Chapitre 5A

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  Le début de la fin sont ici. Cette journée fut la plus longue de ma vie, pourtant j'avais connu pire, surtout après. Mon cerveau ne cessait de se manifester de toutes les façons imaginables : douleurs, vertiges, absences. Pourtant le pire était encore à venir...


***

  Mardi matin. J'ai encore une fois mal dormi. Entre mes cauchemars dont je n'ai aucun souvenir et mes maux de tête qui ne désemplissent pas, je ne souhaite qu'une chose : éteindre mon cerveau. Avec tout ça, je sens que les deux heures de littérature anglaise vont être compliquées pour moi. Je n'ai clairement pas la force d'étudier la doctrine des auteurs anglophones, aussi passionnant sont-ils.

  Nesta s'est réveillée en retard, nous empêchant de prendre un petit déjeuner digne de ce nom ou même d'avoir une petite conversation banale. Nous passons rapidement à la cafétéria pour prendre une boisson chaude, café pour moi, avant de nous engager dans une marche rapide jusqu'au cours de littérature anglaise.

  Devant la salle, Nesta et moi sommes un parfait exemple de dualité ; elle, tout sourire et radieuse à coté de moi, usée avec un teint blafard, plus que d'habitude. Je finis par jeter mon café dans la poubelle du couloir, la caféine ne faisant que donner de la vigueur à mon mal de tête, assez atroce tel qu'il est. Je passe une main sur mon visage, me frottant les yeux, et souffle. Nesta approche, posant une main dans mon dos.

- Tout va bien ?

Je souris discrètement.

- Ne t'en fais pas, ce n'est rien. J'ai le sommeil difficile en ce moment.

- Ça doit être un genre de mal du pays, parce que tu ne vis plus chez tes parents.

Oh que non ! À défaut d'être plus reposantes, mes nuits sont bien plus paisibles depuis que je vis loin de ma mère. Au moins, d'ici elle est incapable de me faire une crise de rage parce que j'ai fait grincer le parquet en allant aux toilettes. Je hausse les épaules, ma mère n'a pas besoin de mes commentaires pour passer pour une folle, inutile d'en rajouter. D'un autre coté je ne me vois pas lui parler de mes problèmes de santé, je ne suis même pas sûre d'en avoir vraiment. Je passe juste de mauvaises nuits et je suis fatiguée, rien d'affolant.

  Le début de l'heure sonne, un professeur que je ne connais pas nous fait entrer dans la salle. Nous nous mettons à la même place que d'habitude, à droite en entrant, au deuxième rang. Le professeur s'installe rapidement et se présente :

- Good morning everybody. Pour cette fois, je vais me présenter en français, mais sachez que mes cours se font à quatre-vingt-dix pour cent en anglais. Je suis Monsieur MacKinnon, et oui j'ai un accent écossais que je vais prononcer le moins possible, inutile de m'en faire la remarque. Dans ce cours de littérature anglaise nous allons bien sûr étudier diverses...

J'agrippe le bord de ma table.

  J'ai une réplique, une vague gigantesque qui balaie tout sur son passage. Une douleur indescriptible qui me vrille l'esprit. Mon esprit flotte dans un liquide épais. Je me sens lourde, lointaine, n'ayant plus aucun sens actif. Tout ce que je perçois, c'est la douleur. Je ferme les yeux sous le coup que m'inflige mon corps. De l'extérieur, rien ne laisse imaginer ce que j'endure, je suis inerte, de marbre. Je n'entends rien d'autre que mon souffle et mon pouls battre dans mes tempes. Il ne faut pas que je panique, c'est pareil que l'épisode sous la douche de la semaine dernière, en un peu plus violent. Je me concentre sur ma respiration, essayant de me faire discrète. Surtout, je ne dois pas paniquer. C'est seulement une baisse de tension, rien d'autre. J'inspire doucement par la bouche et expire une fois avant que ma gorge ne bloque l'accès à mes poumons.. Je ne peux plus rien faire, je suis incapable d'agir. Je n'ai pas la force de reprendre le dessus, je commence à paniquer, je suis prisonnière de mon corps.

  Le bruit d'une porte qui s'ouvre dans un fracas violent me sort de ma transe. J'ouvre les yeux et inspire comme si c'était la première fois. Par chance, personne ne remarque mon attitude étrange. Tous les regards sont rivés sur la source du bruit : Learth, à nouveau en retard. À croire qu'il ne sait ouvrir une porte qu'en la défonçant à coup de bélier. Je ne vais pas m'en plaindre, je pense que sans son intervention je serais encore coincée dans ma tête.

  M. MacKinnon, n'appréciant guère le boucan instauré par le retardataire, approche de Learth, les bras croisés sur sa poitrine.

- Premier retard au premier cours de l'année. J'admire votre performance, monsieur...

- Rockatansky, monsieur. Learth.

- Eh bien, j'espère qu'à l'avenir vous ferez preuve de plus d'assiduité, monsieur Rockatansky.

L'élève hoche la tête et vient s'asseoir au seul endroit où il reste une table à deux places libres : devant nous. Il sort ses affaires, Nesta lui met une tape sur la tête. Il se retourne.

- J'ai oublié de mettre mon réveil, tu peux te garder ta leçon de morale.

- Heureusement que tu fais des efforts, je n'ose même pas imaginer si tu n'y mettais aucune volonté.

Il ricane.

J'ai encore des palpitations et le souffle court. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Mes mains s'agrippent à ma jupe sous la panique. J'ai l'impression d'être passé d'un coma profond à la poussée d'adrénaline. Cette sensation est horrible. Comme si un corps étranger bidouillait ma matière grise. Je sens la main de Nesta, chaude et douce, glisser doucement sur mon bars et je secouer délicatement.

- Hey, Numidia, ça va ?

En me redressant, je croise son regard, et celui de Learth, me fixant curieusement. J'esquisse un faible sourire et hoche la tête.

- Tu trembles.

Je regarde mes jambes qui s'entrechoquent. Elle passe sa main sur mon visage.

- Et tu es super pâle. Tu veux aller à l'infirmerie ?

J'essaie d'arrêter mes frissonnements et secoue lentement la tête.

- Ce n'est rien, une baisse de tension, un petit malaise. Mon café est mal passé, je ne l'ai même pas fini. Ça va aller, ne t'en fais pas.

Elle a un froncement de sourcils inquiet au-dessus de ses yeux soucieux, Learth semble juste perplexe. Nesta me caresse les cheveux et reporte son attention sur le cours. Learth continu de me regarder, essayant certainement de me déchiffrer, ne faisant que m'intimider. Je détourne les yeux pour essayer de me concentrer sur M. MacKinnon.

  Nos mardis peuvent se découper en quatre parties en comptant le midi : deux heures de littératures anglaise, deux heures de philosophie, la pose déjeuner puis deux heures de philosophie une nouvelle fois. C'est une journée très lourde et peu diversifiée, ne laissant que très peu de temps de pause. Heureusement nous avons droit, à chaque interclasse, à une courte pause. Durant ces dix minutes de répit, Nesta et Learth ne cessent d'échanger. Ils s'entendent bien tous les deux, vraiment bien.

  Pendant l'une de leurs discussions, étant trop absorbés pour faire attention à moi, je repense au premier cours. J'ai eu cette... est-ce que je peux appeler ça une absence ? Et surtout, pourquoi ? Jusque là je me contentais du diagnostique du docteur Duclos, mais maintenant, avec ce qu'il s'est passé... je ne suis pas du genre hypocondriaque. Pourtant, j'ai l'impression de devenir folle. J'en viens à me demander si c'était réel. Peut être était-ce un malaise que j'ai un peu trop pris au sérieux. J'étais peut être en train de somnoler et j'ai paniqué pour rien, comme au moment de s'endormir lorsqu'on a une sensation de chute avant de sursauter. Maintenant que j'essaie de rembobiner la scène, je n'arrive plus à saisir cet instant. Ça ne me paraît plus si grave.

  Je perds la tête, du moins ça y ressemble fortement. Il faut absolument que je retourne chez le docteur Duclos. Peu importe ce qu'il se passe ce week-end, je trouverai le moyen d'y aller.

- Numidia ?

Je relève la tête vers Nesta, sa main sur mon épaule, Learth aussi me regarde. Apparemment ils essaient de capter mon attention depuis un petit moment.

- Depuis ce matin tu as l'air totalement ailleurs, en plus d'avoir mauvaise mine.

Je porte ma main à mon front – pas réflexe je suppose. Je hoche la tête, je mets quelques secondes avant de dire :

- Je couve sûrement quelque chose.

- En septembre ? Tu dois être fragile.

Learth me vexe en me disant cela, ça ne devrait pourtant pas m'atteindre puisque je viens de leur mentir. Je hausse les épaules. Nesta lui frappe le bras, puis me sourit.

- Si tu te sens mal je peux t'accompagner à l'infirmerie.

- Non, c'est à peine la rentrée, je ne vais pas faire ma petite nature... et si ma mère apprend que je suis malade elle risque de s'énerver.

- T'as mère est vraiment chelou.

Tu n'as même pas idée. Je garde ma remarque pour moi, inutile de lui donner raison. Et même si ce que dit Learth est vrai – exceptionnellement – lui est d'autant plus bizarre.

  M. Moreau accueil ses élèves avec le sourire à l'entrée de la salle. Vient s'ajouter à ma migraine une boule au ventre : je n'ai jamais assisté à un cours de philosophie. Une angoisse – bien que lointaine, familière – m'assaille, celle de ne pas être à la hauteur. J'ai souvent ressenti cela, dans bien des domaines, mais pour la première fois depuis longtemps je crains la mauvaise note. De ce que j'en sais, la philosophie n'est pas un concept précis comme peuvent l'être les maths ou le français. Il y a bien trop de variantes dans ce cours. J'ai tout intérêt à réussir, non seulement pour la moyenne, avec ce coefficient huit, mais aussi pour ne pas subir les foudres de ma mère. Je dois au moins atteindre le quatorze de moyenne. Sinon, je ne verrai plus aussi souvent la lumière du jour.

  Notre professeur semble tout à fait sympathique, et parfaitement pédagogue lorsqu'il nous parle de sa matière. Souriant et dynamique, loin du cliché du vieux professeur à la voix traînante et avachi dans son fauteuil. Toutes les conditions sont réunies pour réussir, je n'ai aucune raison de m'en faire. Nesta se penche vers moi.

- Il paraît que la philo c'est une question de réflexion logique et de points de vues, tu le vois venir, mon crash ?

- C'est pas vraiment ça.

La voix de Learth me fait sursauter, j'avais oublié qu'il était assis derrière nous. Nesta se penche en arrière pour le questionner discrètement.

- Alors c'est quoi le principe, m'sieur le redoublant ?

- M'appelle pas comme ça.

- Réponds ou je t'appelle comme ça toute l'année.

- C'est plus une question de... j'peux pas expliquer avec exactitude. Ouais, y'a une question de points de vues mais c'est pas le plus ''sollicité'' on va dire.

- Quoi ?

Nesta grimace en faisant les gros yeux. Il souffle.

- C'est plus une sorte de discipline si tu veux. C'est des questionnements et des interprétations sur le monde et notre existence, à la recherche de la vérité, enfin de plusieurs vérités, parce qu'y en a pas qu'une.

- Et tu vas me dire qu'il n'y a pas de réflexion là dedans ?

- Si, bien sûr, mais c'est pas genre le premier con venu qui se pose des questions, c'est plus concret que ça. C'est des sujets vastes mais qui concernent tout le monde. 'Fin, c'est compliqué, le prof l'expliquera mieux que moi.

Je me surprends à être fascinée par le début de définition qu'il donne à cette matière. J'ai même envie d'en savoir plus. Enfin, ça ne fait pas de lui quelqu'un d'extraordinaire. Il a redoublé, il a dû entendre ce discours une bonne dizaine de fois, rien d'étonnant. C'est simple de réitérer les mots d'une tierce personne. C'est dingue, j'ai presque eu de l'admiration pour lui durant une seconde.

  Une heure complète passe durant laquelle je peine à suivre la cadence, comme si mon cerveau endolori ne suffisait pas à ma torture. Mon corps bouillonne sous la douleur et la pression qu'endure ma matière grise. Je rêve d'une pause au milieu d'un courant d'air frai et dans le silence le plus total. M. Moreau note au tableau depuis le début du cours diverses méthodologies pour des plans différents, ajoutant petit à petit toujours plus de termes techniques. Je crois entendre, entre deux explications, « pour cet après-midi », j'en déduis que ce cours est là pour nous donner des outils pour plus tard. Je suis en pilote automatique depuis le début, je vais devoir relire ce cours pendant la pause repas pour ne pas être perdu au deuxième cours.

Nesta note le moindre gribouillis, copiant presque parfaitement le tableau. Mon cerveau n'est, pour l'instant, pas aussi bien calibré que celui de ma voisine. Très vite, je prends du retard à tel point que je saute certains passages moindres pour me concentrer sur l'essentiel. En levant mon stylo une seconde, je prends conscience de mes frissons, ils parcours mon corps. Je ferme les yeux une seconde, essayant de reprendre le dessus sur la douleur, on dit bien que l'esprit est plus fort que la matière. Malheureusement pour moi, mon esprit est bien faiblard face à ma souffrance. La main de Nesta se glisse dans mon dos pour le caresser. J'ouvre mes yeux sur ceux de ma colocataire, inquiets.

- Numidia, je te jure que si tu me dis que tout va bien, je t'assomme pour t'amener de force à l'infirmerie. Il faut que tu boives ou que tu sortes... je sais pas...

- J'ai une migraine, bien tenace je le conçois. C'est plus gênant que grave, je peux faire avec. Ne t'en fais pas.

Elle n'a pas l'air convaincu, mais elle n'insiste pas. Je préfère qu'elle ne le fasse pas de tout façon.

  Même une fois sortie de la salle, je suis toujours en pleine léthargie. J'espère que ça ne durera pas toute la journée. Je sors derrière Nesta qui est sur les talons de Learth. À peine le nez hors de la pièce, Learth souffle d'agacement, Nesta se moque de lui en riant de façon puéril. Je devine ce qu'il se passe lorsque j'aperçois la petite amie de monsieur. Personne n'a l'air ravi, sauf elle ; je ne vois vraiment pas pourquoi il reste avec elle, c'est à n'y rien comprendre. Elle arrive presque en courant, comme si elle voulait donner un effet de ralenti, pour se jeter dans ses bras et l'embrasser goulûment. Il lui offre un sourire de façade, fade et à peine convaincant. Nesta ricane sans essayer de se cacher. La petite amie de Learth n'apprécie guère sa réaction. Elle la fusille du regard.

- Pourquoi tu ris, toi ?

- Pour rien, je constate que c'est le grand amour. Tous mes voeux de bonheur. Je te souhaite bien du courage, Learth !

Nesta glisse son bras sous le mien, satisfaite, et me guide vers le bout du couloir.

- T'es jalouse parce que j'emballe qui je veux !

- Mais bien sûr ! Il faut dire que c'est facile quand on ouvre ses jambes aussi souvent qu'un magasin de jouets à Noël.

J'entends des talons claquer derrière nous, se rapprochant dangereusement. Nesta me regarde et hausse les épaules en voyant mon angoisse monter. Ce son me rappelle la fureur de ma mère, mon stresse monte si facilement quand j'entends des talons frapper le sol au rythme d'une marche agitée. Quand Zakia tire Nesta en arrière, mon réflexe me surprend plus que jamais.

  Zakia porte une main tremblante de colère et de stupéfaction à sa joue. Nos yeux doivent exprimer la même surprise. Nesta est bouche bée, l'air retenu dans ses poumons. Zakia me jette un regard inquiétant, mais toujours ahuri. Remarquant ma main encore en suspension, je l'abaisse le long de mon corps. Zakia laisse glisser sa main le long de son visage. Elle bégaye :

- T... Tu... Tu as o... osé... me gifler ?

- Pardon...

C'est la seule chose que j'arrive à articuler, pas un mot de plus. Je ne l'ai moi-même pas vu venir, d'ailleurs je ne vois pas pourquoi je devrais me confondre en excuse. Après tout, elle l'a bien cherché, c'était de la légitime défense, je n'ai fait que défendre ma camarade. Elle prend un air plus sérieux avant d'exploser.

- Tu as levé la main sur moi !

Nesta éclate de rire, elle est littéralement pliée de rire. Je suis toujours aussi confuse. Zakia lève sa main à son tour, prête à me rendre la monnaie de ma pièce. Je ferme les yeux et rentre la tête dans mes épaules. Mais quelque chose la retient. Quelqu'un.

- Calme-toi. Elle a pas fait exprès, c'était un réflexe.

Je rouvre les yeux, Learth retient la main de sa petite amie. Il la tire en arrière pour engager un demi-tour. Nesta les regarde et se remet à rire avant de crier :

- C'est ça, dégage l'allumeuse !

Zakia se retourne de nouveau mais Learth la retient, elle nous fixe avec les yeux d'un prédateur blessé avant de le suivre. Nesta m'attrape par les épaules et sautille dans tous les sens puis me couvre de louages, elle me tire à elle pour me guider vers le réfectoire. Je n'arrive pas à y croire : j'ai frappé quelqu'un... oh... mon Dieu !

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Dernière mise à jour le 28/12/2019

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