59 - Le lien

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 L'épisode du recensement avait permis à Yuling de réaliser qu’il n’existait aucun dragon au sein de la Dragonnerie, qui de couleur ou de morphologie, ressemblât à Fei. Sa dragonne était unique, de par sa petite taille, sa corpulence, ou encore les poils qui recouvraient son corps quand tous ses congénères étaient nés avec des écailles. Elle était même si différente de Yör, que Yuling se demandait même parfois si elle n’avait pas rêvé la dragonne. Mais ce qu'elle avait remarqué par-dessus tout, c’est que personne n’était là par hasard. Même le plus détestable des élèves tendait à améliorer ses capacités, elle et sa dragonne ne faisant pas exception. Si elle voulait pouvoir la protéger, elle devait redoubler d’efforts.

 En pénétrant dans le Solarium, Yuling repéra directement la table à l'angle, dans le fond, près des fenêtres qui donnaient sur les remparts et s'y installa. Ewa la suivit, comme à son habitude.

 Les petits déjeuner étaient riches, probablement parce que l'entraînement puisait le plus gros de leur énergie. Elle se demanda d’ailleurs comment les cuisines parvenaient à mettre la main sur une telle variété d'ingrédients, même si les galettes dorées et le jus de péyave constituaient souvent la base de leur alimentation.

 – Et tu ne t'es jamais demandé comment ils nourrissent les dragons ? lança Ewa. A chaque fois que j'imagine la quantité de viande, je me dis...

 – Qu'il faudrait un troupeau entier. Et tu as vu juste. Les troupeaux sont élevés dans les montagnes par des bergers qui ont signé un contrat avec la Dragonnerie.

 Ewa ouvrit des yeux ronds. Yuling releva la tête vers le garçon qui venait de s'inviter à leur table. Par moment, Kön était surprenant. Plus elle apprenait à le connaître et plus elle appréciait ses connaissances. Entre autres parce qu’il semblait avoir énormément voyagé et qu’elle enviait ce côté de lui, elle qui avait passé le plus gros de sa vie dans une vallée coupée du reste du monde.

 Il s’installa face à elles et attrapa une galette dans laquelle il mordit à pleines dents. Solrik ne tarda pas à les rejoindre. C'était leur habitude depuis une semaine. Depuis qu'ils s'étaient retrouvés pour le recensement et qu'ils pris le repas qui avait suivi ensemble. Yuling s'était dit que ça ne pouvait pas être une mauvaise idée de s'allier à des camarades doués. Surtout quand elle voyait leur dragon, en comparaison du sien.

 Un grognement qui sonnait comme un reproche résonna dans son esprit : Fei n’appréciait pas la comparaison et le faisait savoir. Sa dragonne était restée dans sa chambre, où elle s'était lovée dans les draps après un entrainement particulièrement éreintant.

 – Pas trop compliqué ce matin ? demanda Kön.

 Solrik releva les yeux dans sa direction, intéressé par la réponse. Yuling poussa un long soupir :

 – Endurance et synchronisation, rien d'inhabituel si ce n'est que j’ai un peu de mal à me concentrer certains jours.

 Un autre changement avait opéré depuis le recensement des dragons : Dame Calwaën les faisait courir tous les matins, au lever du lit. « Pour entretenir un corps sain, » disait-elle. Yuling n’était pas mécontente du résultat, elle sentait sa résistance s’améliorer de jours en jours, même si par moment, la fatigue l’emportait.

 – Maître Sylga a un peu les mêmes méthodes. On a bien dû courir un demi-chant de dragon, ce matin.

 – Un demi-chant ?

 La voix d’Ewa avait retenti trop fort et tous les apprentis des tables voisines se retournèrent pour les fixer.

 – Un demi-chant ? reprit-elle plus bas. Ella nous fait courir un chant entier ! Rappelle-moi de changer de classe, dit-elle en tirant sur ses habits de Yuling.

 – De toute façon, on ne peut pas vraiment passer outre. J’imagine que plus on progressera, et plus on devra fournir d’efforts.

 Ewa sembla réfléchir à ce Kön venait de dire :

 – C’est vrai que si je veux battre Aliénor…

 Tout à coup, son chant à courir lui semblait moins pesant. Yuling se moqua gentiment en lui servant une nouvelle galette :

 – Tiens, mange au lieu de t’offusquer d’un rien. De toute façon, ça te fait du bien de courir. Et ça renforce ton lien. D’ailleurs, vous n’avez rien remarqué d’étrange avec le lien ?

 Elle avait lancé ça comme ça, au milieu de la conversation, mais trois paires d’yeux se braquèrent sur elle, comme si elle venait d’évoquer un sujet sensible. La jeune fille s’excusa, gênée, avant de se justifier :

 – C’est juste que j'ai l'impression qu’il est... différent.

 – C'est vrai que maintenant que tu le fais remarquer, j'ai aussi cette sensation, avoua Ewa. Si je devais le comparer avec ce que je ressentais au début, je dirais qu'il n'a plus rien à voir.

 Kön se passage les mains dans les cheveux, un peu déçu :

 – Rien pour ma part.

 – Tu n'as peut-être pas fait attention au début ?

 Ses yeux d'un vert intense se posèrent sur elle. La jeune fille mordit dans sa galette pour ne pas y songer.

 – Oh que si, crois-moi. La Fusion était tellement intense qu'il était difficile de passer à côté.

 Attentif à leur discussion, Solrik se concentra sur son repas sans piper mot. Pourtant, Yuling avait remarqué un léger changement d'attitude à la mention du lien. Pendant quelques secondes, il avait cessé de s'intéresser à sa galette, avant de se servir en jus. Elle était persuadée qu'il savait exactement de quoi elle parlait.

 Ce qui dans les premières heures n'avait été qu'un sentiment d'attachement assez diffus s'était intensifié avec le temps ; la Fusion leur avait

 permis de se connecter, mais l'attraction de son esprit peu après l'éclosion s'érigeait à présent un véritable pont de filaments qui s'entrelaçaient les uns aux autres. C'était une sensation étrange que de sentir son esprit lié ; elle pouvait toujours compter sur sa moitié, et plus le tissage devenait complexe, plus leur entente s'approfondissait. Cependant, l'idée même de se sentir dépendre entièrement d'un autre être vivant avait quelque chose de vertigineux : elle avait parfois le sentiment de se retrouver au pied d'une abîme sans fond ; que se passerait-il si le lien venait à se rompre ? Y survivrait-t-elle seulement ?

 Devant le silence qui s’était installé, Solrik finit par prendre la parole :

 – En tout cas si courir peut améliorer la qualité du lien, on ferait mieux de s’entrainer davantage. Entre ce qui s’est passé pendant la première épreuve et le Souffle des Ames qui a disparu, j’ai un mauvais pressentiment. Ça vous dit qu’on se retrouve au terrain ce soir ?

 Son regard croisa celui de Yuling, qui baissa la tête. Il avait raison. Courir lui semblait peut-être inutile, mais au moins elle avait le sentiment de faire quelque chose pour Fei.

 – Ca marche pour moi, lâcha-t-elle.

 – Pour moi aussi !

 Kön soupira avant de se résigner. Un peu contre son gré, il venait d’écoper d’une séance d’entrainement supplémentaire.

 – J’imagine que ça ne pourra pas nous faire de mal. Après tout, les évaluations approchent.

 – Les évaluations ?

 Ewa venait de s’égosiller une nouvelle fois en apprenant la nouvelle.

 – Je ne sais pas quelle mouche les a piqués, mais Orian est passé nous voir pour nous parler du programme des prochaines semaines. Il a intensifié l'entraînement : trois heures tous les matins dès le lever du jour, soupira le garçon. Et pour couronner le tout, des évaluations à l’automne.

 Au rythme où se passaient l’entrainement, la fin de l’été serait là avant qu’elles n’aient eu le temps de reprendre leur souffle.

 – C'est parce que tu ne cours pas assez vite, le taquina Solrik. Ton dragon te trace déjà à la course.

 – Il dit ça, mais je suis meilleur que lui, rétorqua Kön en adressant un clin d'œil à Yuling.

 – Ella aussi est passée nous voir, mais pour nous annoncer le programme des cours. Je n’étais pas au courant, mais on va avoir des cours d’histoire, de cartographie et de météorologie, qui évolueront en séances de vol quand nos dragons seront en âge de décoller. De mémoire, on a aussi des cours de soins et de nutrition, de combats... et même de magie.

 Elle se leva du banc en sautillant. Solrik mit fin à son enthousiasme d'une simple réplique :

 – Tu oublies l'essentiel. Les cours d'éthique.

 – Je ne l'oublie pas, je ne le considère juste pas comme un cours.

 – Rien que le terme en dit long, la soutint Kön la bouche pleine. Je parie que c'est un cours où la moitié des élèves dorment.

 – Moi ce qui m’intrigue, ce sont surtout les cours de météorologie. Vous croyez qu'il faudra combien de temps avant que nos dragons volent ? demanda Yuling qui s'inquiétait de la petite taille de Fei.

 Kön fit mine de réfléchir avant de lui répondre :

 – Une bonne année, j'imagine. Pour toi probablement plus.

 La jeune fille se pencha par-dessus la table et le fusilla du regard. Le garçon lui adressa un sourire provocateur et fit mine de s'étirer, tandis que Solrik se levait, une remarque sarcastique aux lèvres :

 – On ferait peut-être mieux d'aller vérifier si ce cours fait dormir avant d'arriver en retard.

 Il avait raison. Yuling s'empressa de récupérer deux galettes qu'elle fourra dans une des poches de sa tunique, attrapa rapidement son verre pour en vider le contenu, tout en quittant le banc. Cours soporifique ou pas, elle avait hâte d'entrer dans le vif du sujet, et le cours d'éthique était selon elle une parfaite entrée en la matière.

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