5 - Chicken

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 Je mangeais mes nuggets sans faire attention à leur texture molle horrible ni à leur goût de caoutchouc, pour une fois. J'étais trop concentrée sur ce qui se passait à l'autre bout de la rue pour me focaliser sur du poulet reconstitué qui n'avait de poulet que le nom. J'avais vu un documentaire horrible sur ce qu'on faisait aux poussins à la naissance, la séparation entre les mâles et les femelles, comment ils étaient réduits à rien en moins d'un dixième de seconde, juste parce qu'ils n'étaient pas utiles. J'en frémissais encore. Fort heureusement, on avait arrêté ce genre de pratiques. Maintenant, on créait de la viande dégueulasse en labo, ce qui était mieux pour la morale, mais moins pour les papilles.


 Je croquais un autre nugget. J'observais le va-et-vient des voitures d'un air absent, assise à un vieil arrêt de bus qui n'avait plus lieu d'être depuis des années. Mais ici, on était bien loin du progrès, des automates rutilants du centre-ville, de la brillance et de la propreté. Non, toute la crasse et la saleté devait bien allait quelque part, et c'était dans ces zones en marge qu'elle s'étalait dans toute sa splendeur. Dans ces vieux quartiers aux immeubles datant du siècle dernier qui n'avaient jamais été démolis ou remis aux normes. Tout le monde s'en foutait, même ceux qui vivaient là. Peu importait là où vous viviez lorsque vous n'étiez que de passage dans la réalité de toute façon.


 Je tâtonnais la boîte vide à la recherche d'un dernier nugget avant de la poser à mes côtés, mâchonnant l'ultime morceau dans ma bouche. Ça faisait une plombe que j'étais là. Ça allait finir par se voir. Je tapotais mon vieil implant sur le côté de ma tête, m'assurant qu'aucune caméra des environs n'avait signalé ma présence à quiconque. Mais non, tout était clean. Enfin, façon de parler, pensais-je en regardant l'amoncellement d'ordures sur le trottoir autour de la poubelle. Je me relevais et, par principe, jetais ma boîte sur le tas putride. Pas vraiment de tri ici.


 Je resserrai mon manteau contre moi, me protégeant de la fraîcheur de la nuit autant que possible, et fis mine de partir ailleurs. Je me glissais le long des allées puantes et sombres sans jamais réellement quitter de vue l'immeuble que je guettais avant de me rendre dans une petite ruelle. Assis dans un coin, bavant et yeux révulsés, une gamine de quinze ans était vautré au sol. Je lui filais un vilain coup de pied dans le bide. Elle sursauta et revint à elle, confuse. Elle me fit ce que je présumais être une tentative de sourire séducteur.


 « Salut ma poulette, risqua-t-elle. »


 Je la frappais de nouveau. Elle ricana à moitié.


 « T'as de la chance de plus être flic, j'aurais pu t'attaquer en justice pour ça, déterioration d'une honnête travailleuse, tout ça.

Ta gueule. Il se passe rien, là. T'es sûre de ton coup ?

Ouaip. Je te dis que la gosse est là. Cent pour cent. Ils viennent tard, c'est tout.

T'as intérêt à pas raconter de la merde.

Mais ouais, mais ouais. Allez, laisse-moi bosser. Y en a qui ont un vrai boulot, ici. »


 Elle tapota le côté de son crâne et s'effondra de nouveau.


 Je me retenais difficilement de lui bourrer la tête de coups de chaussures bien sentis. Mais aussi chiante qu'elle soit, elle ne méritait pas un tel traitement. C'était juste une gamine comme une autre, qui se faisait du blé comme elle pouvait. À vendre du temps de cerveau tout en comatant sur Internet, à n'exister qu'à moitié. C'était pas une vie, à mes yeux, mais c'était tout ce qu'elle connaissait.


 Je la laissais là, allongée au milieu d'une ruelle. Elle ne craignait rien, ou plutôt, elle s'en foutait. Mais la probabilité que quelqu'un vienne pour lui faire quoique ce soit était minime. Tout le monde était occupé à faire plus ou moins pareil. Hormis les riches, bien sûr. Et quelques autres.


 J'activais de nouveau mon implant et, par simple requête mentale, je vérifiais que je n'avais rien raté avec les caméras. Normalement, je n'aurais pas dû pouvoir faire ce genre de choses, mais avoir travaillé dans la police avait ses avantages. Et personne ne vérifiait plus rien, de toute façon. Plus personne ne faisait quoique ce soit.


 Enfin, hormis kidnapper des gamines, on aurait dit. Et enquêter de manière très privée et très discrète sur l'enlèvement en question, donc.


 Toute cette affaire puait. La police avait été proprement inefficace, plus qu'à son habitude. On m'avait recruté en véritable dernier recours. C'était la plus jeune des deux mères qui était venue à moi, paniquée. Elle puait tellement le fric et la haute société que je m'étais sentie mal à respirer le même air qu'elle, et que j'avais failli la foutre dehors direct. Mais ses pleurs m'avait touchée, et puis la somme proposée avait fini par sceller mes doutes. En plus de ça, j'avais une réputation à vraiment aller au fond des choses, et là où d'autres préféraient ne pas se risquer. Une réputation qui m'attirait surtout des emmerdes, mais aussi, de temps à autre, le petit job juteux. Souvent, c'était pas très moral, mais j'essayais de laisser ce genre de choses derrière moi.


 Et puis parfois, c'était simple et net : l'enfant de l'un des plus grands esprits scientifiques de ce monde était porté disparue, et il me fallait la retrouver. Pas beaucoup de choses plus vertueuses que ça, hormis aider une grand-mère à traverser le passage piéton pour aller lui chercher son chat coincé dans un arbre. Ou quelque chose comme ça.


 J'avais galéré à retrouver la trace de la gamine. J'avais vite compris que du très haut gratin était placé dans l'histoire. Tout avait été enfoui, dissimulé, caché. On avait arrosé la police avec beaucoup d'argent. Manipulé des données informatiques, effacé des fichiers. Et même les traces que ce genre de choses laissaient, on les avait soigneusement dissimulé. Mais bon, personne n'est parfait, ni les programmes de nettoyage, ni ceux qui les codent. Dans un monde où tout est enregistré, où toutes les informations sur tout et tout le monde sont disponibles pour qui fouine bien, j'avais fini par trouver des bribes. De quoi me lancer sur une piste.


 Résultat, j'étais en train de me geler le cul sous des lampadaires éteints à regarder un vieil immeuble décrépit.


 Mon indic, aussi défoncée qu'elle soit par ses journées à n'être qu'un fantôme d'elle-même, ne me racontait sûrement pas n'importe quoi. Parce que ce bâtiment résidentiel avait trois choses inattendues : une légère surconsommation en électricité par rapport à ce qui était déclaré et payé chaque année par les habitants, une silhouette thermique un peu trop lisse en sous-sol, et surtout, surtout, même si c'était caché derrière une dizaine de sociétés écrans… c'était NexBio, le géant de la biotechologie, qui possédait les lieux.


 Et c'était NexBio qui avait payé le silence des flics.


 Tout du moins, c'était ce que je pensais avoir trouvé. C'était un sacré bordel. En tous les cas, l'immeuble cachait probablement quelque chose. Et mon indic m'avait affirmée une chose : le lendemain de l'enlèvement de la gamine, une camionette de déménagement avait amené un gros colis. Le livreur n'était jamais ressorti du bâtiment, et la camionette était repartie sans elle.


 Et en plus de ça, mon indic était sûre que deux fois déjà, un individu était venu, dans une voiture noire invisible aux caméras. Et elle aurait mis sa main à couper que la personne ressemblait diablement à quelqu'un qui avait théoriquement cessé toute activité avec NexBio depuis des années et qui, curieusement, n'avait plus aucune activité professionnelle depuis tout ce temps, mais avait encore les moyens de se payer un appartement en centre-ville.


 Lorsque j'avais appris ça, j'étais venue presque aussi vite. Visiblement, notre cible venait le soir, et s'en repartait deux ou trois jours plus tard. Puis il revenait, cinq jours plus tard en général.


 Quant à la gamine, cela faisait presque deux mois qu'elle avait disparu.


 J'essayais de comprendre ce que NexBio voulait à cette pauvre fillette. Je n'avais, étonnamment, pas trouvé beaucoup d'informations. Hormis un fait, : l'enfant paraissait extrêmement précoce, mais beaucoup d'enfants de bourges l'étaient. Avoir de l'argent et beaucoup d'aides technologiques pour combler les déficits mentaux et surbooster les capacités intellectuelles, ça avait tendance à compenser. Mais je ne comprenais pas en quoi NexBio pouvait en avoir quelque chose à foutre. S'ils voulaient une gamine, ils pouvaient en kidnapper à tous les coins de rue. Merde, mon indic était amplement disponible, allongée à une centaine ou deux de mètres de là, probablement dans sa propre urine. Pas sûre que ça l'aurait dérangé. Je ne comprenais pas le mobile de NexBio.


 NexBio. Le géant de la biotech. J'osais m'attaquer à ce colosse. Je savais à quel point c'était dangereux, mais…


 Une voiture noire aussi silencieuse que la mort s'arrêta devant la résidence.


 En sortit une femme en costume, qui, sans prêter une quelconque attention aux alentours, entra aussitôt dans l'immeuble.


 C'était ma chance. Temps de faire quelque chose de stupide.


 Je tâtais mon arme et me ruais à sa suite avec toute la discrétion que j'étais capable d'avoir. Je réactivais mon implant et surveillais tout ce que je pouvais, m'assurant qu'aucune IA ne détectait mon comportement sur les caméras, mais rien ne sembla réagir, confirmant ce que je pensais : NexBio avait la main-mise sur la zone et, pour éviter que la police ne se risque dans les environs, avait désactivé le suivi automatique des IA. Pratique.


 Je passais la porte d'entrée et me guidai au bruit des talons hauts de ma cible. Il cessa alors même que je me concentrai pour saisir d'où il venait – dans le couloir à ma droite, et au vieux bruit de mécanique, je compris qu'elle prenait un ascenseur. Je n'hésitais pas une seconde. Je n'avais pas d'équipe, pas vraiment de choix, et je doutais d'avoir une autre occasion de la sorte. Je m'élançais à toute vitesse dans le couloir, ignorant toute subtilité, et dès qu'elle fut en vue, je pointais mon arme sur elle.


 « Pas un geste ! »


 L'interpellée tourna la tête et m'observa sans mot dire dans le couloir mal éclairé. Une sonnerie annonça l'arrivée de l'ascenceur, qui ouvrit ses portes et déversa un torrent de lumière sur la femme en costume. Elle eut un mince sourire.


 « Bonsoir, détective. Je ne vous attendais pas ici. »


 Je ne répondis rien et lui fis signe d'entrer dans l'ascenseur.


 « Faites comme si je n'étais pas là, madame. Je ne voudrais pas vous déranger. »


 J'entrais à sa suite, et je la laissais taper un code sur le panneau de l'ascenseur. Aussitôt, les portes se refermèrent, et je sentis la machine descendre dans les entrailles de la terre. Je tenais mon arme toujours pointée sur elle, prête à la prendre en otage à la moindre surprise.


 Quant à elle, la mère de l'enfant, la deuxième, plus âgée, ne paraissait pas le moins du monde dérangée par l'arme que je pointais sur elle.




 La descente ne dura pas très longtemps. Les portes s'ouvrèrent sur un complexe souterrain. Deux gardes pointèrent immédiatement leurs armes sur moi, mais je m'étais déjà réfugiée derrière celle qui m'accompagnait. Elle leur fit un signe discret, avant d'ajouter :


 « Laissez. La situation est sous contrôle. »


 Elle me guida dans le complexe alors que les gardes reprenaient leur poste sans paraître même se soucier de moi. D'énormes gouttes de sueur glissèrent dans mon dos. J'étais vraiment stupide. J'essayais de comprendre l'impulsion qui m'avait poussée à agir de la sorte. Mon implant me démangeait, et je sentais un début de migraine. Au bout de deux minutes, je poussais un puissant juron. Tout contre moi, mon otage eut un grand sourire.


 « Un problème, détective ?

Non, tout est parfait, murmurai-je entre mes dents. »


 Je n'arrivais pas à croire qu'ils aient les moyens de faire ça. Ni qu'ils aient osé le faire. Si jamais ça se savait… mais j'avais un vieil implant. Très vieux. J'osais espérer que ceux avec des nouveaux implants ne se feraient pas contrôler si facilement. Même si j'avais bien conscience que NexBio était plus ou moins la marque leader du marché de l'implant cérébral. Je ne me faisais guère d'illusions sur le sujet.


 Je maintins la farce jusqu'au bureau de la chercheuse avant de la repousser sans ménagement. Inutile de faire croire un instant qu'elle était mon otage.


 « Vous êtes très perspicace, détective, déclara la femme en talons en remettant son costume en place. Peu auraient compris ce qui venaient de se passer aussi vite.

La ferme. Dites-moi ce que vous voulez.

Oh, de vous, plus rien. Nous voulions vérifier à quel point nos traces étaient couvertes. Vous avez fait un travail remarquable qui nous a permis de clairement identifier les faiblesses de nos dispositifs.

D'accord. Et c'est le moment où vous me tuez ?

Vous tuez ? Non, non. Vous êtes trop utile pour ça, détective. »


 Disant cela, elle s'assit avec une grâce raffinée dans son fauteuil. Elle me fit signe de m'asseoir et, plutôt que de rester debout dans un signe d'immaturité manifeste, je me vautrais dans le siège, dans un signe d'immaturité tout aussi manifeste.


 « Vous ne risquez rien, détective. Comme vous l'avez compris, nous sommes bien au-delà de vos atteintes. Mais je comprends votre frustration. Si vous le souhaitez, je peux répondre à vos questions. Vous vous demandez sûrement ce qui se passe ici.

Je pense hélas avoir compris, répondis-je.

Oh, vraiment ? Racontez-moi donc !

D'abord, confirmez-moi juste que votre femme n'est au courant de rien.

En effet. La pauvre. Elle est mortifiée.

Vous êtes horrible.

Trêve de compliments. Émettez votre théorie.

Votre enfant est une expérience génétique, c'est ça ? »


 La femme haussa un sourcil.


 « Ne faites pas mine d'être surprise. Ça crève les yeux, maintenant que j'y pense. Une sorte de prodige, n'est-ce pas ? Ça explique aussi le manque d'infos à son sujet. Bordel, est-ce vraiment votre enfant ? Non, ne répondez pas. Peu importe la réponse, elle est horrible. »


 Je me frottais les yeux avant de reprendre.


 « Un prodige naturel. Un génie incroyable. C'est ça, hein ? Et maintenant qu'elle est assez mature… vous allez la disséquer, je suppose ? Quoi de mieux qu'un cerveau humain parfait, conditionné par vos petits soins, pour faire des implants cérébraux encore plus perfectionnés, des IA de plus en plus proches de l'humain. Une véritable poule aux œufs d'or, qui va vous fournir je ne sais combien de merveilles, au prix d'un tout petit peu de sang sur vos mains. Rien de choquant pour NexBio, après tout. La routine. »


 Je frémissais de rage. J'étais sûre de moi. Elle me regardait, stoïque.


 « J'ai bon, c'est ça ?

Non, pas tout à fait. »


 Je clignais des yeux.


 « Comment ça ?

Ma fille est encore en vie. En excellente santé, même. Mais je reconnais que vous ne tapez pas très loin. »


 Elle mit ses mains en chapiteau et me lança un regard perçant.


 « Son esprit est incroyable. Son génie, inégalé. C'est un chef-d'œuvre, à tous les points de vue. C'est aussi bien le fruit d'années de travail qu'une chance incroyable. Elle est l'avenir, oui. Suivez-moi. »


 Elle se releva et ressortit de son bureau, sans me laisser trop de choix. Elle continua, parcourant les couloirs sombres en saluant les différents scientifiques travaillant sans relâche dans les différents laboratoires sans cesser de me parler.


 « Vous savez tout aussi bien que moi qu'aujourd'hui, c'est la puissance de calcul qui fait tout. L'esprit humain est une formidable machine. Paradoxalement, nos ordinateurs et nos programmes, aussi perfectionnés soient-ils, ne sont pas aptes à résoudre certains problèmes. Votre capacité à nous retrouver est la preuve de cela. Aucune de nos IA n'a pu prédire votre cheminement. Et c'est pour cela que, comme tant d'autres, nous achetons un peu de temps de cerveau de nos concitoyens. Assez pour traiter les milliards de données qui arrivent chaque jour. Assez pour prédire le futur. Le remodeler. Prévenir les catastrophes. Assurer l'ordre. Maintenir le contrôle. »


 Elle s'arrêta face à une lourde porte en métal. Elle tapa un code avec célérité et cracha dans le lecteur génétique. Elle s'arrêta avant de déverouiller l'entrée, et me regarda avec une fièvre inquiétante.


 « Vous pensiez que comme dans le conte, nous avions éventré notre poule aux œufs d'or pour essayer de nous enrichir au plus vite, détective ? Mais enfin, nous sommes au vingt-et-unième siècle, détective. »


 Elle ouvrit enfin la porte, déclenchant l'allumage automatique. Autour de nous, dans un gigantesque entrepôt, des centaines de caissons de verre s'alignaient les uns derrière les autres, tous habités par la même silhouette, déjà au même âge que l'originale.


 « Nous l'avons clonée, évidemment. »

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