Chapitre cinq

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La forêt était silencieuse, si ce n’était les bruits ambiants du vent dans les ramures et le chant des oiseaux. Dans cette quiétude et sans personne alentour, Tany avait décidé de quitter les sous-bois pour marcher à même la route de terre. Elle n’avait plus emprunté ce genre de chemins depuis une éternité. Pouvoir le faire l’apaisait. Elle se surprit même à esquisser l’ombre d’un sourire.

Elle marcha ainsi un long moment avant de percevoir le moindre bruit. Elle s’arrêta un instant, tendit l’oreille. Au bruit du grincement du bois et aux rires d’enfants, elle en conclut qu’une caravane approchait. Elle rabattit davantage sa capuche sur sa tête et poursuivit son chemin. Lorsqu’elle sentit que la caravane n’était plus très loin derrière elle, elle s’écarta du chemin et se rabattit vers l’orée des bois. La première charrue la dépassa avec un signe de remerciement de son conducteur. Il ne jeta aucun coup d’œil vers la voyageuse, se contentant d’un geste de la main, l’autre tenant avec fermeté les rênes des bidets qui tiraient la carriole. Une caravane marchande, à en croire le contenu des charrettes.

Les cahotements de la route faisaient tanguer les marchandises, les jetant contre les parois des chariots à force de claquements tantôt sourds, tantôt aigus en fonction de ce que les caissons contenaient. Les carrioles n’en finissaient pas de défiler et entraînaient dans leur sillage nuages de poussière et odeurs fétides, celles-ci appartenant autant aux bêtes qui les tiraient qu’aux hommes qui les guidaient. Les marchands se hélaient d’une charrette à l’autre, se prévenaient d’un nid-de-poule particulièrement creusé, demandaient une flasque de cidre aigre-doux ou vérifiaient simplement que rien d’encombrant n’était tombé sur le convoi. Des gamins braillaient et couraient en tous sens, glissaient sous les bidets épuisés, crapahutaient sur les carrioles encombrées et allaient même jusqu’à chiper une pomme d’un tonneau mal fermé, s’octroyant ainsi les foudres du propriétaire qui exigeait qu’on lui rendît son bien.

Quelque peu lasse de cette attente interminable, Tany s’accorda un soupir, certaine que dans ce grabuge personne n’entendrait son irritation. Elle doutait de toute manière qu’ils soient même capables d’entendre un grondement de tonnerre si un orage s’en venait. Chose toutefois peu probable, le ciel était bleu et limpide en cette fin d’été, et de ce fait aucun orage ne surviendrait dans les environs avant au moins l’arrivée de l’automne. La moiteur ambiante, quant à elle, était encore suffisamment supportable pour ne pas provoquer une pluie par surprise.

Alors que la caravane venait à sa fin, la main de la voyageuse se porta par automatisme à son capuchon et l’abaissa un peu plus encore. Rassurée, elle attendit patiemment que les derniers nuages de poussière fussent retombés avant de reprendre son chemin.

Tany ne vit la fin de la forêt qu’en milieu de journée, bien des lieues après le passage de la caravane. Les bois denses laissèrent soudainement place à des plaines verdoyantes où naissaient ici et là quelques collines endormies. Les plaines D’Orys. C’était entre elles que la route serpentait à travers les steppes, épousant le paysage avec une discrétion sublime, de la même manière que la traversait la rivière Neerön. Et là, à l’horizon, à encore des lieues de marche, se dessinaient les abords du royaume de Syracuse et les premiers contours de la ville de Jurpo. Avec la distance, la cité ne paraissait pas plus grosse qu’une noix. La voyageuse pouvait cependant distinguer le simulacre du palais royal, aussi blanc qu’un coquillage poli par la mer.

Tany savait qu’il lui restait pratiquement deux jours de marche pour l’atteindre, aussi se remit-elle en route sans attendre. Comme prévu elle atteignit la cité au deuxième jour, peu de temps avant que le soleil ne se couchât. Malgré l’heure qui se faisait tardive, des dizaines de personnes se disputaient encore à l’entrée de la ville pour y entrer. Devant les battants massifs étaient postés quelques gardes, qui tentaient tant bien que mal de réguler le flux constant des badauds qui s’amassaient aux portes de la cité. Le regard de la voyageuse dévia quelque peu et croisa celui, carmin, d’un visage qui lui était bien trop familier, accroché aux murs aux côtés de dizaines d’autres.


RECHERCHÉE

MORTE OU VIVE


Tany s’arracha à ce regard qu’elle connaissait par cœur et baissa le sien. Elle retint son envie presque irrépressible de monter son écharpe jusqu’au nez, et préféra se mêler à une famille dans l’espoir de passer inaperçue. Son cœur battit plus fort lorsque s’approcha l’un des soldats, pour se calmer à nouveau lorsque celui-ci la dépassa et préféra entreprendre un paysan qui conduisait une charrette. Soulagée, elle franchit les portes de la ville sans plus d’inquiétude.

Maintenant qu’elle était parvenue à entrer, il lui fallait trouver un endroit où loger, le temps de quelques jours. La voyageuse savait cependant que les auberges prêtes à accueillir des inconnus sans visage ne couraient pas les rues. Aussi, sitôt cette pensée formulée, Tany se mit à la recherche d’une gargote guère trop regardante à l’égard de l’identité de ses clients. Bien que la cité de Jurpo comptât un grand nombre de pensions où passer la nuit, les tenanciers expulsèrent la jeune femme sans ménagement devant son refus de montrer son visage.

À la nuit tombée, Tany entra dans la dernière bâtisse susceptible de l’accueillir. Le nom de Madame Tym était peint en noir au-dessus du porche et, si elle en croyait la quiétude qui imprégnait les lieux, l’auberge semblait avoir l’avantage de ne pas être doublée d’une taverne, ce qui n’était pas un point négligeable lorsque l’on manquait, comme elle, de sommeil. La voyageuse entra sans hésiter, l’auberge étant quoi qu’il en soit son dernier espoir de dormir sous un toit. Si d’aventure la propriétaire la refoulait comme les autres, il ne lui resterait plus qu’à sommeiller dans une écurie quelconque, en priant pour ne pas se faire remarquer.

La pièce principale de la guinguette était imprégnée d’une fraîcheur agréable pour cette saison. La tenancière de l’établissement, si toutefois il s’agissait bien d’elle, nettoyait à l’aide d’un torchon humide le comptoir derrière lequel elle se trouvait. La voyageuse s’approcha d’un pas vif, et nota du coin de l’œil qu’un seul autre individu était également présent. Un homme semblait-il, attablé près d’une fenêtre, mangeant ce qui devait être une écuelle de ragoût. La vue de la viande fumante suffit à aviver la faim de la jeune femme, momentanément oubliée à l’approche de la cité.

Celle qui semblait être ladite madame Tym leva les yeux vers la nouvelle venue et haussa les sourcils devant son refus à soulever sa capuche. Celle-ci posa les mains sur le comptoir, les paumes bien à plat, et s’adressa à la tenancière sans davantage relever la tête. Ce qui eut le don de faire hausser les sourcils de cette dernière plus haut encore.

« Z’auriez pas une chambre en rab’, m’dame ? C’est qu’j’ai fait d’la route, ‘voyez », dit Tany dans un parler volontairement pâteux, forçant sur sa voix pour la rendre plus grave.

La tenancière étudia sa tenue du regard, jugeant probablement si celle qui se trouvait face à elle avait de quoi payer sa dîme, avant de daigner répondre.

« Deux d’argent la journée, ‘vec repas et bains compris. Payable aux vingt-quatre heures », dit-elle finalement.

Tany fut plus qu’heureuse que la tenancière ne lui posât pas la moindre question. Elle devait être de ceux qui se souciaient davantage de la capacité ou non d’un client à payer, sans regard pour leur identité ou leur provenance. Voilà qui arrangeait la voyageuse au plus haut point. Elle porta la main à sa ceinture, en détacha son escarcelle, l’ouvrit devant la matrone pour que celle-ci pût voir de ses propres yeux que la jeune femme pouvait effectivement payer son loyer, et en sortit deux solas d’argent, qu’elle posa sur le comptoir et poussa vers la tenancière.

Tandis que Tany refermait sa bourse et la remettait à sa place, la propriétaire de l’auberge s’empara des piécettes et les tâta toutes deux du bout de la langue, déterminant au goût s’il s’agissait d’argent véritable ou de vulgaire métal. Visiblement satisfaite de l’authenticité de la monnaie, elle la glissa dans son corset avant de lever à nouveau le nez vers la voyageuse.

« V’lez rester combien d’temps ? »

Tany haussa les épaules.

« L’temps qu’l’affaire roule, ‘voyez ? C’est qu’j’ai plein d’machins à vendre, m’dame. »

Madame Tym ne la crut pas un seul instant. La légèreté des sacs que la jeune femme portait trahissait son mensonge, plutôt osé. Pourtant, la matrone hocha la tête sans un mot et contourna le comptoir en faisant signe à la voyageuse de la suivre. Elles montèrent une volée d’escaliers jusqu’à l’étage, où la tenancière désigna une porte en plein milieu du couloir. Elle l’ouvrit elle-même à l’aide de sa propre clé et laissa sa nouvelle cliente jeter un œil à la chambre, voir si celle-ci lui convenait. En ce qui concernait la jeune femme, tant qu’il y avait un lit, même une cave aurait été parfaite.

« V’lez un ragoût, j’magine ? demanda la tenancière.

— Ce s’rait pas d’refus, m’dame. ‘vec une pinte de cidre si z’avez. »

Et z’avez visiblement, puisque lorsqu’elle remonta dans la chambre la matrone posa sur la petite table, à côté du lit, écuelle de ragoût et pichet de cidre. Ce dernier s’avéra bien meilleur que ce que Tany avait anticipé, et d’une saveur qu’elle n’avait encore jamais goûtée, et doutait même de pouvoir reconnaître. Une production locale, sans aucun doute, venant probablement du village d’Essas, connu pour ses cultures de fruits et de légumes.

Malgré la faim qui la tenaillait, la jeune femme ne put résister à l’envie de savourer le fumet de son écuelle avant d’y goûter. Mouton mijoté à la bière, d’orge semblait-il. Cela suffit amplement à lui donner l’eau à la bouche, aussi elle attaqua sans attendre plus encore.

Son repas achevé dans la plus grande satisfaction, elle descendit voir la tenancière et lui réclama le bain pour lequel la chambre coûtait si cher. Cette dernière l’emmena sans un mot quelques minutes plus tard, portant sans effort une bassine colossale remplie d’une eau fumante, et repartit avec la vaisselle avant de fermer derrière elle. Tany verrouilla la porte à l’aide du loquet qui y était installé, et dégrafa sa cape courte avant de la jeter négligemment sur la chaise. Elle déboucla ensuite sa ceinture, la posa délicatement sur la table, enleva ses bottes, son gilet, sa chemise, ses braies qui tour à tour vinrent tapisser le sol.

Enfin, elle entra dans le bain et savoura quelques instants la chaleur bienheureuse de l’eau. Comme un réflexe coupable, elle baissa les yeux et fit face au reflet de son propre regard qui la dévisageait. Un regard couleur de sang qu’elle haïssait tant. Tany le défia encore de longues secondes, puis elle plongea soudainement la tête dans l’eau et resta ainsi en suspens quelques instants avant de ressortir et d’entamer le nettoyage méticuleux de chaque parcelle de son corps. L’eau noircit à vue d’œil tandis que la jeune femme avançait dans son décrassage minutieux. Elle en ressortit la peau rosée, les cheveux humides mais vivifiés, propre comme elle ne l’avait plus été depuis bien des semaines.

Ce fut entièrement nue qu’elle se jeta dans le lit et, ainsi allongée, s’autorisa un court sommeil. Elle se réveilla bien après que la lune ait atteint son zénith dans le ciel. Elle remit alors ses vêtements de voyage et se prépara à sortir. Ses bottes enfilées, sa capuche ajustée, elle vérifia que son couteau glissait sans encombre dans sa gaine et le dissimula dans l’un des plis de ses vêtements, avant de sortir de la chambre. Quelques bruits lui parvinrent depuis la salle commune, où certains clients de l’auberge devaient encore se restaurer. Tany prit garde de se faire le moins remarquer possible et quitta prestement la pension, sans un regard pour ses compagnons de logis.

Malgré le nombre plus que conséquent d’habitants qui se côtoyaient au sein de la cité, Jurpo était bien silencieuse. La nuit était tombée, signe de fermeture de la plupart des commerces et lieux publics, et seuls les artisans les plus assidus s’attardaient en leur boutique pour fignoler quelque travail. Toutefois, qui disait obscurité disait également garde de nuit. Si les habitants demeuraient tranquillement installés en leur masure, les soldats de la cité quant à eux arpentaient les rues, plus vigilants que des pies veillant sur leur nid. Rien de surprenant, lorsque l’on savait ce qui s’était passé naguère entre ces murs… La discrétion était donc de mise si Tany désirait passer inaperçue. Fort heureusement, elle avait passé suffisamment de temps à se cacher tout au long de sa vie pour avoir appris toutes les ficelles de l’art de la dissimulation.

La jeune femme glissa dans les ombres des bâtiments et avança dans la nuit, aussi silencieuse qu’une brise de printemps, presque invisible. Elle traversa la ville d’un pas rapide, s’arrêta à l’ombre d’un bâtiment quand elle aperçut le simulacre d’un garde, repartit de plus belle lorsque nul danger ne se présenta plus. Elle chemina ainsi jusqu’à arriver au pied d’une grande colline qu’escaladait une envolée de marches de pierre. Et, au sommet de celle-ci, le castel de Syracuse.

Le palais royal, d’une envergure prodigieuse, était aussi pâle qu’un os sous le clair de lune. Ses nombreuses tours s’élevaient vers le ciel telles des piques faramineuses, certaines jointes les unes aux autres par de grandes et fines passerelles. Des trouées arquées aux murs marquaient les fenêtres, points lumineux aussi brillants que les étoiles du firmament.

Observant ainsi les lieux, une chose surprit grandement la jeune femme. N’étaient visibles aucun poste de garde, aucun chemin de ronde, nulle guérite. Le palais se trouvait être aussi vulnérable qu’un enfant laissé à l’abandon. Tany mémorisa son infrastructure et poursuivit son chemin en longeant la colline pour en faire partiellement le tour. Là, dissimulées derrière une courte élévation terrestre, se trouvaient les écuries, illuminées par quelques torches à peine et gardées par une poignée de palefreniers tous plus jeunes les uns que les autres.

Tany fit une moue incrédule, incapable de croire en la facilité de la chose. Fallait-il être stupide pour accorder au castel royal si peu de surveillance… ou fallait-il un orgueil démesuré pour construire son fief de la sorte. Aucune de ces deux éventualités n’était réellement affriolante.

Prenant soin de ne pas se faire repérer, la jeune femme avança vers les écuries et en explora les recoins, découvrant par là même comment les serviteurs se rendaient de cet endroit au palais. Son exploration ne prit guère plus de quelques minutes, aussi la jeune femme rentra prestement à l’auberge lorsqu’elle en eut fini avec les écuries.

Tany passa la journée du lendemain à explorer la ville autant que possible, camouflant son visage dans l’ombre de sa capuche et quittant rapidement les lieux où l’on exigeât qu’elle le découvrît. Fort heureusement pour elle, plus elle s’enfonçait dans les méandres de la cité, moins l’on faisait attention à elle.

Loin de la route principale et de son abondance de passants, se cachaient derrière les façades enluminées les quartiers que l’on choisissait d’ignorer. Plus elle s’enfonçait, plus les bâtiments se détérioraient, les badauds se ramassaient sur eux-mêmes, les chemins se parfumaient d’émanations que la jeune femme aurait préféré ne pas sentir.

La face cachée de Jurpo…

Toute cité en avait une, car aussi longtemps qu’existait la richesse existait également la pauvreté. C’était une vérité aussi absolue que les principes mêmes de vie et de mort.

Car toute chose se doit d’avoir un équilibre.

C’était un fait que Tany ne connaissait que trop bien.

Elle décida de faire abstraction de ce qui l’entourait, ignora les manants autant qu’eux-mêmes l’ignoraient en retour, et poursuivit son exploration. Elle s’approcha au plus près de la grande muraille qui protégeait la cité de l’extérieur, l’étudia avec attention, calcula le temps qui marquait un roulement de la garde, ainsi que la durée que mettait un soldat à exécuter sa ronde. Ces notes mentalement prises, la jeune femme fuit les lieux et rentra à l’auberge où elle logeait avant même la tombée de la nuit, et passa le reste de la journée à rattraper son sommeil perdu.

Ainsi se répéta le jour suivant, en tous points semblable au premier. Ce ne fut qu’au lever du troisième que les choses se compliquèrent soudainement. Tany avait bien évidemment prévu toutes sortes de situations auxquelles elle risquait de se confronter, et avait par conséquent établi plusieurs stratégies pour y faire face. Elle avait tout prévu. Ou presque. Car elle était loin d’imaginer qu’un tel événement pouvait survenir.

Ce fut d’abord une clameur lointaine qui la tira de ses pensées. Elle était si sourde qu’il était difficile pour la jeune femme de déterminer s’il s’agissait de cris de joie ou de colère. Puis le tumulte se rapprocha, de plus en plus fort, faisant vibrer jusqu’aux poutres de la chambre. Tandis que des nuages de poussière tombaient en cascade du plafond, Tany se leva prestement et alla à la fenêtre, tout en prenant garde à demeurer dans l’ombre du mur, pour que nul depuis la rue ne pût voir son visage. Percevant le vacarme du dehors, les habitants demeurant encore en leur masure sortirent constater par eux-mêmes l’origine de tant de hourvaris.

La foule hurlante ne tarda pas à parvenir à hauteur de l’auberge, criant sa joie aussi fort qu’elle le pouvait. Tany étira le cou afin de mieux voir le sujet de tant d’éclats. Ce fut tout d’abord la créature qui attira le regard de la jeune femme.

Un peu plus haute qu’un cheval et y ressemblant beaucoup, elle était pourtant loin d’appartenir à la grande famille des équidés. Sa peau, noire et granuleuse, moulait ses os avec une perfection terrifiante, comme si la bête ne possédait ni chair ni muscle. Des ailes fines, trouées et aux membranes visibles, paraient ses côtes saillantes. Sa crinière, sèche et fourchue, battait l’air tandis que la créature secouait la tête, un gros crâne rectangulaire aux mâchoires marquées, sa peau déchirée laissant percevoir une rangée de dents pourries, aux naseaux anormalement larges et creusés, aux yeux sanguinolents, vifs et cruels.

Ara’ak, songea Tany avec un haut-le-corps.

La jeune femme avait beau n’en avoir jamais vu de ses yeux jusqu’à présent, leur légende était si vive que nul ne l’ignorait. La légende de créatures maudites sorties des Hypogées.

Tany se souvenait avec une grande clarté des cauchemars qu’elle avait eus, enfant, après avoir entendu un ménestrel relater l’histoire de L’amant d’Eynisphème.


Il était un homme fou d’amour pour une jouvencelle, que les cieux avaient graciée de leurs plus beaux vœux. Eynisphème était son nom, plus belle que toutes fleurs, plus douce qu’une bise de printemps. Si belle que les yeux de la Mort elle-même s’étaient tournés vers elle. Et subjuguée devant sa beauté, la Mort l’avait prise et emmenée en son royaume. L’homme décida alors de faire ce que nul autre encore n’avait fait. Il ouvrit les portes de l’Autre-Monde, en traversa les Hypogées, en défia le Gardien pour arracher sa belle à ses griffes acérées.


Mais l’amant, se défiant de l’hubris,

Fut vaincu par sa propre folie

Et devant la Mort plia séant

Car ce que la Mort prend, jamais ne rend


Pour le punir de l’avoir ainsi défié, le Gardien emprisonna l’amant dans son royaume, et les portes de l’Autre-Monde qui s’étaient ouvertes jamais ne furent refermées. Les créatures que les Hypogées gardaient naguère en son sein furent ainsi libérées, et déferlèrent sur le monde les cauchemars que jadis elles emprisonnaient, rebus maudits des trépassés à l’âme tourmentée.

Et pour moquer la sottise de l’amant, qui crut pouvoir reprendre à la Mort ce qu’elle considérait comme sien, le Gardien livra Eynisphème à ceux que les Hommes avaient autrefois affligés.

Car il était des êtres que les Hommes un jour détruisirent et qui, aujourd’hui, n’étaient plus. Des êtres séraphiques, mi-chevaux mi-oiseaux, parcourant les terres et les ciels à l’instar des dragons pernicieux. Traqués, exterminés, vendus pour leurs grâces, ce qui leur restait d’âme finit par pourrir dans leur amertume, et ce qui leur restait de chairs pourrit avec elle.

Assoiffés du sang de ceux qui les avaient ainsi décimés, les Ara’ak vengeurs se repurent de l’âme d’Eynisphème sous les yeux de son amant éploré.

Et ainsi s’achevait l’histoire de l’amant et d’Eynisphème.


Des frissons, qui n’avaient rien à voir avec la fraîcheur du petit matin, remontèrent le long du dos de Tany. Là, devant ses yeux, se tenait l’une de ces créatures si froidement dépeintes dans une ballade de ménestrel.

Que pouvait bien faire pareille immondice en des lieux tels que Syracuse ?

La réponse lui vint avec un reflet éclatant, brillant d’un bleu extraordinaire qui, normalement, n’existait qu’en un lieu en Quatrième Terre. Si Tany savait que les couleurs flamboyantes d’une chevelure étaient signe de magie, elle ne s’attendait pourtant pas à en croiser à Syracuse. Encore moins cette couleur-là.

Personne, jamais, n’avait possédé de cheveux arborant les couleurs chatoyantes de la passe de L’Arys.

Personne, sauf elle.

Assise en amazone sur l’Ara’ak, la main gauche agrippant sa crinière cassante, le dos droit, la tête haute, elle saluait le peuple syracusain de sa main libre, un immense sourire parant son visage.

Morte.

Elle devrait être morte.

Tous les ouï-dire le confirmaient. Tany avait elle-même perdu sa trace il y avait bien des années, après qu’elle eût la grâce d’envoyer sa sœur au Cagibi des Drëvyz, la prison la mieux gardée du pays.

Morte elle devrait être, oui. C’était en ces termes que tous parlaient d’elle

Moréla.

Magicienne extrêmement douée pour son âge.

Héritière du noble sang Sarteryön.

Première en lice pour le trône de Syracuse.

Ma vieille ennemie, Moréla…

Combien de fois s’étaient-elles affrontées l’une l’autre, au nom de leurs deux familles ?

Le temps avait eu beau passer, rien ne semblait avoir véritablement changé la Magicienne. Elle arborait toujours cet air de bravade dont elle ne se départissait jamais, le menton légèrement relevé, les yeux modérément plissés de contentement. Non, les caractères avaient la vie dure, Tany le savait particulièrement bien. C’était dans son physique, en revanche, que quelques changements étaient à noter.

Ses cheveux épais, lui arrivant autrefois au milieu du dos, atteignaient dorénavant le bas de ses hanches. Sa longue frange coupée à la hâte cachait en partie de grands yeux aussi bleus qu’une nuit d’été. Ses longs cils caressaient ses joues à chaque fois que s’abaissaient ses paupières. Son nez, petit et fin, était à présent bossu à la manière d’un nez cassé qui, cependant, eut été remis en place. Ses lèvres, tout aussi fines et d’un rosé à peine prononcé, étaient marquées d’une mince cicatrice qui lui barrait la lippe du côté gauche, blessure dont Tany ne se remémorait pas. Et son teint, son teint de porcelaine qui, bien que sali par ses égarements, tranchait terriblement avec l’éclatant de sa toison et faisait ressortir les cernes noirs qui habillaient ses yeux.

Ses yeux qui se tournèrent vers Tany l’espace d’un instant.

Leurs regards se croisèrent le temps d’un battement de cœur. Celui de Tany se serra douloureusement dans sa poitrine à la pensée qu’en cet instant, malgré tout ce qu’elle avait pu faire pour en arriver là, l’objet de sa venue en ces lieux risquait de se voir grandement compromettre.

Instinctivement, la jeune femme recula davantage dans la pénombre du petit matin et pria tous les cieux de lui accorder, pour cette fois, le bénéfice de son doute.

Rien qu’aujourd’hui.

Et les cieux l’exaucèrent.

Moréla fronça les sourcils et plissa légèrement les yeux en direction de Tany. N’apercevant rien, elle abandonna rapidement ses suspicions pour s’en retourner à son peuple, qu’elle avait quitté depuis si longtemps.

Tany poussa un soupir de soulagement. Elle s’adossa un instant au mur, trop heureuse que sa présence n’ait été dévoilée. Puis son regard fut attiré par une chose qu’elle n’avait pas encore remarquée. Moréla, enfant prodigue s’en retournant parmi les siens, ne s’en revenait pas les mains vides. Une file d’Ara’ak suivait celui que montait la Magicienne, tous chevauchés par des inconnus que la foule ovationnait. Les couleurs éclatantes de la chevelure de beaucoup d’entre eux ne posaient aucun doute : la magie coulait dans leurs veines.

Tany s’approcha une nouvelle fois de la fenêtre et les observa avec attention. Ils étaient plus d’une dizaine, dont nombreux étaient plus jeunes ou prou qu’elle-même, comptant même dans leurs rangs une fillette et deux garçonnets qui, tous trois, semblaient n’avoir guère plus de six ans à peine. Du moins était-ce ce que suggérait leur apparence. Car en y regardant bien, Tany put distinctement voir la pointe affinée des oreilles de l’un des garçons. Quant à l’autre, quelque chose dans son regard suggérait qu’il n’était pas plus enfant que son comparse, avec qui il montait l’un des Ara’ak.

Tany décida de les ignorer tous deux et de se focaliser sur les autres qui, les uns après les autres, tels des poussins marchant dans les pas de leur mère, suivaient la progression de Moréla. Tany se concentra quelques instants et, doucement, étira la magie qui était la sienne jusqu’aux voyageurs nouvellement arrivés. Subtilement, afin qu’ils ne sentent pas son touché, elle posa un doigt de magie sur chacun d’eux. Elle ne s’attarda guère sur l’essence magique que chacun possédait, se préoccupant uniquement de la nature de celle-ci. À la saveur parfumée, parfois sucrée, de leur essence, Tany reconnut sans mal en eux des Magiciens.

Un nouveau frisson parcourut la jeune femme alors qu’elle réalisait qui ils étaient.

Elle s’éloigna de la fenêtre, rejoignit à grands pas ses affaires et sortit un carnet de cuir usé par le temps. Après quoi elle retourna à la fenêtre, ouvrit le livret avec agitation, jetant de fréquents coups d’œil aux adolescents que la foule acclamait. Enfin, elle trouva la page qui l’intéressait et glissa le doigt le long de la phrase qu’elle avait maintes fois soulignée au crayon.


Quinze seront car quinze sont partis, et ainsi ramèneront l’équilibre qui jadis fut perdu.


Tany releva les yeux vers les malheureux à peine sortis de l’enfance qui chevauchaient les Ara’ak.

Un, deux, quatre, sept, onze, douze…

Quatorze.

Elle fronça les sourcils, confuse.

Où est le quinzième ?

Elle recompta, espérant s’être trompée.

Quatorze.

S’était-elle méprise ?

Elle consulta à nouveau son carnet, tourna page après page. Se pouvait-il que…

Non.

Aucun d’eux ne figurait dans ses notes.

Quinze seront car quinze sont partis…

Ils n’étaient que quatorze.

Où est le quinzième ?

Elle referma le livret d’un coup sec.

Quinze seront…

À nouveau elle leva les yeux, regarda la file d’Ara’ak s’éloigner.

Il en manque un.

Elle ne pouvait s’être trompée.

Quinze seront car quinze sont partis…

Quinze.

Où est le dernier ?

Elle comprit alors que sa mission venait de prendre un nouveau tournant.

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