Chapitre XXIII

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Je ne crois plus aux miracles. Je n'y croyais déjà plus à ce moment là. Mais... je ne saurais expliquer ce qu'il s'est produit. Disons que... la vie nous réserve des surprises, une lueur dans les moments les plus sombres.

***

Premier lundi de décembre. Décembre. Déjà. J'aime l'hiver, d'habitude. Cette année, son arrivée m'attriste. Je ne saurais dire si c'est parce que plus rien n'est et ne sera plus jamais comme avant ou parce que c'est mon dernier. Voilà trois semaines que j'ai subit la chimiothérapie, enfin à deux jours près. Ma mère veut reprendre le plus vite possible, mais je suis trop faible d'après les médecins, en plus de mes blessures fraîchement guéris, ils préfèrent attendre encore une semaine au moins. Moi ? Je m'en fous. J'en ai plus rien à faire.

Voilà trois semaines que je vis un cauchemar. Ma mère a vidé ma chambre de toute distraction, elle a fermé à clef la bibliothèque. Je n'ai plus de téléphone. Je ne sors que pour aller à l'église le dimanche et m'occuper des petits vieux de ma ville. Je dois aller chez Mme Sanchez tout à l'heure, elle s'est blessée il y a quelques jours et depuis je passe mes journées chez elle pour faire les corvées et lui prodiguer des soins.

C'est affreux, ma vie est affreusement ennuyeuse. Et je vais mourir. Je ne peux m'empêcher de répéter ses mots en boucle chaque nuit, en cherchant le sommeil. Si seulement j'avais une raison de m'endormir. Après tout, demain n'a rien à m'offrir que de la solitude et du désespoir. Ai-je au moins une raison de vivre ? J'ai l'impression d'être bipolaire. Un jour je suis prête à me battre jusqu'à la mort pour rester debout, et le lendemain je n'ai plus la force de rien. C'est horrible comme sensation. Je suis impuissante face au monde et à moi-même. Impuissante et perdue.

Je descends les escaliers sans précipitation. Je n'ai pas envie d'arriver à la dernière marche. Je vais dans la cuisine, mange ce qu'il y a sur la table sans envie, je n'ai plus faim depuis ces dernières semaines. Une fois que j'ai fini, je sors de la maison pour aller chez Mme Sanchez, mais je n'en ai toujours pas envie. Je prends mon vélo pour y aller plus vite. Je ne voudrais pas qu'elle dise à ma mère que j'ai eu quelques minutes de retard quand elle lui fera son compte rendu.

Il fait beau aujourd'hui, dommage que je ne puisse pas m'en satisfaire. Mon état d'esprit est à l'exacte opposé du temps. J'ai volé une ceinture à mon père, une bien grande, que j'ai caché sous mon matelas, au cas où. J'ai aussi réussi à me faire un bon petit stock de médicaments. L'autre jour, j'ai vérifié s'il y avait des produits dangereux sous l'évier. Et ma mère est trop confiante pour cacher tous les couteaux de la maison. Mais j'ai croisé mon père l'autre soir. Il m'a observé attentivement, je n'ai rien exprimé, pas un sourire ni un froncement de sourcil. J'ai l'impression qu'il se doute de quelque chose. Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Je suppose que c'est en attendant, ou au cas où je toucherais vraiment le fond. Je ne ressens pas le besoin de me suicider, je ne sais même pas s'il vaut mieux tomber en avant ou en arrière par la fenêtre. J'ai juste besoin d'une sortie de secours. J'ai besoin de contrôler quelque chose. Non. Le besoin est vital. Le Pasteur Daniel me l'a assez répété ces derniers temps. Je me sens obligé d'avoir le contrôle sur quelque chose. Mais, même si de son point de vu j'ai besoin de manger par exemple, je ne le ressens pas. Je ne ressens plus rien à dire vrai.

Je me sens seule. Je me sens vide. Je me sens morte. Autant dire que je le suis déjà. Quand je rentre le soir, je ne me force plus à sourire. Je ne parle que rarement. Et ma mère est contente. Ma mère est contente que je sois une coquille vide. D'ailleurs elle est au courant qu'il ne me reste que quelques mois. Merci docteur Montcuq. Mais je sais qu'elle le savait déjà, par ''la balance''. C'est aussi pour ça qu'elle veut me bombarder de chimio, elle pense que ça va m'aider. On voit ce que ça a donné la dernière fois. Mais avec la guerre administrative entre mes deux oncologues, je suis sûre d'être tranquille pour plusieurs semaines encore... du moins je l'espère.

Arrivée chez Mme Sanchez, la journée est à la fois très rapide et très longue. C'est impossible à décrire. Les corvées sont petites, mais nombreuses et difficiles. Je dois faire le thé à une température parfaite, le servir et nettoyer les toilettes à toute vitesse. Entre temps, je dois l'aider pour le moindre besoin. Je dois vérifier que les gouttières ne sont pas obstruées. Lui faire tous ses repas. Faire la vaisselle. Masser ses pieds quand elle souffre et aussi son dos puisqu'elle s'y est blessée. Nourrir le chien. ''Ranger'' son jardin de 700 mètres carré des feuilles mortes et tondre la pelouse une fois par semaine. Sortir le chien dans le jardin et nettoyer ses besoins derrière lui. Déblayer le chemin devant sa porte juste dans sa rue en cas de neige, ce qui n'arrivera pas avant un moment. Lui faire sa toilette le soir entre dix-huit heure trente et dix-neuf heure quand elle n'y arrive pas seule. Lui donner ses médicaments matin, midi et soir. Régler le chauffage toutes les deux heures. À neuf heure c'est 21° ; à onze heure c'est 19,5° ; à treize heure trente c'est 18° ; à seize heure c'est 16° ; à dix-huit heure juste avant la fin de sa sieste c'est 19° ; et à dix-neuf heure trente juste avant que je ne parte c'est 20°.

Elle est vieille, elle fêtera ses quatre-vingt-dix-sept ans à la fin du printemps. Il faut que la température de sa maison soit parfaite avec sa fragilité. Chaque hiver, elle est très malade, mais elle tient le coup. Tout le monde est au petit soin avec elle. Durant les hivers les plus rudes, les gens se relayent pour s'occuper d'elle. Cette année, ma mère a décrété que puisque je n'allais plus à l'école ce serait à moi de le faire. Elle a fait passer le mot, je suis toute seule cette fois. Et si elle meurt, peu importe la cause, ma mère fera en sorte que j'en sois tenue pour responsable, de quoi me motiver d'après elle.

Les journées défilent comme dans un rêve. Je suis là sans y être. Comme si tout n'était qu'une illusion. Un jour comme un autre créé de toutes pièces par mon cerveau malade. Peut être est-ce le cas. Peut être n'ai-je pas tenue la longueur face à toute cette tension, les médicaments, la chimio, mon corps aurait lâché, laissant mon esprit inventer une suite à l'histoire. J'ai du mal à croire. En tout, en rien. La réalité n'est plus la même qu'avant, plus dans mon esprit. C'est étrange. Je ne me sens plus capable de rien, et pourtant je fais la même chose qu'avant que tout ne change.

Il est presque dix-huit heure trente. C'est bientôt l'heure du bain de Mme Sanchez. Elle est fatiguée, ça se voit. Elle essaie de lire un livre. Ses yeux sont plissés derrière ses toutes petites lunettes je m'approche de son fauteuil et m'accroupis à coté d'elle en posant ma main sur son avant-bras, le plus délicatement possible.

- Madame, c'est l'heure de votre bain.

- Une seconde. Je lis.

Les caractères sont énormes. Mais elle n'y arrive pas. Elle ferme brusquement le livre sans mettre de marque page et le jette presque sur le guéridon à sa droite. Elle enlève ses lunettes et se frotte le visage. Elle souffle.

- C'est moche de vieillir. Tu n'imagines pas ce que ça fait. Tu te rends compte ? J'aurais bientôt un siècle ! Et regarde à quoi je ressemble. Je ne ressemble à rien. Je n'arrive plus à me débrouiller seule, à me faire à manger ou promener mon chien. Je n'arrive même pas à lire se fichu bouquin.

- Je pourrais vous le lire demain si vous voulez.

Elle gigote la main, comme pour m'éloigner.

- Non. Je veux faire quelque chose par moi-même, comme avant. Si tu m'avais vu autrefois. J'étais si belle à ton âge ! Je dansait, je chantais... c'est si loin maintenant. Je donnerais n'importe quoi pour retrouver ne serait-ce qu'un tiers de mon énergie d'antan.

Elle me sourit tristement.

- Je ne devrais pas te dire ça. Toi tu n'auras pas la chance que j'ai eu. Mais tu sais, avoir mon âge n'est pas très agréable.

- Madame, je serais ravie d'en parler demain si vous le voulez, mais il est l'heure de prendre votre bain.

Elle fait non de la tête.

- Pas ce soir. Je suis trop fatiguée. Parlons plutôt.

- Mais... madame...

- Que se passe-t-il chez toi ?

Mon souffle se coupe sous sa question. Est-ce un test de ma mère pour savoir si je suis muette comme une tombe ou infidèle ? Ou peut être est-ce une vraie question, de la sympathie que n'importe quel individu normal pourrait poser. Elle sourit.

- Ne t'en fais pas, je n'ai pas de micro sur moi. Il n'y a pas de caméras cachées.

Instantanément, je me mets à fouiller la pièce du regard. Elle rit doucement.

- Je ne fais que m'inquiéter pour une jeune fille dans la détresse, ce que tout le monde devrait faire dans cette fichu ville. Mais tu sais, il s'en est passé des choses ici. Plus personne n'ose intervenir. Particulièrement dans ta famille.

Le sujet sur lequel elle m'amène commence à m'intriguer.

- Vous parlez de la mort de ma tante ?

Elle fait les gros yeux.

- Alors tu es au courant pour Damna ?

- Oui, mon père l'a évoqué quelques fois quand j'étais petite.

- Sa mort a été une tragédie pour ta famille. C'était une gentille fille. La pauvre.

- Vous l'avez connu ?

- Bien sûr ! Elle venait souvent avec Lokian me rendre visite quand elle allait voir ton père.

Lokian ? Pourquoi ? Son père aurait accepté ça ? Ah oui, bien sûr, c'était sa sœur après tout.

- Lokian était proche d'elle ?

- C'est peu dire. Ils avaient l'un pour l'autre un amour inconditionnel. J'ai rarement vu deux personnes aussi fusionnelles.

C'est vrai qu'il m'avait dit de demander à mon père de parler d'elle. Je comprends mieux pourquoi. Je lui souris.

- J'aurais aimé la connaître.

- Et crois-moi quand je te dis qu'elle aurait voulu elle aussi. Quand elle a appris ton arrivée, elle était si heureuse ! Elle en parlait à tout le monde. Elle avait hâte de te rencontrer.

- Et... elle était comment ?

- Ça, tu devrais demander à ton père. Il est le mieux placé pour te renseigner.

Je recule instinctivement. Elle vient de me retirer ce moment de joie. Je hausse les épaules.

- Je ne lui parle plus vraiment ces derniers temps. Petits problèmes relationnels.

- C'est bien dommage. Mais ça ne m'étonne pas. Depuis que tu es ici je vois dans quel état tu es. Il y a encore quelques mois tu étais ravie de venir servir les petites gents dans le besoin. Aujourd'hui tu... ne brilles plus.

Je baisse les yeux. Elle pose sa main sur mon épaule.

- Il y a une lueur en toi, la même que Damna, qui ne scintille plus. Tu as des problèmes.

- Rien de très palpitant. (je hausse les épaules et affiche un faux sourire désolé) Je vais mourir. C'est tout.

- Tu savais déjà que tu allais mourir le mois dernier, mais à l'église tu n'étais pas triste.

Je suis triste ? Peut être, je ne sais plus.

Elle s'enfonce dans son siège et soupire. Elle hausse les épaules. Elle me fait mal au cœur. Son corps est tassé dans ce fauteuil, autrefois jaune, toute la journée. Ses yeux bleus trop loin dans leur orbite ont presque disparus. Ses mains sont à l'image de ses pieds : déformés par le temps et l'usure. Elle a des pétéchies sur les mains et la racine de ses cheveux blancs et courts. Ses dents ne sont même plus authentiques. Elle frotte son visage chiffonné et lève ses petits yeux vers moi.

- Si tu veux tant connaître Damna, tu devrais demander directement à Lokian.

Mon cœur rate un battement. La douleur doit se voir sur mon visage, puisqu'elle insiste. Mais je ne comprends pas tout de suite la manœuvre.

- Il se trouve qu'il t'attend. Enfin il attend mon feu vert, pour être plus précise.

Je ne sais pas quoi répondre à ça.

- Que... comment... comment vous...

- Je l'ai vu.

Mes poumons se vident d'un coup. Je suis plus légère d'une tonne d'un coup. J'en ai les larmes aux yeux.

- Vous l'avez vu ?

- Oui, il m'a tout expliqué. Je le connais depuis sa naissance, je n'allais pas croire les mensonges de Mornefia. Je suis vieille, pas stupide.

- Il va bien ?

- Il va bien. Il est encore un peu amoché mais il tient debout. Il se porte bien mieux que moi.

- Mais... comment ?

- Il a su que tu venais t'occuper de moi tous les jours, par Royd je suppose. Il est venu tard un soir, après que tu sois partie. Il m'a demandé de te faire passer un message. Il m'a aussi demandé un service.

- Quoi, quel service ?

- Il veut que je te fasse punir, pour au moins trois jours.

Quoi ? Je n'y comprends rien.

- Pourquoi il ferait ça ?

- J'y viens, j'y viens. Il veut que tu ais un alibi. Il faut que tu sois enfermée dans ta chambre pour au moins trois jours. Il viendra te chercher quand Mornefia sera sortie, puis il te ramènera à temps avant la fin de ta punition. ''Un moment de répit'' a-t-il dit.

Il va venir me chercher. Lokian va venir me chercher. Il n'a pas abandonné. Il ne m'a pas abandonné. Lokian... Je secoue la tête.

- Non. Je ne peux pas faire ça. Il a un casier. Si ma mère s'en rend compte...

- Ta mère ne se doutera de rien. Elle est persuadée que le monde est à ses pieds. Elle n'imaginera pas une seconde que tu défieras son autorité.

- C'est trop risqué pour lui.

Je me lève, sur le point de vérifier le compteur du chauffage. Mais elle me retient par le bras. Ses yeux sont remplis de détermination.

- Numidia. Tu approches de la fin. Voilà plus de dix ans que tout le monde attend ma mort au moindre rhume. J'ai vécu plus que je ne devais. Je n'attends même plus la mort. Vivre comme ça, ce n'est pas vivre. J'ai soixante-neuf ans de plus que toi. Et pourtant je suis persuadée qu'avec la chance que nous avons je vais te survivre. Ne gâche pas tes derniers mois à t'occuper d'une vieille sur le retour pour faire plaisir à une femme qui ne t'a jamais exprimé son amour. Arrête de vivre pour les autres. Vis pour toi. Si tu ne veux pas le faire pour toi, fais-le pour ceux qui ne peuvent plus ou qui ne pourront jamais.

Sa poigne se serre au rythme de son discours. Mais elle ne me fait pas mal, ce n'est que de l'ardeur.

Je suis pleine de doutes. Je ne sais pas quoi faire, mais une chose est certaine : Lokian va bien, et il m'attend. Il ne va pas m'emmener loin d'ici pour toujours, juste un répit de trois jours. Un répit. Elle n'en saura rien. Elle n'en saura jamais rien. Je regarde Mme Sanchez dans les yeux.

- J'ai jusqu'à quand pour vous donner ma réponse ?

- Demain sera le mieux.

***

Je tourne en rond comme un fauve en cage. Qu'est-ce que je fais ? J'aurais bien fait un tableau des pour et des contre mais je n'ai plus de quoi écrire. Je dois le faire dans ma tête. Pour : J'en ai envie. Contre : je dois m'occuper de Mme Sanchez. Pour : j'en ai besoin, psychologiquement parlant seulement. Contre : les deux pour ne sont pas de vraies raisons. Pour : Lokian. Contre : Ma mère. Contre : c'est peut être un piège. Contre : ce n'est pas moral de mentir. Contre : il il a des risques. Les contre l'emportent. Je ne peux pas y aller. Je me laisse jusqu'à demain pour compter encore.

Ma mère m'appelle. C'est l'heure de manger. Je descends en cachant le plus possible ma confusion. J'essaie d'être le plus neutre possible, comme d'habitude. À table, les yeux de mon père s'attardent trop longtemps sur moi : il se doute de quelque chose. Contre : il risque de me trahir encore. Je me force à manger, mais pas passivement comme chaque soir depuis trois semaines. Je me force parce que j'ai une boule au ventre, jusque dans la gorge.

- Alors, tu t'es bien occupé de madame Sanchez aujourd'hui ?

- Oui.

Ma mère se penche et tend son oreille avec son index et son majeur.

- Oui, maman.

- Tu as intérêt. Si j'apprends que tu ne fais pas bien ton devoir envers elle, je t'enferme pendant une semaine.

Pour : elle semble vouloir m'éviter le plus possible. Mon père intervient.

- Une semaine sans sortir ?

- C'est ma fille. Je l'élève comme bon me semble.

- Une semaine sans nourriture ?

- Si elle s'amuse à me provoquer, ce sera mérité.

- Mornefia...

- Non Royd. Elle est indisciplinée. (elle me regarde) Et je ne veux pas la voir de la semaine en cas de punition.

Pour : elle ne peut plus me voir en peinture. Nous continuons le repas dans le silence.

En montant dans ma chambre pour me coucher, je croise mon père dans le couloir. Il m'attrape en plein vol et me pose dans son bureau. Il nous enferme tous les deux. Contre : il est inquiétant et sûrement dans le coup. Il me plaque contre le mur et me fait signe de ne rien dire. Il chuchote.

- Ta mère est sous la douche. Dis-moi ce qu'il se passe.

- Rien qui ne te concerne.

- Numidia.

- Comment être sûre que tu ne vas pas tout lui répéter ? S'il y a quelque chose à répéter, bien évidemment.

Il baisse les bras, il en a marre. Il n'est pas le seul.

- Encore cette histoire avec Lokian ?

- Tu dis ça comme si c'était anodin.

- C'est loin d'être anodin à mes yeux.

- Alors pourquoi ça t'étonne tant que je ne te fasse plus confiance ?

- Ça n'a rien à voir.

- Rien à voir ? Tu plaisantes j'espère ? Tu nous as trahis.

- Je n'avais pas le choix.

- On a toujours le choix.

Il recule. Il intériorise, mais quoi ? Il revient à la charge.

- D'accord, tu veux connaître mes options ? C'était soit lui, soit toi.

Quoi ? Il tire sur le col de sa chemise si fort qu'il fait sauter un bouton.

- Elle savait déjà que tu étais au chalet. Lokian l'avait prévenu que rien ne vous en empêcherait. Mais une fois là-bas, elle a perdu son sang-froid. Elle a menacé de t'envoyer dans un centre spécialisé pour t'exiler. Elle était prête à tout pour t'enchaîner. Je lui ai demandé de ne rien faire, et on a eu un accord.

- Quel accord ?

Ma voix est dure et froide comme de la pierre.

- Si je trouvais un point de pression sur Lokian, elle te laissait tranquille. Alors j'ai... j'ai sorti son casier judiciaire.

- On n'a pas accès au casier de quelqu'un aussi facilement.

- Les techniciens à mon travail...

Ces foutus techniciens informatique ! Ils ne font jamais leur travail eux aussi !? Le lève les mains et hausse les épaules.

- Et alors ? En quoi ça aurait été grave que je parte dans un centre spécialisé ? Ça aurait pu m'aider. J'ai un cancer incurable je te rappel. D'ailleurs j'aurais préféré ça à ce que vous avez fait à Lokian.

- Non Numidia. Je ne parle pas d'un centre pour cancéreux, je parle d'un centre spécialisé dans les troubles mentaux. Elle voulait t'envoyer chez les fous !

Un asile ? Elle voulait m'enfermer dans un hôpital psychiatrique. Je n'y crois pas. Je la déteste. Je secoue la tête.

- Ça d'accord. Mais c'était vraiment nécessaire qu'elle vienne jusqu'à la gare pour m'humilier ? Et pourquoi tu voulais me prendre mon téléphone ?

- C'était l'une des conditions pour que tu n'y ailles pas, et elle aurait dit à la police d'aller le chercher à la gare sinon. Et pour ton téléphone c'est parce qu'elle voulait fouiller ta chambre. Je comptais le cacher dans mon bureau en attendant et te le rendre après, pour te protéger.

Je me détourne de mon père. Tout ça pour ça. Tant de douleur, de honte, de torture psychologique, juste pour que je ne finisse pas dans un asile. Je la hais. Dieu que je la hais ! Je me tire les cheveux à la racine en fulminant, je respire fort, vite. J'ai du mal à contenir ma rage. Pourquoi fait-elle autant de mal ?

***

J'arrive tôt chez Mme Sanchez. Je n'ai presque pas dormi cette nuit. Trop de révélations d'un coup. Hier soir je n'ai rien dit à mon père, je n'arrive pas à lui faire confiance, pas encore. Je n'ai presque pas mangé ce matin. Je toque à la porte et ouvre en même temps. Mme Sanchez est déjà dans son fauteuil. À croire qu'elle y a passé la nuit. Elle ne tourne même pas la tête pour me regarder, elle sait que c'est moi. Je me plante devant elle, déterminée.

- J'accepte.

Elle ne me répond que par un sourire sournois. Une sournoiserie positive.

Il commence à se faire tard. Mme Sanchez vient de me demander son téléphone fixe pour appeler ma mère. Elle me fait signe me m'asseoir près d'elle. Elle est fatiguée. Je culpabilise de profiter de sa gentillesse. Mais c'est trop. Ça devient trop gros pour moi. Il faut que je parte, au moins pour une journée. Il faut que je parte. Pour respirer correctement. Pour dormir paisiblement. Pour me sentir comme avant. Pas l'avant lointain, l'avant récent, celui qui est encore chaud dans ma tête. Je veux me sentir bien. Il n'y a pas mieux que Lokian pour me sentir bien.

Elle cherche le numéro dans le répertoire du téléphone fixe avec ses lunettes. Elle râle et fini par me le tendre pour que je cherche à sa place.

Mornefia LEROI

Ok, c'est la dernière ligne droite. Je peux encore reculer. Je ne dois pas reculer, hors de question. Ce n'est pas comme si ce que je suis sur le point de faire était irréversible... non ? Je lui rends le téléphone.

- Maintenant écoute-moi bien attentivement. Ce que je vais faire, je ne pourrais pas revenir sur ce que je vais dire. Alors il faut que tu sois sûre de toi. Je ne veux pas que tu passes les jours que je te donne enfermés dans ta chambre.

- Je suis sûre.

Je réponds sans m'en rendre compte. Ce n'est plus moi, c'est mon état d'esprit qui parle. Elle hoche la tête.

- Maintenant il faut que nous ayons la même version. Et ça risque d'être compliqué. Tout le monde sait que tu es incapable de mentir.

Elle tend les mains vers moi.

- Aller, raconte-moi ce qu'il s'est passé.

Là, tout de suite ? Mes yeux s'arrondissent et se baladent dans le petit salon sombre de ma sauveuse. Je m'engage à l'aveugle.

- J'ai mal fait... la lessive et... votre chien à fait pipi sur la moquette.

Elle me fixe de longues secondes puis hausse les épaules.

- C'est tout ?

- Euh... je crois.

Elle se frotte le visage en souriant.

- C'est pas gagné... je savais que tu étais honnête, mais bon sang tu passes beaucoup trop de temps aux confessions ma petite. Tu ne mens jamais à tes parents, à ton âge ?

- Je n'en vois pas l'intérêt. Je n'ai rien à cacher. Et puis il ne m'arrive rien en général.

- Eh bien heureusement que tu n'es pas née en temps de guerre. Tu aurais fait couler tout le pays.

Elle rit de sa blague et me donne des conseils en tromperies.

Nous sommes enfin tombées d'accord. J'ai mal réglé le chauffage, je n'ai pas sorti ni nourri le chien et j'ai traité Mme Sanchez de ''vieille peau aux portes de la mort'' après lui avoir dit que ''de toute façon cette maison n'est plus très fraîche'' et qu'il ''faudrait penser à ouvrir les fenêtres avec cette odeur de vieux croûton''. Je suis horrifié par les termes employés, mais Mme Sanchez dit qu'il faut que ce soit percutant pour être sûr qu'elle ne viendra pas me rendre de visites pendant mon exil. Et elle a ajouté « Il faut bien avouer que ça ne sent pas la rose ici, je ne m'en rends compte que quand je reviens de l'église ».

Ma mère arrive en ce moment même. Mme Sanchez veut que je fasse la vaisselle pendant qu'elle lui parlera de mon comportement inapproprié. Je suis dans la cuisine à sortir de quoi laver de la vaisselle propre, à défaut d'en avoir de la sale. Je mets tout dans l'évier. Une fois chose faites, j'attends l'arrivée de ma mère presque avec impatience. Je sors le morceau de papier de ma poche. « Voilà le numéro à appeler quand je demanderai à ta mère d'aller au marché faire mes courses. Tu n'auras pas beaucoup de temps alors il faudra faire vite. Et n'oublie pas : ton cancer n'est pas une fatalité, pas dans le sens que tu imagines ». En effet, sans mon cancer je serais passée à coté de quelque chose. De beaucoup de choses en fait. De belles choses.

La porte s'ouvre sans coup pour prévenir d'une entrée. J'allume l'eau dans la seconde et frotte les ustensiles dans l'eau chaude.

- Numidia, tu vas t'expliquer sans attendre !

- Attendez, madame. C'est moi qui vais m'expliquer avec vous.

Ma mère est dans mon dos, mais je sens déjà ses murs de fierté tomber un à un. J'ai presque envie d'en rire. Je l'entends s'asseoir. Et se racler la gorge.

- Madame Sanchez. Je ne sais pas ce que ma fille a eu l'audace de vous faire subir, mais croyez-moi quand je vous dis qu'elle sera puni à la hauteur de son impétuosité.

- Votre fille a fait preuve d'hardiesse, en effet.

Elle commence à énumérer mes ''bêtises''. Chacune arrache un souffle de honte à ma mère. J'aurais presque aimé les faire pour de vrai, juste pour savourer un peu plus l'instant. Elle va être folle de rage ce soir, et tout le reste de la semaine, pendant que je serais loin à profiter de son absence.

À la fin des citations, ma mère se lève.

- Numidia. Tu prends tes affaires. On s'en va.

- Une minute, madame Leroi.

Mme Sanchez se lève de son fauteuil, chose qui arrive très rarement. Pour sortir de chez elle, elle a besoin d'un fauteuil roulant, c'est dire. Elle sourit.

- Et en ce qui me concerne ?

- Comment madame ?

- Et oui. Votre fille m'a manqué de respect, c'est une chose. Mais qu'allez-vous faire pour le reste.

- Le reste ?

- Oui, sa punition pour commencer.

- Elle sera enfermé dans sa chambre jusqu'à demain soir. Au moins, elle pourra revenir vous aidez au plus vite.

Non ! Ce n'est pas ce que je veux ! D'habitude elle ne lésine pas sur les punitions !

- Au diable son aide. Je préfère autant me débrouiller seule quelques jours et savoir qu'elle retiendra la leçon pour son retour que de la revoir toute fraîche après seulement vingt-quatre heures de punitions ! Vous savez, je suis de l'ancienne école. Au bon vieux temps, on savait comment mater les jeunes.

- Alors que suggérez-vous.

- Enfermez-là jusqu'à dimanche. Elle tournera en rond dans son bocal. Et en sortant, elle aura l'occasion de se confesser sur ses actes.

- Vous êtes sûr de ne pas vouloir la revoir avant dimanche ?

- Sûre, et certaine. Vous n'aurez qu'à me faire mes courses.

- Qu... moi ?

- Oui ! Qui mieux que vous, ma chère Mornefia ? Pour réparer la faute de votre propre enfant ? Et puis vous n'avez pas de travail que je sache...

- Non, effectivement, je suis femme au foyer...

- Formidable ! Et bien faisons comme ça ! Demain matin vous me ramenez mes courses. Numidia a fait une petite liste déjà, elle est sur le frigidaire. Disons dans la matinée vers... dix heure ? Mais attention, soyez à l'heure. Ne faites pas comme votre fille.

- Oui.. bien sûr. Je... ferai cela.

- Alors bonne soirée, madame.

Je n'ai pas eu le temps de respirer. Mme Sanchez aurait pu être avocate, ma parole. Elle a retourné ma mère en un claquement de doigts. Enfin, elle a un avantage, ma mère respecte beaucoup ''les anciens'', comme elle dit. Mme Sanchez est l'ancienne de la ville, elle ne peut rien dire face à elle.

Nous faisons volte-face pour sortir, mais notre ancienne n'a pas fini son numéro apparemment.

- Au fait, Mornefia.

- Ma mère se retourne.

- Vous êtes une adepte des châtiments corporels, je me trompe ?

- Quoi ? Non... je... j'ai...

- Oh non, je ne vous juge pas. Moi-même je suis pour. Mais avouez que ce n'est pas très malin d'estropier une jeune fille qui peut s'avérer si utile. Mal élevée dans ses mauvais jours, certes, mais utile tout de même.

- Oui. C'est une façon de voir les choses.

Elle approche avec sa canne.

- N'abîmez pas trop Numidia. Même dans le couloir de la mort, il reste de quoi faire, regardez-moi par exemple. Tout le monde s'obstine à me garder en vie. Mais pourquoi ? Alors que je suis moins utile qu'une cancéreuse de dix-sept ans.

Elle tend le menton, la bouche entre-ouverte, attendant une réponse constructive qu'elle sait ne jamais obtenir. Elle fait demi-tour pour se rasseoir dans son fauteuil noircit par le temps.

- Bonne nuit, mesdames.

Ma mère me tire dehors. Dans la voiture, j'attends ma correction, même arrivée à la maison. Mais elle n'ouvre pas une seule fois la bouche. Elle ne dit rien. Elle ne fait rien, sauf quand elle claque des doigts en direction de ma chambre pour que j'aille m'enfermer dans ma chambre jusqu'à dimanche.

… ou pas.

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