12 - Whale

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 Le parc aquatique de Voldengard n'était pas n'importe quel parc aquatique. Sa renommée internationale n'était pas volée : il possédait un grand nombre d'espèces aquatiques dont les employés s'occupaient avec soin, et les touristes venaient en nombre pour passer un moment à contempler toutes ces espèces si difficiles à observer dans la nature en temps normal. Et spécifiquement, un spécimen unique, fruit du hasard autant que de la chance : une baleine en captivité, rien qu'une enfant lorsqu'elle avait été récupérée, blessée et abandonnée. Bien que de nombreuses interdictions pesaient sur la captivité des cétacés, pour des raisons évidentes, le parc avait pu s'en occuper. Le plan à terme était de relâcher la baleine, mais pour l'heure, elle restait en leur garde. Et compensait ainsi les coûts exorbitants qu'elle entraînait en attirant un nombre tout aussi sympathique de touristes.

 Ce fut donc un problème lorsqu'on découvrit un beau matin qu'elle n'était plus là.

 Ingrid Converdo se massa les tempes, tentant en vain de prévenir le mal de tête qui venait. Tout ceci n'avait aucun sens. C'était sûrement une mauvais farce.

 « Vous êtes donc en train de me dire que nos caméras de sécurité n'ont servi à rien. », résuma-t-elle avec un ton glaçant.

 Le chef de la sécurité déglutit. Il savait qu'il n'aurait pas dû venir au travail aujourd'hui. Il avait lu son horoscope la veille, et c'était très clair : les étoiles n'étaient pas alignées comme il fallait, avec Saturne rétrograde en plus, c'était pas du tout ça. Le paragraphe « travail » avait été très clair : le manquement d'un collègue risquait de lui retomber lourdement dessus. Il ne pensait pas que ce serait aussi littéral, en revanche.

 « Pas… pas tout à fait. Elles ont été désactivées, mais pendant le temps où elles fonctionnaient, elles montrent clairement…

  • C'est parce que ça s'est passé durant le laps de temps où les caméras étaient éteintes, oursin des bas-fonds ! »

 L'assemblée se tint coite face à la fureur subite.

 Enfin, hormis Julie, qui pouffa. Oursin des bas-fonds, vraiment. La directrice était vraiment très douée pour trouver des insultes improbables, songea-t-elle…

 Elle se rendit compte que tous la fixaient. Surtout la directrice. Elle reprit une façade aussi neutre que possible. Sa supérieure la fusilla du regard avant de reprendre l'attention sur le pauvre Habib, qui regrettait amèrement sa promotion à son poste désormais, des années plus tôt. Finalement, les responsabilités, c'était vraiment dangereux. On pouvait se retrouver avec une baleine disparue, et il fallait expliquer que non, il ne savait pas comment c'était arrivé, devant une femme qui lui rappelait beaucoup sa mère lorsqu'elle était en colère. C'était très désagréable, à de nombreux niveaux.

 « Dites-moi au moins qu'une patrouille de gardes a vu quelque chose.

  • Euh… je peux vous le dire…
  • Vraiment ?!
  • … mais ce serait mentir. »

 Julie pouffa de nouveau. Elle dut se mordre la joue pour se contenir.

  •  « Bon, d'accord, vous ne servez à rien. Passons à quelqu'un d'autre.
  • Il y a tout de même un témoignage…
  • Et vous ne pouviez pas commencer par ça ? s'exclama Ingrid.
  • C'est que, c'est… Enfin, c'est Hans, de l'équipe de ménage.
  • Ah. »

 Il n'en fallut pas plus pour que tout le monde comprenne. Hans était un brave homme, qui travaillait avec assiduité même si pas toujours avec efficacité depuis des dizaines d'années dans le parc aquatique, mais il croyait aussi que les hommes-lézards contrôlaient secrètement le monde par le biais des francs-maçons dans le but de lentement transformer la planète en fournaise pour qu'ils puissent sortir de leurs cavernes et dominer de nouveau le monde. Ou quelque chose d'approchant. Aussi, dans son temps libre, il construisait des… choses.

 Et en plus de cela, il était très vraisemblablement sénile.

 « Oui, bon, on y viendra… plus tard. Merci Habib. Maintenant, est-ce que quelqu'un ici a une idée sur ce qui a bien pu se passer cette nuit ?

  • Des activistes sont venus délivrer la baleine ? lança quelqu'un. C'est le plus probable.
  • Sauf qu'il aurait fallu ouvrir les portes du bassin, rétorqua une autre personne. Ou amener tout un équipement pour ne pas avoir à le faire. Je pense que quelqu'un les aurait vu. Et il y aurait des traces, inévitablement.
  • Sinon, ils auraient pu… la faire sauter par-dessus la barrière ? Ou bien elle l'a fait toute seule ?
  • Elle l'a peut-être fait toute seule ! Bah voyons ! Une baleine ne saute pas comme ça par-dessus un muret spécialement conçu pour la contenir !
  • Et pourquoi pas ?! Vous avez une meilleure idée, peut-être ?
  • Moi, j'ai déjà vu plein de baleines sauter », murmura Julie pour elle-même.

 Sauf qu'elle prononça ça pile au moment où personne ne parlait, de sorte que par ironie du sort, tout le monde l'entendit. Tous les regards convergèrent vers elle. Elle se dédouana aussitôt en rigolant à moitié :

 « Non, mais, je parle de baleines de soutien-gorge, pardon, c'était un jeu de mots… »

 Ingrid soupira.

 « Écoutez, Julie, ce kidnapping est important.

  • Ce ne serait pas plutôt un whalenapping ? »

 La directrice la fusilla du regard. La jeune femme se mordit sa langue trop pendue. Elle préféra se lever en maugréant des excuses et sortit dans la foulée, les joues rouges. Elle n'arrivait vraiment pas à prendre la chose au sérieux…

 Dans les couloirs vides de touristes – sans surprise, le parc était fermé pour la journée, elle croisa Hans, qui la salua en mâchouillant quelque chose. Elle comprit que c'était probablement son dentier. Ce qu'avait dit Habib la poussa à taper un peu la discussion avec lui.

 « Bonjour, Hans. Vous travaillez encore ?

  • Oh, non, non, j'ai débauché, marmonna le vieillard. Mais je n'arrivais pas à dormir, alors je suis revenu ! C'était vraiment quelque chose, cette nuit.
  • Ah, vraiment ?
  • Bah, oui ! La baleine, je l'ai vue ! Enfin, c'était pas la première fois, évidemment…
  • Oui, oui, je comprends. Mais vous l'avez vue être enlevée, c'est ça ?
  • Ah, ça… je suppose, ouais ?
  • Comment ça, vous supposez ?
  • Bah… »
  • Il se gratta son crâne chauve et ridé, hésitant, avant de murmurer :
  • « Elle s'est envolée. »
  • Elle le regarda, interdite.
  • « Comment ça, envolée ?
  • Bah… Elle flottait. Et pis… euh… Enfin, c'était comme dans les films, quoi. À peu près.
  • Mais de quoi parlez-vous ?
  • Bah… bah… LES EXTRA-TERRESTRES, QUOI, VOILÀ ! »

 Il explosa presque de rage. Elle recula d'un pas, surprise.

« Oh. La baleine a été enlevée par les extra-terrestres. Bien sûr.

  • Bah ouais, voilà. Vous me croyez pas.
  • Mais… mais si Hans. Je vous crois.
  • Bah non. Je raconte que des conneries, alors vous me croyez pas.
  • Quoi ? »

 Il prit une expression étrange, comme coupable et honteuse, mais surtout, celle de quelqu'un qui en avait trop dit. Il regarda à droite et à gauche avant de chuchoter :

« Bah… tout ça, quoi.

  • Quoi, tout ça ?
  • Vous savez… c'que j'dis…
  • Euh…
  • Bah, mes histoires, là !
  • … les hommes-lézards ?
  • Ouais, voilà ! Ça, et tout le reste. C'est marrant, mais j'y crois pas vraiment. C'est qu'un ramassis de bêtises. Comme ça, on m'laisse tranquille, et surtout, on cherche pas à virer le vieux qui raconte n'importe quoi, même si parfois, il en fait qu'la moitié, parce que bon, il est pas très bien dans sa tête, voyez ? »

 Julie cligna des yeux plusieurs fois. Elle s'était attendue à beaucoup de choses ce matin, comme par exemple, une journée de travail normale à agacer sa chef avec des blagues douteuses, mais elle ne s'était attendue ni à la disparition de la baleine, ni à la révélation d'une telle duplicité de la part de Hans.

 « Alors du coup, je vois des extra-terrestres, et bien sûr, personne va me croire.

  • Évidemment…
  • Alors que bon, les hommes-lézards, tout le monde sait que c'est n'importe quoi, mais les extra-terrestres, LÀ, c'est DU LOURD ! C'est EUX qui contrôlent le monde, évidemment ! C'est pour ça que je dois construire mon flux à gravitons libre pour nous protéger de leur influence machiavélique ! Et ils ont enlevé la baleine sous mes yeux pour me faire comprendre que j'devais pas continuer ! Mais j'ai pas peur, moi ! VOUS M'ENTENDEZ ? J'AI PAS PEUR ! »

 La jeune femme poussa un soupir de contentement. Le monde redevenait presque normal, d'un coup. Enfin, hormis la baleine disparue, évidemment. Mais au moins, Hans était toujours Hans. Elle le remercia avant de reprendre sa route, le laissant à son usuel monologue sans queue ni tête. Il lui lança tout de même un au revoir avant de reprendre le cheminement étrange de ses pensées chaotiques.

 À peine une centaine de mètres plus loin, elle faillit rentrer en plein dans une Ingrid furibonde. Celle-ci la toisa des pieds à la tête avant de l'attraper et l'emmener de force derrière une porte à l'accès réservé aux employés. Julie eut un petit rire.

 « Hou, c'est romantique…

  • Arrête ! Ce n'est vraiment pas le moment !
  • C'est toujours le moment.
  • Julie ! Je suis sérieuse.
  • Moi aussi ?
  • Julie !
  • … pardon. »

 Ingrid soupira.

 « Tu sais que je t'aime, mais ce n'est pas parce que nous sommes ensemble que tu as droit à un traitement de faveur. Au contraire.

  • Je sais, je sais. Pardon.
  • Essaye… essaye de faire attention, d'accord ?
  • Oui. »

 Elles se regardèrent longuement dans la pénombre. Après quelques instants de flottement, elles s'embrassèrent avec tendresse. Elles s'éloignèrent l'une de l'autre avec un petit sourire. La dispute était terminée.

 « Alors, cette réunion ?

  • Urgh, ne m'en parle pas. Tous des incapables. Je devrais juste virer tout le monde avant de me virer moi-même pour avoir osé donner du travail à de tels imbéciles.
  • Même Daniel ?
  • Même Daniel. Pourquoi pas Daniel ?
  • Il est plutôt mignon, je trouve.
  • Erk. Sans façon. Je ne comprends vraiment pas ce que tu trouves aux hommes.
  • Tu ne sais pas ce que tu rates.
  • Si, deux minutes d'insatisfaction totale. »

 Julie explosa de rire. Ingrid eut un petit sourire féroce.

 « Bon, et toi ?

  • Quoi, moi ?
  • Qu'est-ce que tu faisais, à errer dans les couloirs ?
  • Oh, je me promenais. Et j'ai parlé avec Hans.
  • Ah. Je compatis.
  • Oh, non, ça allait. C'était même… instructif ?
  • Ne me dis pas que notre seule piste est crédible ?
  • Oh, non, non. Enfin, il m'a révélé qu'il ne croyait pas VRAIMENT aux hommes-lézards, et qu'il nous racontait des bobards pour, en gros, ne pas se faire virer alors qu'il ne fait que la moitié de ce qu'il devrait faire.
  • Quoi ?!
  • Après quoi, il m'a dit que la baleine s'était envolée parce que les extra-terrestres l'avaient enlevée, comme dans les films. »

 Silence.

 Puis ce fut au tour d'Ingrid de rire à tout rompre, pendant une longue minute. Après quoi, elle s'essuya les yeux, des larmes perlant aux coins de ses paupières.

 « Pfiou, j'avais besoin de ça. Merci.

  • Toujours un plaisir. Et sinon, dans la réunion ? Vraiment pas de piste sérieuse ?
  • On pense que quelqu'un a joué à Sauvez Willy avec la baleine, ou bien qu'elle l'a fait seule. Ça n'explique pas les caméras inactives, mais je pense que si on creuse là-dessus, on va vite découvrir qu'elles ont rarement fonctionné de manière générale, et que vu qu'il ne se passe jamais rien, on ne s'en est même pas rendu compte.
  • Sauvez Willy ?
  • Un vieux film. Avec un gamin qui fait sauter une orque par-dessus lui. C'est très émouvant.
  • Ça a l'air.
  • Eh, c'est ce qui m'a motivée à avoir ce job. Un peu de respect pour ma jeunesse.
  • Oui, vénérable ancêtre. »

 Ingrid lui mit un coup gentil à l'épaule.

 « Je te jure que toi, ce soir, tu vas… »

 Des coups répétés à la porte interrompirent la menace, au grand regret de Julie. Ce fut Habib qui ouvrit la porte.

 « Euh… on a retrouvé la baleine. »

 Quelques minutes plus tard, ils étaient tous devant le bassin, avec la baleine batifolant dedans comme à son habitude. La scène était plus qu'habituelle pour tout le monde. Pour autant, toute l'assemblée était stupéfaite, chacun ayant constaté l'absence manifeste du cétacé de visu. Et il nageait tout à fait normalement, son absence presque comme un rêve.

 « Bon, eh bien… Problème réglé ? » déclara Julie.

 Ingrid regarda Habib. Habib haussa les épaules, incertain. Ingrid regarda Daniel, qui restait interdit, comme s'il n'avait jamais vu de baleine de sa vie. Elle ne comprenait vraiment pas, non. Elle regarda la baleine. La baleine parut lui faire un clin d'œil. Elle prit une décision.

 « Merde. Habib, dites au public et aux journalistes que tout va bien. On rouvre demain. Faites vos tâches quotidiennes et nécessaires et rentrez chez vous quand vous voulez. Si vous me cherchez, je suis dans mon bureau à me soûler. »

 Elle partit à grands pas. Julie mit plusieurs minutes avant de se décider à la suivre, contemplant la baleine.

 Cette dernière paraissait vraiment les observer.

 Cinq minutes plus tard, elle toqua à la porte entrouverte de sa supérieure et amante.

 « Toc toc ? »

 Elle entra pour voir cette dernière vautrée dans son fauteuil, un verre à la main. Elle paraissait défaite, livide même. Elle ne jeta pas un regard à celle qui partageait ses jours et ses nuits.

 « Déjà ivre ? Impressionnant. »

 Pour toute réponse, Ingrid pointa du verre un papier sur son bureau. C'était cela qu'elle fixait depuis tout à l'heure, sans rien dire. Curieuse, Julie le ramassa, et lut une fois la courte missive écrite en lettres bien droites.

 Puis une autre.

 Puis elle cligna des yeux, plusieurs fois. Avant de tourner son attention vers Ingrid, qui lui tendait un verre. Elle l'accepta en silence et l'avala d'une traite, le regard vide, laissant glisser le morceau de papier sur le sol.

 Sur ce dernier, on pouvait lire :

 À LA DEMANDE EXPRESSE DE CE DERNIER, NOUS VOUS RENDONS LA GARDE DE CELUI QUE NOUS PENSIONS ÊTRE VOTRE PRISONNIER, QUI A EXPRIMÉ LA PEINE D'ÊTRE SÉPARÉ DE CEUX QU'IL CONSIDÈRE SA FAMILLE CONTRE SA VOLONTÉ.

 À TRÈS BIENTÔT DANS LES ÉTOILES, NOUS N'EN DOUTONS PAS.

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