quelque chose, puis se ravisa au dernier moment, préférant garder le silence. Une longue minute passa, pendant laquelle ils se contemplèrent sans prononcer le moindre mot : ils avaient trop à se dire, et trop peu de temps pour le faire. Alors Ella se contenta d’un sourire triste : toute la compassion qu'elle ressentait à son égard ne suffirait pas à alléger le poids qu’il portait sur ses épaules.

 Discrètement, Rüth leur adressa le signe du départ et Irwan se releva:

 – Ce n'est pas contre toi, mais il faut que j'y aille. Ils vont finir par me retrouver. Souviens-toi de notre conversation et garde la tête sur les épaules.

 La jeune femme acquiesça tandis qu'ils poussait sa chaise. Un geste incongru dans un tel endroit.

 – Une dernière chose, Ella...

 La jeune femme se redressa.

 – Ils sont forts. J'ai réussi à les semer, dit-il, mais ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils ne me retrouvent...

 – Qui sont-ils ?

 – C’est ce que je dois tâcher de découvrir. Dès que j’aurai une piste, je te le ferai savoir. En attendant, prends bien soin de tes apprenties et protège le dragon blanc.

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