À tire d'aile

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Hyperactive, Anaé ne dormait jamais. Tandis que ses soeurs et les autres filles passaient la nuit au creux du chêne blanc, sur leur tapis de feuilles et de mousse, Anaé marchait pendant des heures dans cette forêt qu'elle connaissait par coeur. Pas un buisson, pas un terrier ne lui était inconnu. Aussi ne revenait-elle jamais les mains vides. Ses trouvailles agrandissaient sa collection de curiosités qu'elle avait cachée près d'une source à l'eau particulièrement claire. Une pelote de réjection, une ammonite, un caillou en forme de coeur, toutes choses qu'une fille de son âge trouvait extraordinaire.

Habituée à la solitude, elle chantonnait bien souvent des airs qu'elle seule connaissait. Seuls les animaux nocturnes étaient témoins de ses talents.

Elle sentait une connivence avec ces êtres-là. Ne se transformait-elle pas elle-même en chouette effraie à la nuit tombée ? Elle avait douze ans, quand, par une froide nuit d'hiver, occupée à cueillir de la bruyère Callune, un mal de tête la saisit soudain. Elle dût s'assoir, respirer, se calmer, attendre que ça passe.

Puis des tremblements secouèrent son corps. Ses beaux cheveux bruns, longs et lisses laissèrent place à des plumes douces et soyeuses. Ses grands yeux noirs acquirent une vue perçante à plus de deux kilomètres. Ses petits pieds fins devinrent des pattes aux crochets pointus, agiles, aptes à s'accrocher aux arbres et aux rochers.

Elle était ravie de ses nouvelles capacités. Malheureusement, elle devait garder le secret. Ce n'était pas possible de le partager au risque de bouleverser son clan, si bien organisé, calme et serein. Elle ne voulait pas perturber ses soeurs. Elle n'en revenait pas, elle se transformait en une effraie des clochers. Celle-là même qu'elle avait observée dans les livres à la nurserie : une espèce aux couleurs étonnantes, au regard vif, aux yeux pétillants. Elle avait rêvé maintes fois d'être un oiseau. Et ce miracle s'accomplissait la nuit, quand tout était silencieux et qu'elle se sentait seule au monde. Elle menait une double vie fascinante.

De sorte que son absence d'aile, le jour, était compensé par son activité dès le soir venu, sous la forme d'un joli rapace beige aux plumes délicates. Elle expérimentait ainsi, non sans un grand enthousiasme, ses capacités de déplacement : vol plané, piqué, à ras de l'eau. Elle pouvait aussi tournoyer, pousser un cri perçant. Elle se sentait animale.

Lorsqu'elle était petite, frustrée par cette absence d'appendice que toute elfe possédait, une de ses soeurs avait souhaité lui faire découvrir le vol au-dessus de la mer, leur activité préférée. Habituellement, lorsque ses soeurs s'aventuraient hors de leur zone de confort, pour découvrir ce qui les entourait, Anaé restait au camp, surveillée par des cousines, des nourrices chargées de veiller sur les plus petites. Elle passait la journée à faire semblant de s'occuper comme les autres petites elfes : assises en cercle, elles dessinaient, cousaient, lisaient. Mais la journée lui semblait interminable.

Ce jour-là, grisée par le vent, frolant les nuages, elle avait découvert un autre univers. Accrochée sur le dos de sa soeur Dalya, elle avait pu apprécier la vue sur la côte bretonne, jusqu'à la pointe du Raz. Comme cela était très risqué, elles ne purent renouveler l'expérience. Son petit corps arrimé à celui de sa soeur pouvait à tout moment glisser et tomber dans la mer. Leur mère leur avait interdit de recommencer. Ce souvenir était l'un des plus beaux de son enfance. Depuis ce jour, elle avait décidé que sa vie ne ressemblerait pas à celle de ses soeurs. Ses aspirations étaient toutes autres. Elle était différente.

Cela faisait cinq ans déjà que ce changement s'était produit. Au début, elle fut tellement surprise qu'elle continua à rêver, danser, chanter et glaner de petites choses dans la forêt, comme à son habitude.

Se sentant désormais mi-elfe, mi-chouette, elle était convaincue que son avenir ne pourrait demeurer ordinaire. Elle se promit qu'à l'aube de ses dix-huit ans, elle quitterait son clan pour accomplir son destin. Elle prendrait son envol vers de nouveaux horizons, échappant à la monotonie de la vie étriquée que poursuivaient ses soeurs. Elle voulait vivre intensément, voir la mer, voyager.

Cette conviction trouva une résonance particulière le jour où elle parla pour la première fois à une autre chouette effraie. C'était une nuit étoilée particulièrement claire. On entendait le pépiement de nombreux oiseaux. Elle n'avait pas encore appris à deviner de quelles espèces il s'agissait. Son ouïe s'affinerait sûrement. Alors paisiblement installée sur une branche de hêtre, une chouette s'approcha d'elle, l'air intéressé.

Aussi naturellement que possible, elles entamèrent le dialogue (et elles se comprenaient !).

  • Tu vis ici depuis longtemps ? Je ne t'avais jamais vue auparavant, lui dit-elle, d'un air curieux.
  • Non, je viens de m'installer. J'aime voyager, je n'ai pas encore trouvé l'endroit idéal pour me fixer, répondit malignement Anaé.
  • Tu devrais aller jeter un coup d'oeil sur l'île de Tristan. Il y a quelques chouettes effraie très sympathiques.
  • Merci, je ne manquerais pas d'aller visiter cet endroit.
  • C'est le lieu idéal pour nous, les chouettes, personne ne vient nous y déranger.
  • C'est ce que je recherche, la proximité de la mer, et la forêt, non loin de là.
  • Je te laisse, je meurs de faim, je dois chasser. A bientôt, peut-être.
  • Oui, certainement. Au revoir.

Et d'un battement d'aile, cet oiseau majestueux s'envola dans la nuit avec un cri perçant.

Anaé était heureuse d'avoir fait la connaissance d'une de ses semblables. Deviendront-elles amies ?

Seul l'avenir le dira, et elle sentait qu'il allait être riche en découvertes.

Le jour commençait à se lever. Elle rejoignit son clan, où ne régnait aucun bruit. Une fois encore, elle avait vaqué à ses activités nocturnes sans que personne ne s'en aperçût. Elle esquissa un sourire. Cette vie lui convenait bien.

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