Chapitre quinze

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Le calme et l’obscurité l’entouraient. Rassurants. Confortables. Son esprit flottait sans pensées dans ce havre, errait sans but aucun. Il n’avait nulle conscience de lieu ou de temps, et s’en moquait bien. Ils n’avaient aucune importance. Seule comptait sa tranquillité présente. Doucement, une chaleur nouvelle l’enveloppa. Suave. Désagréable. Il prit peu à peu conscience de son corps, du cœur battant dans sa poitrine, du fourmillement sur ses bras.

Antoine ouvrit les yeux. La brume doucereuse qui enrobait son être s’éclaircit progressivement, laissant place à une autre obscurité, moins profonde, plus tamisée. Lentement, il se redressa. Quelque peu hagard, il regarda autour de lui. Il se trouvait dans une maisonnée de bois, à peine plus grande qu’un cabanon de chasseur. D’entre les rideaux de la fenêtre unique paraissaient quelques rayons de soleil, déjà vifs.

Le jeune homme écarta les draps qui le recouvraient encore et se leva. Il approcha de la fenêtre, tira les rideaux d’un mouvement raide. Le grand jour l’éblouit, si bien qu’il dut plisser les yeux, le temps de s’habituer à cette clarté. Lorsqu’il les rouvrit, il fut surpris de découvrir le paysage qui s’offrait à lui. En contrebas de la montagne où il était perché s’étendait une cité aux couleurs de l’automne. Tout ou presque était de bois fait, se confondant avec les arbres dont elle fourmillait. Des bâtiments simples la composaient, mais qui possédaient une certaine élégance qu’Antoine ne s’expliquait pas.

Il mit quelques secondes à se rappeler où il se trouvait.

Tademna.

Étrangement, le nom s’était ancré dans son esprit, lui qui prêtait habituellement bien peu d’attention à ces détails.

Il resta encore de longues minutes immobile, admirant la cité étendue à ses pieds. Puis, se rendant soudainement compte de la position du soleil, il se saisit de ses vêtements, les enfila et quitta la maisonnée d’un pas vif. Jetant un regard en contrebas, il retrouva facilement la plateforme sur laquelle lui et ses compagnons de voyage s’étaient entraînés la veille. Quelques silhouettes s’y trouvaient. Malgré l’heure plus qu’avancée, beaucoup semblaient manquer à l’appel. Sans attendre un instant de plus, le jeune homme dévala les marches de terre et les rejoignit. Ils étaient moins nombreux qu’il l’avait d’abord cru. Il se demanda vaguement si, comme lui, les autres se trouvaient encore dans l’inconscience du sommeil.

« Tu es réveillé ! »

Henri s’était retourné au bruit de ses pas. Ses vêtements étaient étrangement défaits, sa figure pleine de poussière. Les cheveux ébouriffés, la mine réjouie. Malgré son état débraillé, Antoine ne l’avait pas vu aussi enjoué depuis longtemps.

« Reste concentré ! »

Tany, qui lui faisait face, lui porta un coup à l’épaule. Henri lâcha une exclamation sous l’effet de la surprise et, avec un sourire contrit, il se détourna de son frère pour se concentrer sur la Sorcière.

« Antoine, par ici ! »

À quelques pas de là, Christyl lui faisait de grands gestes depuis le rondin sur lequel il était assis. Quelque peu dérouté, le jeune homme rejoignit son comparse et se posa à son tour. Ashley, installée de l’autre côté de son frère, ne daigna pas tourner les yeux vers lui, trop concentrée qu’elle était sur Henri et la Sorcière.

« Qu’est-ce qu’ils font ? demanda Antoine en portant, lui aussi, les yeux sur l’étrange paire.

— Tany lui apprend à manier le couteau, répondit Christyl en suivant son regard.

— Pour quoi faire ? »

L’autre haussa les épaules.

Ce n’était pas la première fois que la Sorcière se prêtait à ce jeu. Elle s’y était déjà essayée sur Ervey, sans succès. Le garçon n’avait guère de motivation à apprendre une telle chose. Pas qu’il eût grande motivation à faire quoi que ce fut, à bien y réfléchir. Il se contentait habituellement de suivre Arnaud et Len comme leur ombre, en silence, et faisait le minimum de ce que Moréla exigeait de lui pour qu’elle le laissât en paix.

Antoine balaya du regard le terrain. Ils étaient les seuls présents.

« Où sont les autres ? demanda-t-il.

— Aelina est partie rencontrer la princesse, Sloe s’est perdu quelque part en haut — il accompagna ses mots d’un geste vague en direction du sommet de la montagne —, les Elfes et Vackyrie sont les cieux savent où, et les autres… j’imagine qu’ils dorment encore.

— Pourquoi ne pas nous avoir réveillés ? »

Christyl haussa à nouveau les épaules.

« On sait pas combien de temps on va attendre, alors autant se reposer un peu en paix. »

Antoine n’insista pas davantage et reporta son attention sur son frère.

Le dos droit, les pieds fermement ancrés au sol, Henri faisait face à Tany avec une grande détermination. Il brandissait son couteau, ses phalanges blanchissant sur sa garde.

« Relâche ta poigne, lui enjoignit Tany d’un ton ferme. À trop serrer, ta main va devenir raide et perdre de sa souplesse. »

Diligent, Henri obéit. Tany l’observa encore quelques instants, approuva d’un hochement sec de la tête.

« Attaque-moi. »

Le jeune homme s’apprêta à faire un pas en avant, se figea finalement. La Sorcière se tenait immobile devant lui, les mains vides, pas même en position de défense. Il hésitait, Antoine le voyait. Tany perçut également sa réticence. Une pointe d’agacement traversa son regard. D’un pas vif, elle s’élança vers le jeune Magicien et, d’un mouvement brusque, elle écrasa sa paume contre sa poitrine avec une telle force qu’il recula de plusieurs pas avant de tomber à la renverse, le souffle coupé.

« Si j’avais utilisé ma magie, tu serais mort, gronda Tany. Avoir l’air sans défense ne veut pas dire l’être réellement. Tu ne sais pas de quoi ton ennemi est capable. Tu dois l’éliminer avant qu’il ne puisse réagir. »

Pour toute réponse, Henri grogna de douleur tandis qu’il se relevait.

« Recommence. »

Il se remit en position.

« Qu’est-ce qu’ils font ? »

La voix de Sloe, sorti de nulle part, fit sursauter Antoine. Malgré les pierres qui jonchaient le flanc de la montagne, le rouquin était arrivé dans le plus grand des silences.

À la question qu’il avait posée, Christyl, qui n’avait pas bougé d’un cheveu, se contenta de hausser les épaules, seule réaction physique qu’il semblait vouloir donner aujourd’hui.

« Tany l’entraîne au couteau, répondit Antoine tandis que Sloe s’installait à son tour sur le rondin. Et toi, qu’est-ce que tu faisais ?

— Je voulais voir jusqu’où allait la muraille d’arbres, mais elle monte trop haut dans la montagne. J’ai l’impression qu’elle va jusqu’au sommet.

— Pour quoi faire ? Personne n’est assez fou pour monter tout là-haut.

— Moréla a dit que les tademnains aimaient la solitude. J’imagine que c’est une précaution de plus. »

Antoine n’ajouta rien. Il ne comprenait pas ce désir de réclusion totale, presque maladif. Même si lui-même était bien peu social, il n’en était pas au point de s’isoler complètement. Avec un soupir, le jeune homme balaya cette question de son esprit. Il ne comprenait pas grand-chose de ce monde de toute façon, et il n’y avait aucun intérêt à y réfléchir plus avant.

Il préféra reporter son attention sur son frère. Henri n’avait plus mordu la poussière, mais il ne s’en sortait pas pour autant face à la Sorcière. Tany évitait chacune de ses attaques d’un simple mouvement, échappant à la lame d’un jeu de jambes habile ou envoyant valser le couteau d’un geste précis de la main.

« Ne frappe pas au hasard, dictait-elle. Vise les points vitaux. Un assailli protègera toujours sa poitrine et sa tête en priorité. Préfère les reins et le foie. Contourne les bras et attaque par en dessous. »

Le jeune Magicien avait beau tenter de mettre ses conseils en application, la Sorcière évitait systématiquement ses attaques, lui assénant au passage de petites tapes dans la nuque qui claquaient avec force malgré la faiblesse du coup porté.

Après de longues minutes de cet exercice intraitable, Tany déclara la séance terminée. Avec une longue plainte, Henri se laissa tomber lourdement à terre et reprit son souffle à grandes goulées d’air, son visage maculé de terre ruisselant de sueur.

« Christyl, tu es le prochain, lança la Sorcière comme une menace.

— Pourquoi moi ? s’indigna celui-ci.

— Et pourquoi pas ? »

À contrecœur il se leva, non sans quelques grognements émis entre ses lèvres serrées. À pas traînants, Henri rejoignit le rondin sur lequel les jeunes Magiciens étaient installés et s’écrasa à la place laissée vacante par Christyl. Visiblement épuisé, il se laissa glisser à bas du tronc et s’affala, la tête rejetée en arrière, un air de contentement sur le visage. Son aîné lui jeta un regard amusé. Alors que Tany s’échinait à rectifier la posture de son nouvel adversaire, Antoine tourna les yeux vers Sloe, qui n’avait plus dit un mot depuis son arrivée. Son regard était fixé sur la Sorcière, une lueur étrange dans les yeux, les sourcils légèrement froncés.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Antoine à voix basse, inquiet de l’expression que le jeune homme arborait.

Sloe posa un instant les yeux sur lui, puis les reporta sur la Sorcière.

« Elle ne m’inspire pas confiance. »

Quelque peu confus, Antoine suivit le regard de son comparse, avant de se tourner à nouveau vers lui.

« Que s’est-il passé ? »

Une moue étira les lèvres du rouquin.

« Je pensais, commença-t-il, qu’elle pourrait être quelqu’un en qui on pourrait avoir confiance. Après tout ce qu’elle nous a dit, ses plans, la confiance que Jasper a pour elle… je me suis dit que ça valait la peine de voir ce qu’elle valait.

— Mais ?

— Quand on a découvert que les Vinsere étaient les êtres magiques qu’on cherchait, elle m’a envoyé chercher Jasper. Sur le moment, je ne me suis pas posé de question. J’ai juste fait ce qu’elle demandait. Mais maintenant je suis sûr qu’elle leur a dit quelque chose, quelque chose d’important. Anthony avait peur d’elle, Lenny se méfiait. Il était prêt à l’affronter. Et pourtant, lorsque je suis revenu avec Jasper, ils semblaient tous les deux résolus, prêts. Pendant ces quelques minutes où ils étaient seuls, elle a réussi à les convaincre. Et elle n’a jamais voulu nous dire comment elle avait fait.

» Au final, elle est comme Moréla. Elle ne répond pas aux questions qui ne l’arrangent pas.

» On voulait trouver un moyen de se débarrasser de Moréla, tu te souviens ? Non seulement on n’en a pas trouvé, mais on en a maintenant une deuxième sur le dos. »

Antoine se détourna en silence. Il ne s’était pas vraiment posé de questions, lorsque Jasper leur avait annoncé que les cousins Vinsere étaient des Magiciens. Tout ce qu’il avait eu en tête, c’était que maintenant qu’ils avaient trouvé les êtres magiques qu’ils cherchaient, leur départ de Syracuse était imminent. Loin de la protection des remparts de la cité de Jurpo, tout pouvait à présent leur arriver. Ce qui s’était passé en Arébie pouvait à nouveau se produire. Et cela le préoccupait.

Il ne s’était pas non plus posé de questions sur Tany, à bien y penser. Tout ce qu’il voyait, c’était que Moréla la détestait. Et voir la Magicienne aussi irritée par la présence de la Sorcière lui suffisait. Tandis que Sloe s’était montré plus attentif à la présence de Tany, Antoine quant à lui s’était contenté de trivialités.

Il aurait voulu se donner des gifles.

Alors qu’il réfléchissait à ce que lui avait révélé Sloe, le bruit de plusieurs pas se rapprochant détourna son attention. Tournant la tête, il découvrit la jeune princesse de Tademna, montant avec empressement les quelques marches qui lui restaient à parcourir pour rejoindre la plateforme où le jeune homme et ses comparses se trouvaient. À sa gauche se tenait l’homme de la veille, celui qui s’était trouvé dans la salle du trône, en retrait. Il suivait la princesse comme son ombre, adaptant avec minutie son pas au sien, prenant soin de ne jamais la dépasser. Aelina les suivait de près, fière et droite comme à son habitude. Derrière encore se trouvait Moréla, la mine sombre, flanquée immanquablement d’Arnaud, lui-même talonné par sa suite habituelle composée de Len et Ervey.

En silence la troupe s’approcha. À leur vue, Tany cessa son exercice avec Christyl et observa les nouveaux arrivants. Sans marquer de pause, la jeune Aïly pressa le pas et se planta devant la Sorcière, le dos terriblement droit, comme si elle cherchait par ce moyen à se grandir, ses petites ailes légèrement étendues, leurs plumes plus ébouriffées que jamais. Elle toisa Tany, le regard ardent, comme si elle cherchait à la défier. La Sorcière quant à elle ne broncha pas, ses yeux de sang posés sur la jeune fille, le visage indifférent. Après quelques instants, la princesse prit une grande inspiration.

« Je souhaite m’entretenir avec vous, Maître », clama-t-elle d’une voix inutilement forte.

Pour toute réponse, Tany hocha simplement la tête. N’en attendant guère plus, la princesse contourna la Sorcière et s’éloigna d’un pas vif, son garde toujours sur ses talons, Tany à leur suite. Lorsqu’elle jugea qu’elle s’était assez éloignée, la jeune Aïly s’arrêta à nouveau brusquement et demeura immobile, dos au reste de la cour terreuse. Tany la contourna à son tour et lui fit face, droite comme un « i ».

De là où il se trouvait, Antoine ne pouvait voir le visage de la princesse, ni celui de son garde. Pourtant, à l’attention soudaine que lui porta Tany, il devina que la princesse s’était enfin décidée à véritablement s’adresser à elle.

« Qu’a-t-elle décidé ? »

Surpris par la question de Sloe, Antoine pivota vers lui. Le Magicien s’était relevé. Tourné vers Aelina, il attendait une réponse claire. La mine atterrée de la jeune femme, cependant, fit retomber ses espoirs.

« Cela dépendra de ce que Tany lui dira », répondit-elle d’une voix lasse, un soupçon d’inquiétude dans les yeux.

Comme un seul homme, la troupe tourna à nouveau les yeux vers Tany, engagée avec la jeune princesse dans une grande discussion qu’aucun d’eux ne pouvait entendre. À leur côté, le garde de la princesse demeurait résolument immobile et silencieux. Ce ne fut que lorsque l’Aïly fit un geste dans sa direction qu’il esquissa son premier mouvement. Il porta la main à ses yeux, retira un instant les lunettes qui pinçaient son nez, et les replaça d’un geste vif. Tany n’eut pas la moindre réaction, pourtant Antoine devina aisément ce qu’il avait bien pu lui montrer.

Il jeta un rapide coup d’œil à ceux qui l’entouraient. Aelina ne laissait rien transparaître de ses pensées, de même que Sloe dont l’expression était indéchiffrable. Moréla en revanche pinçait des lèvres, de la même manière que lorsqu’elle dévisageait Tany avec désapprobation. Arnaud quant à lui avait les sourcils froncés, le nez légèrement plissé. En ce qui concernait Len et Ervey, tous deux semblaient complètement désintéressés quant à la situation, n’y prêtant guère attention.

À nouveau des pas se firent entendre. Tournant la tête pour la énième fois, Antoine observa Tany, la princesse et son garde revenir vers eux. La jeune Aïly ne s’attarda guère et dépassa la troupe d’un pas vif, son ombre humaine la suivant comme à son habitude.

« Qu’a-t-elle dit ? s’empressa de demander Aelina.

— Elle accepte de nous aider, répondit la Sorcière. Nous partons demain. »

Et sans un mot de plus elle s’éloigna à son tour.

La voyant ainsi partir, Antoine repensa à ce que Sloe lui avait dit, quelques minutes plus tôt. Qu’avait-elle pu bien dire à la jeune princesse qui ne pouvait être dit devant eux ? Une boule se forma dans sa gorge. Il se demanda si les seuls ennemis qu’il devait craindre étaient ceux qui lui avaient été désignés.

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