10 - Flowing

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 Trois petits tocs sur la porte en bois.


 « Entrez ! » clama quelqu'un d'une voix forte et grave.


 Il pénétra dans le bureau les épaules repliées, nerveux, presque apeuré. Tout paraissait le surprendre : la lumière vive des ampoules, les tableaux de nature morte encadrés et placés avec une précision parfaite, les fauteuils en cuir rembourrés, le bureau en vieux chêne vernis, aux tons foncés, la moquette épaisse et grise sous ses pieds. Une plante verte dans un coin redonnait un peu de couleur à l'ensemble, mais sous la lueur blafarde et électrique, on voyait bien qu'elle était en plastique, ses reflets beaucoup trop éclatants pour être naturels. La seule chose qui le rassurait était le chien qui sommeillait d'un œil dans un panier, à deux mètres du bureau et de son maître, mais en même temps, cet animal si familier était aussi inattendu dans un tel endroit.


 « Asseyez-vous, asseyez-vous, je suis à vous dans une minute, je finis de signer tout ceci… »


 Disant cela, son vis-à-vis désigna l'un des deux sièges faisant face à son bureau sans relever la tête, d'un geste de la main presque négligent. Il obéit sans rien dire. Le cuir crissa de manière désagréable sous ses fesses lorsqu'il s'installa, d'autant plus qu'il essayait de faire le moins de bruit possible et retenait donc son poids. Tout ceci le rendait mal à l'aise.


 Fort heureusement, l'attente ne dura effectivement qu'une minute. Une fois que tout fut signé, les papiers furent aussitôt mis de côté, le stylo soigneusement rangé, et l'homme à l'épaisse barbe brune soignée et huilée lui fit un grand sourire avant de déclarer :


 « Je sais exactement pourquoi vous êtes là, mon ami !

  • Ah bon ? »

 Un soulagement intense le parcourut. Il avait eu peur que cette conversation soit plus que laborieuse.


 « Ce sont tous ces changements, n'est-ce pas ? Vous ne vous sentez plus à l'aise, vous avez l'impression que votre travail n'a plus vraiment de sens…

  • Euh… Oui, à peu près.
  • Bien sûr, bien sûr. »

 L'homme à la barbe la caressa d'une main, l'air pensif, comme s'il cherchait ses mots. L'autre le regardait sans rien dire, n'osant pas déranger sa concentration. Il observa plutôt le costume de son vis-à-vis, admirant comment il était particulièrement seyant, sobre mais élégant. Ses vêtements, en comparaison, étaient ridiculement datés, mais il leur trouvait toujours le même charme. Il ne pouvait s'empêchait toutefois de penser être plus que déplacé, dans ce bureau moderne.


 « Dites-moi, cela fait combien de temps que vous travaillez pour moi ? demanda enfin son patron, sa réflexion terminée.

  • Eh bien… à vrai dire, je ne sais plus exactement. Une éternité, je dirais !
  • Une éternité, c'est cela ! reprit l'autre en claquant des doigts. C'est diablement long, n'est-ce pas ? Et surtout, ça ne nous rajeunit pas ! Ahah. »

 Il fit lui-même un « ahah » poli, ne voyant pas très bien ni l'humour de la chose, ni où il voulait en venir.


 « Au fond, vous êtes un peu comme mon chien. »


 Il ouvrit les yeux comme des soucoupes à cette déclaration.


« Pardon ?

  • Ah, excusez-moi, ce n'était pas clair. Je veux dire, regardez-le. Je ne pouvais décemment plus le laisser à sa tâche de chien de garde. Il a passé l'âge de ce genre de choses. »

 Le canidé releva les yeux, comprenant qu'on parlait de lui, mais reprit bien vite son air morne et mou. Il pensa que le pauvre animal ne paraissait pas particulièrement content de cette décision.


 « Il nous faut être moderne, mon ami ! Moderne ! Fini ce genre de choses, de tout faire à l'ancienne. Nous avons beaucoup trop de retard sur le monde.

  • Mais j'ai toujours cru que…
  • Laissez-moi vous interrompre tout de suite, l'interrompit donc son patron. Vous pensiez que vu que ça marchait très bien comme ça, nous ne devions rien changer ? Que de toute façon, le monde n'avait d'autre choix que de faire affaire à nous, et que nous n'aurions jamais besoin de nous adapter ?
  • Eh bien… euh… oui.
  • Et c'est là l'erreur. Vous ne vous rendez pas compte, mais il y a des centaines d'autres qui seraient prêts à tout pour récupérer notre petite affaire !
  • Vraiment ?
  • Mais oui ! Il me fallait rester compétitif. Et en cela, l'Histoire l'a montré, le seul moyen est l'investissement technologique, et des remaniements radicaux dans la gestion de l'entreprise.
  • Euh…
  • Et puis, regardez-moi ce bureau ! Sans vouloir me vanter, bien qu'on soit là d'être dans la modernité, n'est-ce pas mieux que l'antre archaïque que nous avions avant ? N'est-ce pas plus confortable ?
  • Je… suppose ?
  • Et puis, l'électricité ! Certes, il a fallu payer rubis sur ongle pour enfin avoir le droit d'être raccordé ici, sans parler de tous les travaux en amont – ahah, mais tout de même, n'est-ce pas mieux ? Le progrès, je vous le dis, c'est l'avenir, mon vieux ! »

 Il ne répondit rien, un peu confus par tout ceci. Son patron se rendit compte qu'il s'était un peu emballé et toussota pour reprendre sa contenance. Il continua :


 « Oui, bon, je sais que pour vous, c'est un peu trop. Mais je n'avais pas le choix.

  • Non, je… je pense comprendre l'attrait de la chose, mais c'est surtout pour mon travail…
  • Ah, oui, bien sûr. Votre travail. »

 Son chef se mit bien face à lui, les mains en cloche, l'air grave. Le chien bailla très fort tout en se pourléchant les babines et les regardant d'un air toujours aussi morne. Il s'étira et se dirigea vers la porte fermée d'un pas lourd et mollasson. Son patron reprit :


 « Oui, évidemment, vous êtes un peu désemparé par tout ce qui arrive.

  • C'est ça, exactement.
  • Je comprends tout à fait. Vous savez, vous êtes vraiment le cœur de cette entreprise, n'est-ce pas ? Après tout, vous êtes la source principale de revenus – si si, j'insiste. Sans vous, nous n'en serions jamais arrivés là. C'est grâce à votre travail patient et incessant durant toutes ces années que nous avons désormais… eh bien, tout ceci ! Sauf que maintenant, vous êtes complètement perdu, car tout a changé.
  • Euh, oui…
  • Je saisis parfaitement. Mais… après tout… ne serait-ce pas l'occasion rêvée ?
  • … que voulez-vous dire ?
  • Eh bien… des vacances. Très longues. Prolongées.
  • … est-ce que… je suis viré ?
  • Non, non ! Non, disons que, enfin, comment dire, vous voyez, les bénéfices de l'automatisation, je me disais que nous pourrions mécaniser, avec un système de péage, ne serait-ce pas plus bénéfique ?
  • … que, quoi ?
  • Et pendant qu'on finit de mettre tout ceci en place, avec notre prestataire, vous, vous vous reposez, vous vous ressourcez, hm, et vous revenez et après une petite formation, pourquoi pas, on vous trouve un nouveau poste approprié à votre expérience ?
  • Euh…
  • Ne vous inquiétez pas, ce sera tranquille ! Et tout aussi bien. Mieux même encore ! Qu'est-ce que vous en dites ?
  • Je… il faudrait que j'y réfléchisse, je suppose…
  • Bien sûr ! D'où les vacances. Vous voyez ? J'ai pensé à tout. Tout est sous contrôle ! »

 Son patron s'était levé disant cela, et il se dirigea vers la porte où attendait son chien. Il le caressa distraitement de la main avant de lui ouvrir, et resta planté là à regarder son employé avec un sourire figé. Ce dernier finit par comprendre qu'on le congédiait, et pas de manière très poli. Il sortit à toute vitesse du fauteuil et rejoignit son supérieur à la porte.


 « Ce fut un plaisir de discuter avec vous, mais j'ai vraiment beaucoup de travail. Pourquoi ne pas profiter un peu et vous promener ? Accompagnez le chien, je suis sûr que cela lui fera plaisir.

  • Pourquoi pas, mais en fait, c'était surtout pour le fleuve que…
  • Ne vous inquiétez pas. Tout est sous contrôle.
  • Ah ?
  • Mais oui. Parfaitement. Les joies de la modernité, vous dis-je. Tout est géré comme il le faut, bien mieux que lorsqu'on devait tout faire soi-même. Bon, allez, j'ai vraiment de la paperasse à terminer, alors…
  • Ah, oui pardon. Très bonne journée, Hadés.
  • Mais oui, à vous aussi, Charon. »

 La porte se referma dans un claquement. Charon resta interdit devant pendant un instant avant de hausser les épaules. Tout était sous contrôle, lui avait-on dit… Il fit ce qu'on lui avait ordonné et suivit Cerbère, qui gambadait en tout sens autour de lui ses têtes ne paraissant pas se mettre d'accord sur la marche à suivre. Cela, au moins, n'avait pas changer, pensa-t-il alors qu'il redescendait le long escalier escarpé menant au nouveau bureau de son supérieur. Il considéra un instant le barrage gigantesque qu'il avait fait construire, et qui générait désormais assez d'électricité pour illuminer tous les Enfers sous des lampadaires électriques.


 Une fois arrivé en bas, il suivit le Styx, ou tout du moins ce qu'il en restait : un petit ruisseau ridicule, aisément franchissable par quiconque le souhaitait.


 C'était d'ailleurs pour cela qu'il était allé voir Hadès.


 Les morts ne cessaient de le franchir, repartant vers le monde extérieur, pendant que quelques touristes exploraient les lieux, les flashs de leurs apppareils photos terrifiant les différentes monstruosités infernales qui s'en allaient à toute jambe vers la surface, n'étant plus contenues ni par le Styx, ni par le féroce gardien canin présentement occupé à se rouler dans la poussière.


 C'était un flux d'âmes continu qui s'en retournait vers le monde des vivants, causant, aux dernières nouvelles, une pagaille sans nom.


 Charon haussa les épaules. Hadès avait tout sous contrôle, lui avait-il dit. Et surtout, une chose lui était restée en tête : après tout, il avait bien mérité des vacances, oui…


 Récupérant une pièce au fin fond de sa toge avant de la jeter dans ce qui restait du Styx, il franchit le cours d'eau d'une grande enjambée avant de s'en repartir vers la surface en sifflotant. Il se retourna au bout de quelques pas.


 « Allez, Cerbère, au pied ! »


 Le chien le rejoignit au trot, bondissant par-dessus le flot tranquille du ruisseau.

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