Chapitre 1 : Une vie de marionnette

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Les rayons du soleil se réverbéraient sur les pavés mouillés éblouissant Kean qui ne voyaient des autres passants que des ombres. Il ne put éviter une silhouette qui avançait à grandes enjambées et le choc le déporta de côté. Ses yeux se portèrent sur l’écran géant dressé sur le bâtiment de la natalité : « Nous sommes heureux de vous annoncer la naissance de deux petites filles en ce début de matinée. »

Des applaudissements retentirent tout autour de lui et le jeune homme se dépêcha de sortir de la foule qui commençait à se masser devant le bâtiment. Il put observer des enfants pointer du doigt l’image projetée des nourrissons, des mères de famille et des jeunes femmes porter leurs mains à leur ventre avec déférence. Quant aux hommes, ils enlaçaient tendrement leur compagne ou se contentaient de réflexions grivoises. Pour sa part, Kean les méprisait. Du moins, il aurait aimé en être capable. Comme tous les habitants, il était dépourvu d’émotions, de sentiments et de sensations.

On leur enseignait depuis leur tendre enfance comment les imiter. Seuls les individus maîtrisant suffisamment les codes sociaux étaient autorisés à circuler en ville. Les autres restaient enfermés chez eux ou dans des centres spécialisés et ne pouvaient sortir qu’après la Validation des Acquis Citoyens.

Bien qu’habilité à circuler en ville, le jeune homme ne pouvait échapper aux examens semestriels qui peuplaient la vie des étudiants, la population la plus à risque. Il se rendait donc à son examen de sentimentalogie. Échouer lui vaudrait un séjour dans un centre pour citoyens socialement inadaptés, pourtant, il en avait assez de cette comédie où l’apparence et l’hypocrisie régnait en maîtres.

Cette vie ne lui correspondait pas. Elle était fade, dépossédée de ses charmes. Pourtant, il ne pouvait plus se permettre d’écarts. Son appétit existentiel l’avait conduit à mener une vie de débauches que même l’alcool, la drogue et le sexe n’étaient parvenus à étancher. Il avait par la suite enchaîné les infractions et s’était mutilé, mais une fois encore, il n’avait rien ressenti, ni poussée d’adrénaline, ni douleur, juste une absence oppressante. Les services de citoyenneté le surveillaient donc et il devait être irréprochable jusqu’à ce qu’il trouve enfin le moyen de quitter cette ville de marionnettes.

Alors que quelques mètres le séparaient encore de l’Académie, Ysae s’interposa devant lui. Il ne put l’esquiver à temps et elle se blotti dans ses bras le laissant insensible. Elle se dégagea après une longue étreinte.

— Tu m’as manqué !

— Toi aussi.

— Tu pourrais être plus convainquant ! Surtout après la nuit qu’on vient de passer ! Ça te dirait de remettre ça ?

— Bien sûr.

Bien que n'ayant aucune envie de passer du temps en sa compagnie, Kean ne pouvait refuser la proposition de la jeune femme. Ysae n’était autre que la candidate correspondant le mieux à son profil. A la puberté, on attribuait à chaque adolescent, un partenaire de vie destiné à devenir dans le futur un compagnon officiel célébré par le mariage. Le couple en était à leur neuvième année de vie commune. L’année prochaine, ils pourraient envisager de se marier et de rendre ainsi leur statut officiel.

Kean s’écarta de la jeune femme, sa présence ne faisait que lui rappeler la manipulation dont ils étaient victimes. La milice de la natalité les avait appariés en raison de leur métissage respectif, pensant qu’ils feraient de « beaux bébés ».

D’après les critères de beauté, Ysae était une magnifique jeune femme aux cheveux blond vénitiens, à la peau d’albâtre et aux formes généreuses. Pour sa part, Kean avait les cheveux noirs, des yeux vairons, l’un d’un bleu pastel et l’autre de couleur vert jade, qui contrastaient avec sa peau basanée.

— On se retrouve alors après l’exam. Chez toi ou chez moi ?

— Chez moi.

— Très bien, à toute à l’heure, je t’aime !

Kean soupira et entreprit de gravir les quatre étages le menant à sa salle d’examen. Lorsqu’on lui distribua le sujet, la mièvrerie des questions le laissa de marbre.

Question 1 : Pour quelles raisons sommes-nous devenus insensibles ?

o Les émotions, sentiments et sensations conduisent à des actes irréfléchis

o Il s’agit d’une évolution de l’humanité, l’homme ne possède plus de « cerveau reptilien »

o C’est une dégénérescence due à une mutation

o Nous l’ignorons

Question 2 : Le bonheur c’est :

o Être socialement adapté

o Être en couple

o Fonder une famille

o Ressentir des émotions

Question 3 : Un homme se doit :

o D’honorer sa compagne en la fécondant

o De la demander en mariage

o De lui offrir une maison

o De courtiser

Question 4 : Une femme se doit :

o De donner la vie

o De se marier

o D’élever des enfants

o De disposer de son corps comme bon lui semble

Kean laissa son crayon lever au-dessus de la quatrième réponse de chaque question, la réponse systématiquement fausse. Il hésita suffisamment longtemps à cocher la case de la question 4 qu’il attira l’attention de son enseignante qui resta à l’observer par-dessus son épaule jusqu’à ce qu’il se décide à cocher les trois premières réponses. Il se mordit la lèvre et s’attaqua aux quatre-vingt-seize questions restantes.

Il finit bien avant les deux heures accordées, l’examen ne présentait aucun piège, mais à chaque fois qu’il cochait une réponse correspondante aux mœurs sociales, il avait l’impression de se trahir un peu plus.

Voyant que sa grille de réponses était remplie et qu’aucune erreur n’avait été sélectionnée, il fut autorisé à quitter la salle en avance. De retour dans la rue, il décida de changer d’itinéraire pour rentrer.

Sans s’en rendre compte, ses pas le menèrent devant une boutique d’antiquité, qu’il ne se souvenait pas avoir déjà vue auparavant. Il ne s’en étonna pas, les magasins changeaient périodiquement d’emplacement pour leur permettre à tour de rôle une bonne visibilité et une bonne facilité d’accès.

Il entra dans la boutique et le son d’une cloche retenti. A peine avait-il fait quelques pas dans le magasin qu’il se retrouva face à un vieil homme. Pour une raison inconnue, le vieillard ne lui donnait pas l’impression d’être une caricature. Il lui parut normal, humain. S’apercevant qu’il fixait toujours le vendeur, Kean détourna le regard, ce qui fit rire le commerçant. Aux oreilles de l'étudiant, son rire sonnait vrai.

— Que puis-je faire pour toi, jeune homme ?

Kean chercha ses mots, mais en vain, il avait beau réfléchir, il ne savait ce qu’il faisait en cet endroit.

— Je peux peut-être t’aider. Dis-moi, qu’aimes-tu ?

Kean leva les yeux au ciel. Comment pouvait-on poser une telle question ? Il ne chercha pas à y répondre, il ne le souhaitait pas. De toute façon, il ne le pouvait pas, au lieu de ça, il fit demi-tour.

L’homme semblait lire en lui.

— Ne te fâche pas, j’ai ce qu’il te faut. Suis-moi !

Intrigué, il se retourna. Le vieil homme paraissait fier de lui. Quelque chose dans cette vision lui déplut.

— La colère n’existe pas.

— Vraiment ? Ce n’est pas l’impression que tu donnes. Allez viens.

Kean ne réagit pas, cet homme était si étrange, si… vivant. Il rayonnait de lui une énergie que Kean ne connaissait pas. Le jeune homme se surprit à s'interroger sur son interlocuteur. Lorsque le vendeur reprit la parole, il comprit qu'il n'était pas le seul à être intrigué.

— C’est bien ce que je me disais quand je t’ai vu entrer dans le magasin. Tu n’es pas comme eux.

— Qu’est-ce qui vous fais dire ça ?

L’oreillette connectée de Kean s’activa et la voix mélodieuse d’Ysae lui parvint.

— Je suis devant chez toi, tu es où ?

— J’arrive !

Avant qu’il ne se rende compte de ce qu’il venait de dire, le vieil homme le raccompagna à l’entrée et après une brève poignée de mains, ils se saluèrent.

— Quand tu auras accompli ton devoir et si tes interrogations n’ont toujours pas trouvé leurs réponses, repasse me voir.

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