Chapitre 3A

11 minutes de lecture

Ma mère m'a souvent comparé à un cadavre ambulant ; j'ai des yeux allongés presque mi-clos, je suis d'une maigreur rare et sans forme, avec une peau d'une pâleur cadavérique et des épaules voûtées vers l'avant. Elle ne m'a jamais mise sur un piédestal, au contraire. Lors des cousinades j'étais le défouloir de ma mère, par contre elle passait un temps fou à dire à quel point j'étais parfaite quand ses amies venaient prendre le thé. J'ai l'habitude et je sais que je ne suis pas la fille dont elle rêvait, je l'ai toujours accepté tout comme elle. Elle était d'un tel courage, d'après elle, de m'avoir pour fille et de m'accepter. Ça ne l'a jamais empêché de me rabaisser, encore, et encore, et encore... ''pour me forger le caractère'' soit disant. Je n'ai été rien d'autre qu'un défouloir.

***

   En ouvrant les yeux à mon réveil, je suis perdue, j'ai du mal à reconnaître ma chambre d'interne. Je ne me souviens pas comment j'ai fini ici. J'étais au centre commercial avec les filles, après le départ des garçons nous avons continuer à discuter puis... plus rien. Je ne sais pas vraiment si je dois m'inquiéter, mais je prends plutôt bien la situation, en tout cas je ne stresse pas. Comme si la situation était normale. Étrange.

   J'ai eu une nuit sans rêve, pour la première fois depuis longtemps. Pas de cauchemars. Il est sept heure cinquante-sept, je profite qu'il soit encore tôt pour aller me doucher. Cette fois-ci, je retourne dans ma chambre après une quinzaine de minutes. Je mets une jupe à volants et un chemisier gris, j'aurais préféré mettre un de mes nouveaux jeans mais il fait encore chaud à cette période de l'année.

   Je n'ai rien d'autre à faire que d'attendre à cette heure-ci. Je sors un de mes livres pour passer le temps. Nesta se réveille vers dix heure. Elle frotte ses yeux endormis et sourit.

- Salut.

- Bonjour.

- T'es matinale, dis donc. Comment tu fais ?

- J'ai le sommeil léger. Et en semaines je règle mon réveil à six heure trente.

Ses yeux s'arrondissent, elle est complètement réveillée.

- T'es maso ? On a cours à huit heure trente ! T'as peur de pas être assez en avance ?

Je lui souris et elle tire la langue puis se lève. Elle retire son pyjama et met un jeans avec une chemise à carreaux et des converses, elle se coiffe et se maquille. Elle vient se planter en face de mon lit, splendide comme toujours.

- Tu as déjà mangé ?

- Non.

- On va prendre le p'tit dej' ?

Je prends mon marque-page et le fourre dans mon livre avant de le fermer et de le poser sur ma table de chevet.

- D'accord, c'est un bon programme.

- Cool, je meurs de faim ! Elle me fait les gros yeux en se tenant le ventre. Nous sortons de la chambre en discutant.

   La cafétéria est beaucoup moins bondée le matin, surtout à cette heure, c'est reposant. Aucun besoin de crier pour se faire entendre par son voisin et l'air est moins chargé. Les rayons du soleil percent les rideaux oranges et donne un ton plus apaisant aux murs framboises et fuchsias. Je prends un café et un muffin, Nesta prend un chocolat chaud avec des biscottes et tout ce qu'elle peut tartiner dessus. Quelques minutes plus tard, une Heinesy bien réveillée arrive furtivement derrière Nesta et pose ses mains sur les yeux de la petite brune.

- Qui c'est !? demande Heinesy.

- Ma rouquine hystérique d'amour ?

Elle retire ses mains et dépose un baiser rapide sur sa joue. Hely est derrière elle avec deux gobelets.

- Pourquoi deux ? je lui demande.

- Pour être deux fois plus réveillée.

Nous rions en coeur. Les arrivantes s'assoient sur les sièges vides avec leur petit déjeuner. Heinesy pose ses pied sur la chaise libre à sa gauche, les mains derrière la tête.

- Aaaaah. Regardez-moi ça. On glande tranquille un jour de semaine, pendant que les petits nouveaux sortis du collège se paument dans les bâtiments qui font trois cent kilomètres en paniquant.

- Espèce de sadique ! rit Nesta.

- Combien de fois je dois te le répéter ? Torturer Lirno l'année dernière c'était pas du sadisme !

C'est bien ce que je crois ? Je demande à Heinesy :

- Tu avais un souffre douleur ?

- Pas exactement. Au début c'était un mec cool et j'm'entendais bien avec lui, mais il a commencé à avoir les mains baladeuses, même avec d'autres filles de la classe. Du coup je lui en ai fait baver à ce sale pervers. Avec moi, tu n'as que ce que tu mérites, ni plus ni moins. Faut pas me faire chier.

Elle pousse un rire caricaturale et repose ses pieds au sol pour prendre une grosse bouchée de son croissant.

  Les deux colocataires parlent de retourner chez Ekin ce soir pour une fête et nous proposent de les suivre cette fois. Je grimace à cette idée, et Nesta renifle, donnant sa réponse. C'est fou à quel point le sujet Ekin perturbe la perpétuelle bonne humeur de Nesta. À part embrasser une autre fille, je ne sais pas ce qu'il lui a fait. Mais si ce n'était qu'une histoire de bisou je pense que Nesta ne serait pas rancunière à ce point. Il doit y avoir autre chose. Ou alors ils étaient sur le point de passer à la vitesse supérieure. En tout cas, il a dû vraiment abuser. En sachant que Nesta fait toujours tout pour rendre le monde plus beau, elle a dû se demander pourquoi on lui affligeait un tel sort, moi je me le demanderais. Je me mets à sa place et je me dis qu'avec tout ce que je fais pour ma communauté ou pour l'église de ma ville, si Dieu devait me répondre par une injustice je pense que je lui en voudrais, en plus de m'en vouloir à moi-même d'y avoir cru. J'aimerais lui en parler, mais nous ne nous parlons que depuis trois jours, ça pourrait être déplacé.

  Après notre petit déjeuner, les filles nous proposent d'aller dans leur chambre pour jouer aux jeux vidéos. Je ne savais même pas qu'ils étaient autorisés dans l'enceinte de l'établissement, encore moins dans les chambres des internes. N'est-ce pas contre-productif ?J'apprends au passage que Hely est fan de jeux vidéos et que Heinesy est une musicienne passionnée. Dans la chambre, on voit une division nette entre ses deux mondes si différents et pourtant si bien accordés dans ces quelques mètres carrés : d'un coté des posters de groupes aux membres excentriques, deux guitares dont une électrique et un micro sans parler des vêtements éparpillés au sol ; de l'autre des affiches de films et des câbles partout reliés à la petite télévision à écran plat.

   Dès que nous entrons Heinesy prend sa guitare sèche et la gratte. Quand je lui demande de quels instruments elle joue, j'ai droit à toute une biographie : elle a commencé étant petite avec le piano à queue de ses grands-parents, son grand-père lui a appris à en jouer, puis en grandissant elle a découvert d'autres instruments et elle a voulu tous les essayer. Maintenant elle maîtrise le piano – bien évidemment –, le violon, la guitare, la basse, la batterie, un peu le violoncelle, le saxophone, la flûte, et pourtant elle n'est pas sûre de les avoir tous cité. Elle doit vraiment être passionnée pour s'investir autant. Je trouve ça génial, je me suis moi-même essayée au piano étant très jeune. Au bout de quelques mois ma mère a renvoyé mon professeur : j'apprenais trop lentement à son goût, signe d'une incompétence innée.

   Nesta trouve un micro, parmi de désordre de Heinesy, en déclarant qu'il ne pouvait pas être à elle puisqu'elle chante « comme un chat à l'agonie ». Elle exige des explications.

- C'est la bande de débiles qui l'ont oublié l'année dernière.

- Il est à Ekin ?

- Je crois...

Nesta n'attend pas plus d'explication pour le jeter par la fenêtre.

- … ou alors c'est celui de Learth...

Nesta se tourne vers Heinesy avec une lenteur maîtrisée, les yeux pleins de panique.

- … ou celui de Mano. Faut dire qu'ils ont tous du matos ces blaireaux alors qu'y a que Learth et 'Kin qui savent vraiment se qu'ils font.

- T'es en train de me dire que je viens de, potentiellement, foutre en l'air le micro de Learth ?

- Ou Mano, ou Ekin. Mais ouaip. Ça va, deux chances sur trois de vivre encore longtemps, c'est pas mal !

Pour appuyer son propos, elle hoche frénétiquement la tête en haussant les sourcils. Elle sourit le plus possible et retourne sur sa guitare. La brune reste figée, elle prend son téléphone.

- T'appelles qui ?

- Le connard avec qui j'ai couché. Je vais lui demander si c'était le sien, et si c'est celui de Learth je dirai que tu l'as perdu.

- Quoi ! Ah non, tu fais chier, merde ! J'te balance sans scrupule !

Elle arrive à joindre Ekin qui – alors qu'il espérait une conversation en tête à tête – confirme que c'est bel et bien son micro. Nesta nous offre une courte danse victorieuse et sourit plus que jamais. Elle commence à lui ancer tous les reproches du monde à la figure avant de lui raccrocher au nez. Après ce contretemps, nous retrouvons l'état d'esprit serein que nous avions à l'arrivée.

   Nous continuons de parler pendant au moins une heure sans interruption. Hely insiste pour nous faire jouer à un jeu. Heinesy accepte seulement pour GuitarHero et je me surprends à apprécier certaines chanson... mais pas toutes, pas les plus violentes et agressives ! Après que Hely m'ait harcelée maintes et maintes fois, je fini par accepter de jouer à Mario Kart, j'étais dernière mais c'était amusant. À la fin de la quatrième partie, quelqu'un frappe à la porte. Heinesy se lève pour ouvrir mais se prend la porte au visage quand Ekin déboule dans la pièce et fonce vers Nesta.

- Faut qu'on parle.

- J'ai rien à te dire.

- S'il te plaît.

Elle lui lance un regard noir mais se lève pour le suivre dans le couloir. La porte fermée, Hely couine que « ces coquins vont finir sous la couette », mais Heinesy lui répond qu'elle a l'esprit mal tourné et je ne peux que le soutenir. Nesta déteste Ekin, ça se voit comme le nez au milieu de la figure, elle ne va pas sauter dans ses bras comme ça, comme si rien de mauvais ne c'était produit.

   Après presque vingt minutes, nous attendons toujours Nesta, je commence à m'inquiéter. Je n'arrête pas de tripoter ma croix. Quand je fais remarquer le temps d'absence de ma colocataire, Hely s'amuse à l'utiliser pour argumenter sa théorie et glousse, Heinesy la pousse de sa main avec un sourire en coin. Je me lève et dis aux filles que je vais voir si tout va bien. Je ne prends pas en compte la remarque salace de Hely avant de fermer la porte derrière moi. Je sors, mais Nesta n'est pas dans le couloir. Elle est donc soit dans la chambre, soit dehors, j'espère qu'elle est dehors. Paranoïa vient me saluer quand j'ouvre la porte, mais je suis seule, et soulagée de l'être. Mais la panique prend le dessus, lui serait-il arrivé quelque chose ? Peut être que Ekin étant trop insistant, elle l'aurait renvoyé mais le rejet ne lui aurait pas plu et il lui aurait fait du mal ! Non en fait paranoïa est toujours là, ça m'étonnerait qu'il lui fasse du mal. Même s'il est insistant et qu'il l'a trompé, on voit qu'il tient à elle.

   Je descends et sors du bâtiment, je ne croise pas un rat, à cette heure-ci personne ne rôde. Je sens une odeur de cigarette vers un angle mort du bâtiment, je m'y dirige et découvre Learth et Mano, je ne suis plus si sûre que ce soit une cigarette. Je touche ma croix. Mano fixe le ciel alors que j'attire l'attention de Learth :

- Salut.

Je ne réponds pas, je ne sais pourquoi, mais j'ai comme un blocage. Je n'y arrive pas. Mano me remarque enfin.

- Hey ! T'es la copine de Nesta et Heinesy ! Coucou !

Je ne leur offre qu'un signe de la main en retour.

- Vous n'avez pas vu Nesta ?

C'est tout ce que j'arrive à dire. Je reste fixée sur mon objectif premier, ces garçons m'intimident tellement... de toute façon je suis bel et bien là pour Nesta et rien d'autre. Je n'ai pas à faire la conversation avec eux. Learth, calé contre un mur, tire sur la cigarette.

- Ils sont sur le parking, 'Kin essaie encore d'emballer Ness.

Le bâtiment I, celui des internes, donne une vue imprenable sur le parking mais il faut contourner le bâtiment pour l'atteindre, à cause des barrières. Je le balaie du regard et y aperçois Nesta, énervée, face à Ekin qui garde ses mains sur lui. Mon soulagement doit se voir puisque Learth sourit en me regardant. Il croise les bras et me toise.

- Il va pas la bouffer, t'inquiète.

Je le regarde, un instant.

- Je sais que vu le gros lourd qu'il est et sa dégaine, Ekin a pas l'air rassurant. Mais une chose est sûre c'est qu'il est incapable de toucher une fille. Il a même du mal quand il a leur approbation.

Il met un coup de coude à Mano pour qu'il rentre dans son jeu de moquerie affectueuse. Mais ce que je lui réponds ne correspond pas à son attention qui était de me rassurer. Au contraire, je l'agresse presque en lui disant :

- C'est drôle, j'ai une version différente sur son attitude avec les filles.

Ma voix est glaciale et lointaine, j'ai l'impression d'entendre ma mère et ça fait plutôt peur. Mais c'est pour la bonne cause. Il sait que je fais allusion à la tromperie de Ekin. Il inspire et expire avant de se redresser sans arborer le moindre signe d'agressivité, plutôt de l'agacement.

- Écoute, je comprends ton point de vue. La solidarité féminine et tout ce bordel. Mais y'a toujours plusieurs sons de cloche dans une histoire, et je crois savoir que tu n'en as pas entendu une seule version complète. Alors tu devrais t'étendre un peu plus sur le sujet avant de juger tout le monde.

Son discours m'intimide, avec son ton sec. Décidément, ce garçon sait remettre les gens à leur place. Je me contente de hocher la tête. Mano voit mon air abattu.

- Meeec, regarde c'que t'as fait. Elle est toute triste maintenant !

Il s'approche de moi avant de poser sa main sur mon dos.

- T'inquiète pas, il a l'air méchant mais il est juste pas doué en communication.

Learth lui fait les gros yeux et répond :

- Bheu... j't'emmerde !

Mano tend les mains vers moins sans lâcher des yeux son amis, le regard insistant. Learth souffle.

- Pardon d'être agressif.

- On en a déjà parlé, t'es trop dur, mec ! rétorque Mano en lui tapotant l'épaule.

Learth lui prend la main et la tord en disant calmement « Me touche pas, toi. ». Malgré la violence de sa réaction, elle me fait rire et j'ai du mal à contenir mon amusement. J'ai l'impression que Learth me sourit, mais le brouhaha de Nesta détourne mon attention. Je ne l'avais même pas vu arriver. Elle me prend par le bras en me disant que nous retournons chez les filles. Devant la porte je laisse passer Nesta pour me retourner et regarder les garçons. Ekin fait la tête, Mano est comme je l'ai toujours vu – c'est-à-dire deux fois – dans un état second et Learth est lui même. Et c'est seulement pour lui que je n'arrive pas à définir un état d'âme. Je m'aperçois que quand j'ai croisé son regard, il ne paraissait plus aussi vide. Quelque chose a changé.

___________________________________

Dernière mise à jour le 13/11/2019

Annotations

Vous aimez lire Nik'talope Ka Oh ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0