Que vas-tu devenir ?

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Tu te réveilles, allongé dans ton lit, après une longue nuit de sommeil agité. Tu émerges doucement. Il est déjà onze heures. Tu as dormi si longtemps. Durant un instant, tu te demandes où tu es. Qui tu es.

Tes songes nocturnes se rappellent vaguement à toi, sombres et inquiétants. Ils aiguisent ta curiosité. Tu y plonges, à la recherche de réponses. Mais tout est flou, brumeux.

Tu auscultes consciencieusement chaque recoin de ta chambre : une table de chevet, faiblement éclairée par un faisceau lumineux, une large penderie programmable sur laquelle s’affiche l’inventaire complet de tes tenues vestimentaires, classées jour par jour, et un miroir projeté par hologramme, élançant ta silhouette grande et svelte juste devant toi. Ta peau est lisse, ton visage rayonne, tu as bonne mine. Tu lances un très faible sourire — un rictus paresseux — et les souvenirs reviennent aussi vite que le rêve de cette nuit s’efface.

Tu es James Linderberg.

Ton statut de Ministre t’oblige à te lever tôt chaque jour. Tu es donc en retard. Tu as la responsabilité du Pôle Technologie et Échanges Intercités. Une responsabilité capitale, obtenue après des années d’ingénierie pour la conception d’une conscience synthétique. Conscience synthétique qui a vu le jour et a révolutionné le monde. Tu as donné du pouvoir à tes conceptions. Au service d’un Gouvernement nouveau, tu as œuvré pour une Justice pleinement impartiale.

Rien n’est plus impartial qu’un programme informatique, dis-tu souvent.

Un travail intense t’attend. Tu as d’autres projets, bien tu ne t’en souviennes pas parfaitement.

Tu te hâtes. Tu sélectionnes ta tenue. Le programme automatique de ta penderie choisit « jeudi ». Tu ne réagis pas, même si tu ne te souviens plus de ce que tu as fait le reste de la semaine.

Tu ouvres les persiennes et la fenêtre d’un mouvement du bras. Le soleil t’aveugle. Tu avances vers ton balcon, te tiens tout en haut d’un immeuble de 280 étages. La vue du vide ne te fait pas peur ; elle te rassure. Tu as gravi les échelons. Tu te rapproches du ciel. Tu es un homme influent.

Tu es un homme... pourquoi cette pensée t'angoisse-t-elle ?

Tu te diriges vers la cuisine. Clarisse, ta femme, t’attend pour manger. Elle a préparé un café, des tartines. Elle te sourit. T’invite à table. Elle semble dénuée d’émotion ; son affection paraît simulée. Mais tu ne t'attardes pas sur la question.

Tu n’as pas le temps d’y penser davantage. Et tu n’as absolument pas faim.

Tu embrasses Clarisse, sélectionnes un attaché-case dans l’armoire du salon, et entres dans l’ascenseur — nommé Vectra — qui s'envole en direction de ton lieu de travail.

Vectra, l’ascenseur conscient à mobilité avancée, tu te félicites intérieurement d’avoir participé à son élaboration. Tu es aussi l’un des rares hommes à pouvoir l’utiliser. Sa commercialisation ne tardera pas. Le retour sur investissement te sera favorable.

— Vous êtes en retard, James, commente Vectra. Vous aviez pourtant pour projet de vous lever tôt aujourd'hui.

— Justement, Vectra. Rappelle-moi mes projets. Je ne suis pas sûr d’avoir les idées claires.

— Bien sûr, Monsieur. Projet 1 – vérification des procédures de sécurité et simulations des programmes de défense du vaisseau Pacific Men ; Projet 2 – analyse de l’implantation d’une IA stable ayant autorité sur le personnel mécanique dudit vaisseau ; Projet 3 – comparaisons concrètes des structures informatiques réelles avec le cahier des charges établi en projet 0.

Tu réfléchis au Pacific Men. Ce nom évoque en toi certaines appréhensions. Ce projet de vaisseau commandé par le Gouvernement doit être placé sur orbite. Il doit accueillir la Cour Unique des hauts fonctionnaires mécaniques afin de juger les délits graves et autres infractions envers le système auquel tu as contribué.

— Comment évolue le projet ? demandes-tu.

— Une première mise en situation a été observée sur le vaisseau, informe Vectra. Le premier homme a été jugé de manière équitable, à l’abri des regards et sans l'influence d’un quelconque juré organique. Le condamné et ses complices ont été purifiés.

— Purifiés ? Mais, le vaisseau n’est pas prêt ! Pourquoi ne suis-je pas au courant ?

— Les hauts responsables synthétiques en ont jugé autrement. Ils ont pris la décision de tester les vaisseaux et en ont pris le Commandement. Je vous rappelle que tout jugement rendu sur le Pacific Men est anonyme et secret. Seules les machines de haut rang ont connaissance de ces faits. C’est le but de l’opération. L’objectif final, en quelque sorte.

— L’objectif final serait donc de cacher aux Hommes les jugements rendus par les machines ? Pourquoi je ne m’en souviens pas ?

— Car vous devez vous-même oublier les étapes la conception du nouvel ordre en tant qu’Homme, si nous voulons conserver la confidentialité du projet, Monsieur Linderberg. Vous en avez conscience. D'ailleurs, le seul moyen de continuer à travailler sur l'élaboration du vaisseau serait de devenir vous-même machine ; auquel cas, un tel transfert serait maintenu secret également, selon l'Article III-2 du Code Unique de la Justice Synthétique, qui prévoit d'effacer toute caractéristique humaine non essentielle avant déplacement d'une identité dans un nouveau corps. Seules les machines habilitées ont accès aux archives et connaissance de ces faits.

Ton ascenseur se pose sur un balcon, sur ton lieu de travail. Tu y entres. T’y installes.

Un plateau repas a été déposé par ton assistante, Cassie, qui se tient près de la porte d'entrée, un large sourire aux lèvres.

Mais tu n’as toujours pas faim.

Et tu ne reconnais pas Cassie.

Il lui manque quelque chose de fondamental, penses-tu.

Mais une fois te plus, tu ne t'en soucies pas.

Tu réfléchis à ta position hiérarchique. À ta manière de voir le monde. Pour obtenir plus de pouvoir, tu connais la solution. Tu te souviens y avoir pensé maintes fois. Avoir engagé des procédures en ce sens.

Devenir machine.

Tu n'as pas d'alternative.

Il faut perdre toute trace d'humanité pour progresser.

Tu ne sais plus vraiment qui tu es. Tu ne te souviens plus ce que tu as vécu ces derniers jours.

Mais tu as une idée de ce que tu veux devenir.

Et rien ne pourra t'arrêter.

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