Chapitre 1 - Le Portefeuille

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8 Juin 2020

Je m'appelle Jean Mercier, j'ai vingt cinq ans. Je suis manutentionnaire dans une grande surface. Mon père, Philippe Mercier est décédé il y a une semaine. Crise cardiaque apparemment. Je devrais être triste, mais nous n'étions plus vraiment proches depuis la séparation de mes parents. Ma mère n'a jamais supporté qu'il nous ait menti à ce point. Il faut dire que se faire envoyer en prison pour fraude fiscale aggravée, ce n'était pas très glorieux. Dix ans de taule. Je ne l'ai pas revu depuis son arrestation, et ce malgré sa libération il y a deux ans. Lorsque nous avons appris son décès, ma mère a refusé d'en entendre parler. Etant son unique enfant, et ses parents déjà partis, je me suis donc retrouvé à organiser ses obsèques seul. Pour je ne sais quelle raison, il s'était retranché dans le fin fond de la Lozère, dans un vieux manoir hors de prix. Il m'a fallu des heures pour faire Paris-Chambon Le Château, et arriver juste à temps pour l'enterrement. Je suis maintenant sur le retour du cimetière, où j'ai côtoyé les quelques rares habitants du coin qui le connaissaient. Le taxi me dépose en milieu de journée au manoir. Mon chauffeur est déjà parti quand je découvre la porte fracturée et toutes les pièces sans dessus-dessous. Un cambriolage, super, me dis-je, dépité.

J'ai grandi avec mon père jusqu'à mes dix ans à peu près, l'année où il s'est fait coffrer. Notre vie était dorée, il avait construit une fortune colossale dans les start-ups internet dans les années quatre-vingt-dix, avant de tout perdre. Il a été condamné sans même tenter de se défendre. Je me retrouve maintenant seul dans sa maison, et je commence à ramasser le bric-à-brac étalé par terre en soupirant. Rien n'a été épargné. Les coussins des canapés jetés au sol, la bibliothèque renversée, tous les tiroirs de son bureau ouverts. Seule la lettre qu'il m'a adressée, et que j'ai gardée sur moi, a été préservée. Je me sens vulnérable et physiquement atteint. J'appelle le seul serrurier du coin pour qu'il passe en fin d'après-midi remettre un barillet neuf. À ce moment-là, l'habitation commencera à ressembler de nouveau à quelque chose et je me sentirai plus rassuré.

Je m'affale dans le sofa, la lettre de mon père en main. Il fait sombre dans le bâtiment, c'est lugubre. S'il n'y avait pas eu d'effraction, le décor aurait pu être chaleureux, mais à cet instant tout me parait sinistre et hostile. J'entame avec appréhension la lecture des derniers mots que mon père m'a adressés.

***

"Mon cher Jean,

Je n'ai pas été le père idéal pour toi, loin de là. Je voudrais te demander pardon pour tout ce que je t'ai fait endurer. Pour que tu puisses trouver la paix, sache que ce pour quoi j'ai été condamné est vrai. Ma fortune dont j'étais si fier reposait sur un mensonge. Cet argent n'était pas le mien, bien que je l'aie volé à personne d'autre qu'à moi-même, et à vous deux. Il n'aurait servi à rien d'expliquer cela au FISC, tu comprendras bientôt pourquoi. Au moment où j'écris ce mot, je sais que je suis condamné. Mon destin me rattrape.

Tu m'as beaucoup manqué toutes ces années. J'aimerais revenir en 2003 quand nous sommes allés à Monaco, quand nous étions heureux avec ta mère. Je voudrais que nous puissions à nouveau jouer aux échecs ensemble, refaire l'inspecteur Mercier et son fidèle acolyte contre Docteur Octopus, aller au cinéma... J'ai manqué tellement de choses avec toi. Malheureusement le temps qui m'est imparti ne me le permettra pas.

Quelqu'un a tenté d'entrer plusieurs fois dans ma maison, je me sens épié. C'est pour vous protéger que je me suis éloigné de vous. Je sais que tu ne comprendras pas tout aujourd'hui, mais je voudrais te laisser quelque chose. Quelque chose qui changera ta vie à tout jamais, et pour lequel j'ai perdu une partie de la mienne. Comme ma mère qui avait toujours un coup d'avance, j'ai tenté d'anticiper l'avenir, et je compte sur toi pour prendre la relève.

Salue ta mère pour moi et demande lui pardon.

Je t'aime, fils, et je te souhaite meilleure fortune qu'à moi.

Ton père, Philippe"

***

Je pose sur mes genoux mes mains tenant toujours la lettre, perplexe. Il a raison, je ne comprends pas tout. Et même pas grand-chose pour être honnête. Le texte est presque cryptique. Au moins il exprime quelques regrets, pourtant je sens que ce n'est pas l'unique sujet de son message. Nous n'avons jamais joué à l'inspecteur. J'ai peine à croire qu'il s'agit d'une erreur. Mon père voulait que je cherche quelque chose et me donne des indices. Il faut que je cherche mais la nuit est tombée entre-temps, et je sens mes yeux s'alourdir. Je ferme les volets du rez-de-chaussée, et monte dans la moins sinistre des chambres de l'étage. Dormir dans celle de mon père est au dessus de mes forces.

Me voilà allongé, les pensées en ébullition. Impossible de fermer l’œil. Je ressasse la journée et les mots étranges de la lettre. Je me relève et erre dans la maison, posant mon regard sur l'indescriptible bazar de bibelots accumulés. Quelque chose me revient comme un flash : en rangeant la bibliothèque, j'ai ramassé un jeu d'échec pliable. Je fonce le chercher et l'ouvre sur le bureau. J'ausculte tous les pions, cherchant une inscription, un mécanisme, je regarde sous le velours de rangement, je frotte toutes les arrêtes de la boîte. Rien. Je m'en veux presque d'avoir eu cette montée d'adrénaline. On n'est pas dans un film, je ne vais pas trouver de salle secrète derrière la cheminée. Mon père n'est pas Bruce Wayne. Je bascule en arrière dans le siège et repose ma main sur mon front. Au dehors, un orage commence à gronder, la pluie tape contre les fenêtres et brouille la faible lumière des lampadaires jaunes. Les arbres s’agitent, secoués par le vent.

"Comme ma mère qui avait toujours un coup d'avance", ce serait trop beau. Je redescends en trombe dans le salon où se trouve le portrait de ma grand-mère suspendu au mur. Je distingue une démarcation de couleur sur la tapisserie, le cadre a déjà été déplacé. Le cambrioleur a eu la même idée. Je décroche le tableau, m'attendant à trouver un coffre fort derrière. Rien. Décidément, mon père ne m'a pas simplifié la vie. Mais peut-être était-ce intentionnel. Il savait que quelqu'un d'autre lirait la lettre, donc il doit s'agir de quelque chose que je suis seul à savoir, ou à comprendre. "Un coup d'avance", on en revient aux échecs. J'ai déjà essayé.

Peut-être l'histoire avec l'inspecteur. Mercier c'est notre nom, rien de caché là dedans. L'acolyte ? Je regarde par la fenêtre si par hasard mon père avait un chien ? Non, je l'aurais vu en arrivant. Reste le Docteur Octopus. Dr. Octopus. Ça pourrait être D8, comme une case d'échecs ou de bataille navale. Mais j'ai déjà examiné le plateau et je n'ai rien trouvé. De retour dans le bureau, je le manipule à nouveau, sans succès. "Comme ma mère qui avait toujours un coup d'avance", c'est certainement dans la pièce au portrait. Un éclair suivi d'un craquement intense me fait sursauter. Je retourne dans le petit salon, tourne quelques minutes en me grattant la tête, et commence à déplacer les meubles. Je roule le tapis, le sol de la pièce est une sorte de damier monochrome, constitué de grandes dalles. En partant des quatre coins, je cherche celles qui correspondraient à la case D8 et commence à toquer sur chacune d'elles. Bingo, celle sous la console sonne creux. Je cherche quelque chose qui me permettrait de la soulever dans les ustensiles de la cheminée, et grâce à un pic à feu, elle sort facilement de son emplacement. Dessous, la porte d'un coffre fort. Malin. lI ne me reste plus qu'à trouver la clé.

Je retourne à nouveau la maison à la recherche d'une hypothétique clé, sans même savoir à quoi elle ressemble. Évidemment, sans aucun succès. Après deux heures épuisantes, et la nuit bien avancée, la fatigue commence à me gagner. La clé attendra bien demain. De retour dans la chambre, je fixe le plafond dans la pénombre. Bercé par le battement de la pluie contre les fenêtres, je finis par m'endormir. Un rêve m'emporte en 2003. Je revis notre visite à l'aquarium de Monaco, fasciné par les poissons, perché sur les épaules de mon père qui est alors le maître du monde. En tous cas pour moi. Je me réveille en sursaut alors que dans mon rêve je m'entends prononcer une phrase :

"Est-ce que tu crois qu'ils ont caché un trésor dans le sable ?"

J'ai aperçu un aquarium en rangeant dans le grenier. Il était complètement vide. Par contre les sacs de sable rangés avec la pompe et le matériel à côté étaient intacts. Je monte les marches deux par deux et arrive à la porte qui mène sous la charpente. L'odeur de poussière et de vieux vernis m'assaille dès que je la pousse. L'aquarium est là, et les sacs de sable à côté. L'un d'eux a le lien un peu plus lâche, je le verse dans l'aquarium, et j'entends un petit tintement métallique. En étalant le sable, j'en sors une clé. Une clé tout à fait moderne, je parie qu'elle ouvre le coffre-fort.

***

La pluie redouble au dehors. Un nouvel éclair, tac, le courant saute. Evidemment. Je descends à tâtons pour atteindre la lampe de poche que j'ai repérée dans la cuisine. Apparemment, mon père avait l'habitude, puisqu'il la laissait bien en évidence. Je reviens par le long couloir menant à la pièce où gît maintenant le portrait de ma grand mère. La maison craque de partout. Je n'y avais pas trop fait attention avant, mais dans le noir c'est flagrant. Je m'assieds à côté de la dalle déplacée, déterminé à poursuivre mon enquête. L'air s'est bien rafraîchi, et un frisson me parcourt sans prévenir. Oui, c'est forcément le froid.

La clé glisse sans effort dans la serrure. Dans le coffre, je découvre à la lumière de la torche le journal de mon père, un portefeuille en cuir et une vieille photo. Toujour accroupi, j'ouvre le portefeuille, il contient deux mille euros. Pas mal. Mais pas de quoi me mettre à l'abri pour toujours. Et surtout pourquoi tant de mystère pour ça ? J'observe ensuite le cliché, c'est une photo de jeunesse de mon père. Il est avec six camarades dessus, tous âgés d'une vingtaine d'années. Ils se tiennent par l'épaule, tout sourire, c'étaient clairement ses amis. Derrière, il y a une date et les noms des personnes.

1990 de g. a dr. Thomas, Johana, Frédéric, Marina, Philippe, Francesca, Dimitri

Il y a un petit coeur à côté du prénom de Marina, et celui de Francesca est barré.

J'ouvre avec émotion le journal de mon père, dont toutes les premières pages ont été arrachées. La première feuille intacte est datée de la même année que la photo :

"25 mai 1990, Campus de l'ICN : Céline m'a souri aujourd'hui, j'espère qu'elle viendra à la fête de Luc ce soir. Demain on se retrouve à la maison abandonnée. Frédéric a trouvé un livre bizarre dans une brocante, il veut absolument nous le montrer. J'en ai marre de la résidence étudiante, mais je suis content d'avoir d'aussi bons amis. Vivement la fin de ces études, j'aimerais avoir un vrai chez moi."

Céline c'est le prénom de ma mère, j’imagine que c'est d'elle qu'il parle. Mais je n'ai pas le temps de continuer la lecture. Un silence absolu se fait : inattendu, soudain. Je n'entends plus le bruit du vent, ni de la pluie, ni le tic-tac de l'horloge. Ce calme total est angoissant. Je tourne le faisceau de la lampe torche autour de moi, l'obscurité est devenue plus inquiétante. Je frémis, puis sursaute. Une jeune fille est apparue, accroupie à côté de moi, elle a la main sur mon épaule. L'instant d'avant, je suis seul, l'instant d'après, elle est là, surgie de nulle part. J’émets un cri de terreur et je recule en poussant tant que je peux sur mes bras et mes jambes. Je braque la torche sur elle, elle tourne la tête, éblouie.

  • Philippe ? Philippe Mercier ? me demande-t-elle avec un fort accent allemand.

J'hésite quelques secondes, le silence est irréel, même la maison a arrêté de craquer.

  • Non, je suis Jean, son fils.
  • Je suis Helena, la fille de Marina Mahler, une vieille amie de ton père. Je suis désolée de t'avoir fait peur. Tu dois venir avec moi, c'est très important. Nous avons peu de temps, et je te dirai tout ce que je sais en route, mais là il faut qu'on file. Prends quelques affaires, et surtout tout ce que tu viens de trouver dans le coffre.
  • Mais... j'essaie de protester.

Elle regarde nerveusement une montre gousset qu'elle porte en pendentif.

  • Vite, il nous reste quarante minutes pour disparaître.

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