Chapitre XVIII

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De loin la meilleure soirée de ma vie. Et je me disais qu'il y en aurait d'autres. Si je continuais de rester avec eux, sans me soucier du reste. Que ma maladie pouvait attendre. Que ma vie pouvais attendre... que ma mère pouvait attendre. Parce que je n'avais pas une seconde pensé à mon retour. J'avais tout prévu, sauf ça. Mais j'avais encore quelques bons moment à passer avant le moment fatidique.

***

Nous attendons à la gare avec Heinesy et Learth. Les autres sont resté au chalet. Heinesy m'a demandé la permission pour nous accompagner, c'était mignon, et les autres n'ont pas posé de questions. Ils doivent se douter de quelque chose. Heinesy s'impatiente.

- Mais putain, qu'est-ce qu'il fout le train ?

- Il ne devrait plus tarder.

- C'est incroyable, t'as aucune patience. Il va arriver ton joujou.

- Je t'emmerde, ma caille.

Learth rit en faisant tomber les cendre de sa cigarette. Heinesy, elle, en est à sa quatrième.

Le train arrive enfin. Heinesy fait tomber sa cigarette et l'écrase sous sa semelle compensée. Je la vois même remettre ses cheveux. Elle qui est si coulante d'habitude. Lokian lui a vraiment fait de l'effet. D'ailleurs il descend du train. Il me voit et se jette sur moi pour me prendre dans ses bras.

- Ma Numidia ! Alors, cool les vacances ?

- Très cool. Merci Lokian.

Il me lâche et m'embrasse sur le front. Puis il lève les yeux derrière moi et rit d'amusement quand il voit Heinesy. Il approche doucement, les mains dans les poches avec timidité. Il baisse la tête en levant les yeux vers elle et dit d'une voix serrée :

- Excusez-moi madame, mais vous êtes très jolie. Vous m'intimidez beaucoup vous savez...

Elle lui met une tape sur l'épaule et rit, nerveuse.

- Arrête ton char. Je suis là, tu devrais déjà te satisfaire de ça.

Mais il ne sort pas de son jeu. Il s'approche.

- Je peux avoir votre numéro s'il vous plaît ?

Elle rigole et part très vite en direction du parking. Là, Lokian réagit et l'attrape en plein vol en disant « Hep hep hep ! » et la faisant pivoter dans sa direction. Learth me tire par le bras.

- On va leur laisser de l'intimité.

- Tu es sûr ?

- De toute façon, Heine sait où on est garé. Ils nous rejoindrons après.

Et nous allons sur le parking.

Une fois arrivée à la voiture, j'hésite à me mettre à l'avant. Lokian et Heinesy voudrons peut être se mettre à coté, pour se câliner, se bécoter, comme les adolescents en couple. Learth se met à la place conducteur et ouvre la portière coté passager pour moi. J'y vais donc. Je m'affale dans le siège et pense au nouveau couple.

- C'est idiot d'être parti pour leur laisser de l'intimité.

Learth, sur le point d'allumer une énième cigarette, me regarde de façon appuyé.

- Ils sont dans une gare bondée. Les gens circulent sans la moindre gêne et hâtivement, il n'y a pas moins intime comme endroit.

Learth sourit et retire sa cigarette éteinte d'entre ses lèvres.

- Si, y'a les piscines municipales. En plus c'est dégueulasse. Entres les hémorroïdes du vieux crado qui remet son moule-bite à sa place toutes les cinq secondes, la meuf qui a la ficelle de son tampon imbibée de sang qui dépasse de son maillot, le gosse avec des poux, celui qui se lave pas et celui qui a des verrues plantaires... Et la gamine qui a perdu son pansement que tu as avalé en embrassant l'élu de ton cœur.

Mon visage s'affaisse à chaque détail. Learth est amusé par ma réaction. Je regarde dans le vide, à travers le pare-brise et hausse les épaules.

- D'accord, il y a moins intimiste. Mais bon, tu as compris le message.

- Absolument.

Il allume enfin sa cigarette et démarre le moteur en voyant Lokian et Heinesy sortir de la gare. Elle le pousse un peu mais il se rapproche et passe son bras sur ses épaules en souriant. Elle baisse les yeux, honteuse. C'est fou qu'elle ait honte de ce qu'elle ressent. Je ne comprends pas.

Heinesy rentre dans la voiture, pivoine, et Lokian ouvre le coffre pour mettre son sac dedans et monte à l'arrière de la voiture. Je regarde autour de moi. Il n'est pas là ?

- Où est Grougy ?

- Je l'ai laissé chez un pote. Je voulais pas qu'il salope la baraque de Nesta.

- Dommage, on se serait bien marré.

Sur ses mots, Learth enclenche la première et roule.

- Vous avez pas encore fait vos devoirs ?

- Non, on était trop occupé à s'amuser. répond Nesta à Lokian.

- Du coup on bombarde. ajoute Ekin.

- Vous, vous bombardez, moi je m'en fous. précise Mano.

Lokian se tourne vers moi, un sourire malicieux.

- Toi non plus ?

- Ne me regarde pas comme ça. J'ai du m'adapter à beaucoup de nouvelles choses. En plus j'avais complètement oublié.

Ici, nous sommes totalement hors du temps. Comme si, au-delà de ces montagnes, le monde s'était arrêté. Lokian me soulève et grogne de joie.

- Ma petite Numidia qui devient une délinquante ! Je suis tellement fier ! Mais fais gaffe, Morne-foutre risque de te balancer de l'eau bénite au visage.

- Morne-foutre, sympa pour ta tante. ajoute Heinesy.

- C'est pas ma tante.

Lokian n'a jamais supporté l'affiliation qu'il a avec ma mère. Pour lui, elle n'est rien. Quand j'étais petite, il m'a même dit « De toute façon c'est pas ta mère, c'est un monstre ». J'ai eu beaucoup de mal à dormir pendant longtemps après ça.

- Si vous voulez aller plus vite, je peux aider pour l'anglais et le français. Pour le reste, j'ai toujours été une merde.

- Vas-y, je te kidnappe, je suis nulle en anglais ! dit Hely à Lokian.

Ok.

Près d'une heure s'est écoulée, et le groupe s'est divisé en plusieurs : il y a Ekin et Hely avec Lokian pour l'anglais, Heinesy, Nesta, Learth et moi pour la philosophie et Mano se promène entre les groupes et part fumer de temps en temps. Heinesy s'énerve.

- Mais c'est pas croyable ! Ça fait deux ans que je fais de la philo et j'y comprends toujours rien ! Je suis sûre que je vais encore redoubler avec cette merde !

- Halala, les amateurs. se flatte Learth.

- Ça fait deux ans que tu en fais ? je lui demande.

- Ouais, ma mère m'a payé des cours à domicile quand j'ai redoublé. Elle a vu venir la philo de très loin, du coup j'en fais depuis ma deuxième année de Seconde. Et putain, quelle perte de temps.

- C'est parce que t'as un QI de moule.

Heinesy se jette sur Learth et lui fait un savon sur la tête en l'étranglant à moitié.

- Sale jeune con ! T'aurais même pas dû redoubler avec tes notes !

Avec ses notes ? Alors Learth aurait de bons résultats ? Il cache bien son jeu. Mais pourquoi a-t-il raté son bac s'il fait parti de l'excellence ? Enfin, je dis ''l'excellence'', mais peut être qu'il est juste au-dessus de la moyenne de la classe. Mais c'est vrai que notre note de philosophie en dit long... J'ai tendance à mal le juger. Une mauvaise habitude que je m'efforce de contrôler.

Nous avons fait des roulements, j'ai fait un peu d'anglais avec Lokian – chose inutile puisque je maîtrise plutôt bien cette langue – puis j'ai fait un peu de maths avec Hely et Ekin, ces derniers étant les seuls du groupe à être en S. J'ai fini le français en un temps record et Learth aussi, il est vraiment bon dans cette matière, puis j'ai fait l'histoire-géographie. Il ne me reste que la littérature anglaise et française. Les autres sont à la traîne par rapport à moi, mais contrairement à eux, j'ai l'habitude d'être chronométrée durant mes devoirs, histoire d'être entraîné pour le bac. Et puis, j'ai une énorme pression quand je les fais chez moi, avec ma mère qui me hurle dessus à la moindre rature.

***

 Hier soir, nous avons fait quelques changement de chambre. Puisque Lokian est arrivé et qu'il tenait à dormir avec Heinesy, Nesta a eu la gentillesse de ne pas me laisser dans la même pièce qu'eux. Ils sont restés dans la chambre d'amis et je suis allée dans la chambre des petits frères de Nesta où dormait Learth qui lui est allé dans la chambre des grands frères avec Hely et Mano. Donc je me retrouve avec une chambre pour moi toute seule. Et Lokian est donc allé dans la chambre d'amis avec Heinesy.

Je me lève avant tout le monde, comme toujours. Je fais du café et m'en sers une tasse. Je n'ai pas très bien dormi cette nuit, comme à mon habitude. Je prends un nouveau livre et me plonge immédiatement dedans.

Au bout d'un temps que je ne saurais déterminer, j'entends quelqu'un descendre les marches. Learth va prendre une tasse et se sert un café. Il vient s'asseoir à coté de moi. Il a l'air épuisé.

- Mauvaise nuit ?

- Tu m'étonnes. Avec Mano qui est aussi discret qu'un éléphant qui a la trompe bouchée. Sérieux, qu'est-ce qu'il se met dans le piffe pour jouer la fanfare toutes les nuits ?

Je ris à cette image. Mais j'essaie d'être compréhensive.

- Et Hely ? Elle ne s'est pas plainte depuis le début du séjour...

- C'est parce qu'elle ronfle elle aussi.

- Ah bon ?

- Presque autant. (il me regarde droit dans les yeux, ses globes oculaires fatigués) C'était atroce.

- Je veux bien te croire.

- Je suis même prêt à dormir avec Heine et Lokian, au risque d'entendre d'autres trucs plus dégueux. Mais au moins ils finiront par s'arrêter. Alors que là, pas une seconde de répit. Je comprends les vieux quand ils parlent des traumatismes de la guerre maintenant.

Je ris plus fort. Il garde son sérieux tout en faisant preuve d'humour. Je n'ai jamais vu ça. Et c'est normal, chez moi l'humour « n'est pas nécessaire », alors je ne ris jamais là-bas. Bon Dieu, je n'ai pas envie d'y retourner.

- Au moins, tu es matinal.

- Je m'en fous d'être matinal. Là j'ai juste envie de m'écrouler et de mourir dans mon sommeil. Au moins on me foutra la paix.

Il est drôle. Et pourtant je ne ris pas de ce genre de chose en temps normal. Mais Learth a ce je-ne-sais-quoi en plus, il pourrait presque faire rire ma mère... quoi que non en fait.

Nous sommes au beau milieu de l'après-midi, Learth et moi avons enfin terminé nos devoirs... mais les autres non. Je les aide comme je peux pour qu'ils aillent plus vite, Lokian les insulte en les appelant ''soldats'', Hely a fini par dire « Full Metal Jacket ! », mais je n'ai pas compris. Learth, lui, se fout complètement des autres. Il est parti il y a maintenant vingt minutes sans rien dire.

J'entends Heinesy hurler de joie quand elle comprend enfin ''le truc'' en anglais. Elle prend Lokian dans ses bras, parce qu'il est le seul a avoir réussi à la faire tilter. Nesta souffle et balaye ses affaires du bras en se tenant les cheveux.

- C'est pas vrai ! J'en peux plus de la géo ! Expliquez-moi où ça va m'aidez dans la vie de connaître le PIB par habitant d'un pays d'Afrique !? C'est n'importe quoi !

- Chuuuut. Calme toi mon ange. vient lui dire doucement Ekin à l'oreille.

- Me parle pas toi, je suis énervée !

Elle colle sa main sur son visage et le pousse. Mais il revient, lui bloque les mains et la chatouille. Elle gesticule trop et fait presque tomber la table. Alors il la porte jusqu'au canapé pour la torturer tranquillement. Hely laisse tomber sa tête sur la table.

- Elle a pas tort. Moi c'est l'histoire, je m'en fous des mémoires de je sais pas quoi.

- Pourtant l'histoire c'est très important. C'est l'apprentissage du passé. j'argumente.

- Et alors ?

- Notre société est basé sur les événements du passés. Si nous vivons dans l'ignorance, comment être sûr que nous allons dans la bonne direction, que nous faisons les bons choix ? Et qui sait, peut être régresserons nous en pensant évoluer.

- Bon, d'accord. Mais la géo, c'est quoi le but ? Connaître des stats qu'on va oublier à la fac ?

- Sauf si tu fais une fac d'histoire, Heinesy.

- Je vais faire une fac de lettre, alors perso je m'en fous autant que Ness.

Lokian sourit. Ouf, il est sur le point de prendre ma défense.

- Honnêtement, je me disais la même chose que vous au lycée. Mais c'est vrai qu'en un sens, la géo ça a été utile.

- T'es sérieux ? dit Heinesy qui n'en croit pas ses oreilles.

- Ouaip. Je savais plus ou moins quels pays éviter, où je serais le plus accepté...

- Je te crois pas. On peut pas être à ce point safe grâce aux cours du lycée.

- Ah oui, mais moi après j'ai fait deux ans en fac d'histoire et quatre mois en fac d'anglais.

Heinesy le tape avec un cahier.

- Alors arrête de parler ! T'es hors-jeu là !

La porte d'entrée s'ouvre. Learth est sûrement rentré. Il a deux sacs de course. Il viens et les pose sur la table, par-dessus les cours.

- J'espère que vous avez bientôt fini les branleurs, j'ai ramené de quoi faire un poker ce soir.

Ekin regarde à l'intérieur et sourit puis va faire un câlin à son ami.

- Je t'aime tellement mon pote.

- Tu vas pas m'aimer longtemps si tu me lâches pas dans la seconde.

Je regarde dans les sacs à mon tour : de l'alcool, des cigarettes, des gâteaux apéritif... rien de bien sain là-dedans. Mais, étrangement, les troupes sont plus remontées que jamais.

Vers dix-neuf heure, j'ai commencé à faire à manger avec Lokian qui, je cite, en a sa claque de cette bande de sales gosses, avec toute l'affection du monde. Je suis contente qu'il m'aide, mais j'avais oublié qu'il grignotait pendant qu'il faisait la cuisine. Je ne cesse de le réprimander et de lui taper le dessus de la main dès qu'elle s'approche de la nourriture.

Tout le monde a fini ses devoirs avant vingt heure, juste avant de manger. Ils mangent très vite ce soir. Lokian se moque d'eux.

- Vous inquiétez pas, on va pas vous fracasser le crâne si vous finissez pas dans la minute.

- C'est pas toi qui a passé la journée dans les bouquins. dit Heinesy.

- On veut se détendre maintenant. ajoute Ekin.

- Je suis pas sûr que ce soit la meilleure façon de se détendre. insiste mon cousin.

- Nan, mais après on va pouvoir picoler. dit Mano.

- Plus vite on finit, plus vite on boit. finit Nesta.

Lokian se lève et revient en posant lourdement une bouteille d'alcool sur la table, stoppant le groupe dans sa goinfrerie.

- Si y'a que ça, on peut picoler en bouffant. On est pas chez papa-maman.

Learth se lève et va directement chercher une bière au frigo pendant que les autres se battent presque pour avoir un verre. Lokian se penche à mon oreille et me chuchote :

- Ils sont toujours comme ça ?

- Non, c'est le trop plein de travail qui leur fait ça. D'habitude à cette heure ils sont déjà à la fête.

Il se redresse en faisant sa tête de ''sainte nitouche'', celle qu'il fait quand il imite les amies de ma mère. Il m'arrache un rire à chaque fois.

Mano inspire encore dans son énorme pipe en verre, ses yeux sont encore plus rouge que d'habitude. C'en est presque effrayant. D'autant qu'il n'a pas besoin de se ''détendre'' comparé aux autres, il n'a rien fait de la journée. Hely essaie de le lui prendre et de ''tirer dessus''. Ça a l'air très toxique, et ça sent très mauvais. Pire que ce qu'il fume en temps normal. Je n'arrête pas de perdre au poker ce soir, c'est très frustrant. Mais au moins je m'amuse. Le chalet est rempli de fumée, on étouffe autant que chez Ekin. Nesta fini par se lever pour ouvrir la véranda et les fenêtres.

- Deux jours avant de partir, il faudra tout ouvrir et ne plus fumer à l'intérieur. Ok les gars ?

Tout le monde répond ''ok'' à l'unisson. Je suis très vite fatiguée aujourd'hui. Et pourtant, c'est à peine si j'ai bu. Il y a des soirs avec et sans. Il fait frai maintenant que tout est ouvert. Je vais m'asseoir dans le canapé en face de la cheminée pour me réchauffer. Nesta me rejoint dans la minute. Elle me sourit, pose sa main sur mon bras et fixe les flammes elle aussi.

- Ça va toi ?

Je hoche la tête. Nous devons rentrer dans moins de trois jours.

- Je n'ai pas envie de rentrer.

- C'est normal. On est en vacances, loin des parents, de l'école, des responsabilités...

- Loin des problèmes.

- C'est ça.

Elle caresse mon bras dans un geste affectueux et tendre.

- Tu es sûre que ça va ?

Je tourne la tête vers elle. Elle me regarde, avec une légère inquiétude.

- Oui, ça va.

Mais ça n'ira pas plus tard.

***

 Nous faisons les magasins depuis ce matin. Ce soir, la fête est costumée. Obligatoire. Alors nous cherchons de quoi faire. Heinesy sait déjà qu'elle veut être en Marilyn Monroe, elle cherche une perruque blonde et une robe blanche. Nesta, Hely et moi-même n'avons aucune idée de ce à quoi nous ressemblerons ce soir. Et les garçons...

- Mais on s'en fout.

- Arrêtez les gars, c'est déguisement obligatoire ! répète pour la millième fois Nesta.

- Moi je viendrai en mec chelou.

- T'es déjà un mec chelou, Learth. dit Heinesy.

- C'est le but.

- Vous me faites chier !

Nesta part devant, furibonde. Les garçons ne réagissent pas. Même Ekin fait sa tête de mule. Les filles vont dans une boutique de vêtements, moi je vais parler aux garçons.

- Faites un effort, les filles y tiennent.

- À mon avis c'est surtout Nesta qui y tient.

- Justement, Ekin. Tu viens de te réconcilier avec elle. C'est le moment d'être le parfait petit ami et de tenir ton amoureuse par la main en lui disant qu'elle est belle, peu importe la tenue.

- Je veux bien, mais j'ai pas envie de m'habiller en bouffon.

- Tu n'as qu'à faire dans la simplicité... en sapin de Noël par exemple, puisque Heinesy ne cesse de t'y comparer.

- Tu trouve ça simple, toi ?

- Mets des boules de sapin à tes oreilles et une barrette étoile dans les cheveux. Un tee-shirt vert et un pantalon marron. Et en plus tu feras plaisir à Nesta.

Il souffle et va rejoindre sa petite amie en râlant « Ok, ok, je vais chercher ça ! » Aller, plus que trois. Je regarde Mano de la tête aux pieds.

- Qu'est-ce que tu aimes en général ?

- Fumer.

- À part ça ?

- … je sais pas... baiser ?

Je ne suis pas sortie de mon affaire. Lokian rigole et le prend par le bras.

- Viens, on va te chercher un déguisement de Bite. Tu sais, les gonflables.

- T'es un mec génial, Loki.

- Je sais.

- Pas si vite !

Je le retiens par le col et le ramène vers moi. Il regarde le plafond.

- Bien tenté, mais je ne te lâcherais pas aussi facilement.

- C'est bon, j'ai compris. Je vais trouver un truc, t'inquiète.

- Tu as intérêt. Et si tu reviens sans costume tu auras affaire à moi.

- Aucun problème.

Il part avec Mano. Deux en un, je m'améliore ! Et maintenant, le plus dur : Learth. Je me tourne dans sa direction, il a un grand sourire moqueur sur le visage. Je sens qu'il a envie de s'amuser. Je croise les bras. Il se cale contre le mur dans son dos et croise les bras lui aussi. Il me désigne de son menton.

- Aller, fais-moi ton numéro.

- À quoi bon, tu vas tout faire pour me retourner.

- Qui sait, peut être que je vais être sympa.

- Pourquoi j'ai du mal à y croire ?

- Ok, on fait un deal : si t'es assez convaincante, je veux bien faire un effort.

- Juste un effort ? Te connaissant, ça ne sera pas glorieux.

- Essaie toujours.

Je dois réfléchir de façon stratégique. Comment faire. Je le détaille parfaitement, je le scrute et cherche une solution. Nous sommes dans un centre commercial, en octobre. Je dois forcément avoir une option ! Il aime le rock violent, les filles, le français et fumer... non, ça ne me sert à rien de le connaître, je dois chercher quelque chose qui corresponde à son physique et qui puisse l'amuser. Quelque chose de satyrique peut être ? Quelque chose de décalé. Je ne sais pas vraiment s'il joue du ridicule, alors il faut être un minimum subtil.

- Tu accepterais de porter des couleurs flashys ?

- Ça dépend pour quoi.

- Pas de rose je suppose.

- On va éviter.

- Le ridicule, ça te dérange.

- Disons que j'ai un seuil.

- Pourquoi pas hippie ? Pas comme Mano, mais du genre des années disco ou militant de l'écologie ?

- Avec des tee-shirts psychédéliques, des sandales, des bandanas et des dreadlocks ?

- Oui.

Il réfléchis et rit dans sa barbe.

- Aller, j'ai assez fait fumer ton cerveau. Je vais faire ça.

Il se relève et caresse le haut de mon crâne comme pour un chien en disant « Bravo ». C'est assez humiliant, mais j'ai réussi. Maintenant, je dois trouver pour moi.

***

 Je vais porter les vêtements de Heinesy ce soir, je n'ai rien trouvé de mieux et c'est elle qui m'a proposé. Nesta est en jeune homme et Hely en Pompom Girl. Les garçons ont suivit mes conseils et Lokian a fait preuve du plus grand mauvais goût.

- Un mec mort. dit Heinesy, la mort dans l'âme.

- Suicidé.

- Par pendaison, j'ai vu la corde autour de ton cou.

- C'est simple et glauque, parfait pour Halloween.

- Depuis quand tu sais faire des nœuds coulants ? je lui demande, pas très rassurée.

- J'ai servi sur un petit bateau de pêche pendant un temps, on fait ce genre de nœud pour les arrimer.

Mano n'ayant pas trouvé son bonheur, il a décidé de s'habiller en ''pute''. Ses cheveux longs sont attachés en deux couettes, il porte une mini jupe et un haut très court et au décolleté très plongeant laissant ainsi voir son ventre poilu et sa poitrine en plastique. Je crois que le pire, c'est qu'il soit très fier de sa tenue. Il ne peut s'empêcher de toucher ses faux seins en s'exclamant à quel point ''c'est cool d'être une femme'' et qu'on doit ''souvent se tripoter''. Hely, ayant une forte poitrine pour sa taille de guêpe, lui a même proposé un soutient-gorge ''pour faire plus salope''. Je crois rêver.

Nous sommes donc tous en tenue, et celui qui me fait le plus rire est Learth en multicolore avec des lunettes ronde mais très sombre en parallèle. Il a aussi trouvé un chapeau reggae avec de fausses dreadlocks. Il a même pris un joint à Mano et l'a calé entre ses lèvres, dans un coin de sa bouche. « Me regarde pas comme ça, c'est pour le réalisme ! » a-t-il dit à Nesta quand elle lui a présenté son regard désapprobateur. Elle se fiche que les garçons fument, « Tant pis pour leurs poumons. » mais elle ne veut pas être virée de la fête à cause de produits illicites.

Nous sommes à la voiture et Learth fait un plan stratégique pour savoir qui ira où dans la voiture et s'il faut que quelqu'un fasse le trajet dans le coffre. Lokian vient derrière moi et passe son bras sur mes épaules. Il embrasse ma tempe, comme quand nous étions petits. Il sourit.

- Ça te va bien, les fringues de grunge.

- Merci.

- Tout te va. Dommage que tu gâches tout avec tes fringues dégueux.

- Lokian, c'est pas un compliment ça.

Il rit et me serre plus fort contre lui. Il pivote pour se retrouver devant moi et me détaille.

- … tu lui ressembles.

- À qui ?

Une vague de tristesse passe devant ses yeux.

- Damna.

- Qui est-ce ?

Ses yeux sortent de leur orbite.

- Royd t'en a jamais parlé ?

Mon père ? Pourquoi m'aurait-il parlé de cette femme ?

- Non, pourquoi ?

- C'est... c'était sa sœur.

- Notre tante qui est morte avant ma naissance ?

- Oui.

Je n'ai vu que très peu de photos d'elle. Nous avons une vague ressemblance, c'est vrai.

- Il m'en a parlé, mais il ne m'a jamais dit son nom.

- Pas étonnant. C'était sa petite sœur, la douleur de l'avoir perdu, tout ça... en plus si Mornefia entend son nom elle pique une crise.

- Ah.

C'est peut être pour ça qu'il ne m'en a jamais vraiment parlé. Au-delà du chagrin, ma mère qui hurle dès que l'on parle d'une personne qu'elle ne porte pas dans son cœur n'a pas dû aider. Je hausse les épaules.

- Il aurait dû t'en parler y'a un moment déjà. Demande-lui de te parler d'elle quand tu rentreras.

Pourquoi ? Mais je ne pose pas la question. Parfois, Lokian tient à des choses que je ne comprends pas. Peut être a-t-il été proche d'elle. Elle est morte juste avant ma naissance, Lokian avait presque six ans à l'époque, il a sûrement eu le temps de la connaître, peut être même de l'aimer. Je me contente de hocher la tête et il sourit faiblement. Oui, il l'a forcément aimé.

C'est Lokian qui est allé dans le coffre, il était volontaire et il est responsable du chamboulement des places dans la voiture et dans le chalet d'après Heinesy. Les gens sur le parking ont bien ris quand ils ont vu un homme immense sortir d'un coffre de voiture avec une allure de cadavre et une corde au cou. Ce soir il y a encore plus de monde que d'habitude. Je ne pensais pas ça possible.

Le vent s'est levé et la nuit tombe vite, alors nous ne nous attardons pas trop longtemps dehors. À peine entrés, les garçons vont au bar et les filles sur la piste de danse. Lokian se penche à mon oreille.

- C'est blindé ici !

- Plus que d'habitude, en effet !

Il fait très chaud. Cette température est difficilement supportable sous le blouson en cuir de Heinesy. Je l'ouvre et le fais battre de mes bras alors que mon cousin me tire vers le bar. Il prend commande – commande que je n'entends pas – et reçoit deux shoots. Il m'en donne un que je repousse d'abord par réflexe mais fini par boire sous le regard appuyé et insistant de Lokian. Ça brûle beaucoup, et avec cette chaleur ! Personne n'a pensé à installer la climatisation lors de l'aménagement de cette auberge !? On étouffe tellement !

Lokian va s'asseoir avec les autres garçons qui sont partis dans un coin attablé avec leurs verres et Heinesy réapparaît entre deux murs de viande soûle. Elle prend une bière monstrueuse et la boit cul-sec. Des hommes non loin expriment leur stupéfaction en sifflant, sa tenue ne laisse pas envisager une telle descente ! Elle en commande deux autres plus petites et me tend l'une d'entre elles. Je bois, mais beaucoup moins vite. J'ai si chaud que je fini mon verre d'un trait. Ma tête commence déjà à tourner. Je suis de plus en plus à l'aise.

Heinesy reprend quatre bière et m'en tend deux en me faisant signe de la suivre sur la piste. Nous parvenons par miracle jusqu'à Nesta et Hely sans reverser les gobelets... enfin en renversant à peine un dixième des contenus, ça reste miraculeux. Nous joignons nos verres et buvons une quantité gargantuesque d'alcool. Hely verse le fond de son verre sur son haut, au niveau de sa poitrine et lève les bras en criant, attirant le regard de prétendants.

Les filles dansent et je... gigote, je n'ai jamais dansé avant de venir ici, pas de cette façon. Je n'ai même jamais écouté de musique, juste entendu. Ma vie est fade. Ma vie est triste. Ma vie se termine. Non. Je ne dois pas penser à ça. Je ne veux pas penser à ça. Je ne veux plus penser. Alors que je n'avais pas remarqué son départ, Hely revient tout juste du bar, avec des alcools fort. J'en prends sans hésiter, pour ne plus penser. Je prends l'un des verres si vite que j'en renverse sur le blouson de Heinesy. Tant pis, je lui en achèterais un autre. Mon père a largement les moyens. Je tuerai la vache moi-même s'il le faut.

Une main m'agrippe par la taille et prend ma main libre pour me faire tournoyer. Je me retourne : Gorka. Il a une tenue aussi classe que d'habitude. Il n'a pas vraiment l'air déguisé, il a juste du maquillage sous l'œil droit. Il porte son sourire ravageur. Il approche sa bouche de mon oreille.

- Tu me reconnais ? Mon costume.

Je fais non de la tête.

- Alex DeLarge. Orange Mécanique.

Je hausse les épaules. Ses yeux s'arrondissent de surprise.

- T'as pas vu le film ? (je fais non de la tête) Tu dois absolument le voir. C'est un film culte.

- Je n'ai pas la télévision chez moi.

- Sans blague ? Pas de portable, pas de télé... t'as internet au moins ?

Je ris en secouant la tête. Il rit aussi en levant les yeux au ciel.

- T'es pas ordinaire comme fille.

- Honnêtement, je demande que ça d'avoir internet. Mais ma mère est une gourde.

Les mots m'échappent. Je ne devrais pas parler d'elle ainsi. On s'en fiche ! Mais Gorka rit à gorge déployée.

- Je comprends, moi j'ai une sœur, une vraie gourde !

Je ris à l'idée que sa sœur entende les horreurs que sort son frère à son sujet.

Il me tend sa main – invitation à une danse – que je prends après avoir fini mon gobelet et l'avoir jeté dans mon dos, sans me soucier des gens autour de moi. Nous ne nous secouons pas comme 99% des individus ici présents. Non, nous faisons une vraie chorégraphie. J'ai pris des cours de danse étant enfant, sous les ordres de ma mère, et j'ai quelques restes. Je ne sais pas si c'est aussi le cas de Gorka, mais il se meut élégamment et en rythme – c'est si rare de tomber sur quelqu'un qui a le sens du rythme, mon Dieu ! Un cercle se forme autour de nous, et alors que je devrais me sentir toute petite voire honteuse, je m'en fiche. Je vis. J'ai le droit de vivre, mince ! La chanson s'arrête et l'assemblée applaudit, j'entends même des sifflements. « Tu ne sais pas danser. Tu n'as donc aucun talents ? Je vais te désinscrire, en espérant que tu ne sois pas une potiche au piano. » Prend ça dans les dents, maman !

La chanson suivante bouge toujours, mais elle est beaucoup plus calme. Gorka m'attire vers lui pour que notre danse soit plus douce, posée. Au bout d'un moment, je me colle à son corps et ne bouge plus. Nous continuons de bouger, mais plus lentement, presque à l'arrêt. Je ne sais pas pourquoi je reste près de lui, je ne me sens pas plus proche de lui que d'un autre, mais je suis bien à cet instant. Je me sens en paix. D'une main, il lève mon visage vers lui, sans prendre de distance. Son visage reflète de l'incompréhension, du doute.

- Tu vas bien ?

Je fais oui de la tête.

- Tu pleures.

Je porte alors ma main à mes yeux, ils sont inondés. Je n'avais même pas remarqué. Je souris, j'essaie de sourire.

- Un trop-plein. Pas de problème.

- Tu es sûre ?

Mon premier réflexe et de porter ma main à ses lèvres, geste que je regrette et retire une seconde après l'avoir fait. Je secoue doucement la tête et hausse les épaules.

Je suis sur le point de lui dire « J'ai l'habitude », mais je ne le fais pas. J'en ai assez de le dire.

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