Chapitre premier

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L’œil noir les rejeta avec une telle force qu’ils s’éparpillèrent à plusieurs pieds de distance les uns des autres. Ils s’écrasèrent lourdement sur le sol tandis que l’œil, sa tâche accomplie, disparaissait. Moréla fut la première à se relever, se redressant avec l’agilité qui la caractérisait tant. À quelques pas de là se trouvaient les Elfes, qui semblaient n’avoir aucunement souffert du voyage, les cieux seuls savaient comment, alors même que les jeunes villageois qui les accompagnaient se relevaient à grand-peine.

« Tu aurais au moins pu nous prévenir… »

Moréla ignora la plainte de Sloe et s’éloigna quelque peu afin d’observer les environs. Le jeune homme grommela un peu plus dans sa barbe tout en se redressant, imité par ses pairs qui, quant à eux, préférèrent ne dire mot. Au lieu de quoi, ils regardèrent autour d’eux et découvrirent les lieux dans lesquels ils se trouvaient désormais. Une vallée sombre de nuages bas, recouverte d’une brume opaque et sinueuse qui en embaumait les terres de son manteau gris, serpentait dans le formidable col de montagnes qui s’étendait à l’est et aussi loin que l’horizon portait. De nombreuses collines naissaient ici et là tels des bourgeons rocailleux, entrecoupées d’un terreau noir recouvert d’un linceul austère. Aux pieds des montagnes coulait un fleuve leste qui se fondait dans le brouillard, presque invisible. Le ciel, gris, ne semblait pas vouloir s’illuminer davantage, et s’assombrissait même à mesure que le soleil, lentement, regagnait l’horizon.

Moréla fit quelques pas encore et s’approcha du bord de la colline sur laquelle ils étaient arrivés. En contrebas, au cœur du fleuve qui se séparait momentanément en deux pour laisser paraître un pan de terre, s’élevait une cité de pierre tout aussi sombre que le ciel qui la surplombait. De là où elle se trouvait, la jeune femme ne pouvait percevoir de la cité que les lumières lointaines qui, peu à peu, s’allumaient avec l’arrivée de la nuit. Pourtant, elle la reconnut sans mal.

Sarébie.

Un froid pénétrant, n’ayant rien à voir avec la fraîcheur de la nuit qui s’annonçait, s’insinua en elle.

« C’est… Syracuse ? demanda Rose de sa voix fluette, indécise.

— Non », répondit simplement Moréla.

Elle n’osa pas tourner les yeux vers la jeune fille, de peur de ce que cette dernière pourrait y lire.

Ils étaient loin de Syracuse. Beaucoup plus loin qu’ils ne le devraient.

« Alors… où sommes-nous ? »

Elle n’osa pas plus croiser les yeux d’Arnaud. Il savait mieux que quiconque déchiffrer son regard.

« Arébie, avoua-t-elle finalement. Un royaume au centre du Continent. La ville que vous voyez en est la cité mère, Sarébie.

— Pourquoi on est ici ? interrogea Antoine. Je pensais qu’on devait arriver à Syracuse.

— Le Voyageur est ancien, sa magie est certainement quelque peu défaillante, voilà tout. Il nous faudra quelques jours pour gagner Syracuse. En attendant, nous ferions mieux de poser le camp pour la nuit. Nous partirons demain au matin. »

Aucun des jeunes gens ne répondit. Ils se contentèrent de poser leurs sacs et sortirent quelques morceaux de bois parmi les rares bûches qu’ils avaient pensé amener. Antoine grimaça. Il y en aurait assez pour leur offrir un maigre feu jusqu’au matin, mais guère davantage pour le reste du voyage.

Moréla les observa du coin de l’œil. Tandis qu’ils s’affairaient à l’installation du camp, elle s’avança vers le centre de la colline, s’accroupit, et ramassa ce qui semblait être une bille de verre de la taille d’une noix. Elle plaça le Voyageur dans le creux de sa main, l’observa avec suspicion. Elle n’en gardait aucun souvenir, pourtant le Voyageur était fissuré de part et d’autre d’une entaille profonde. Elle fronça les sourcils.

« Toi ou moi pour le feu ? entendit-elle Ael lancer à l’un de ses comparses.

— Pas de magie, rétorqua la jeune femme en se relevant. Faites-le à la main.

— Pourquoi ? questionna Sloe, suspicieux, alors même qu’il s’apprêtait à appeler sa magie à lui.

— Parce que je l’ai décidé ainsi. »

Le jeune homme plissa les yeux. Moréla ne s’attarda guère sur lui. Elle s’éloigna à nouveau du camp, tourna le dos à celui-ci, s’agenouilla une fois encore. Elle canalisa sa magie dans sa main et, à l’aide de deux doigts qu’elle enfonça dans la terre avec aisance, elle traça une première ligne, puis une deuxième, une autre encore… Elle dessina ainsi plusieurs symboles dans le sol, qui irradiaient d’une lueur bleutée. Les doigts posés sur son dernier signe, la jeune femme ferma les yeux pour mieux se concentrer.

Elle força son esprit à se détacher de son environnement, à ne ressentir que les sigles marqués dans la terre. La magie qui les imprégnait tenta de se propager. Moréla la maintint par sa seule force mentale. Il ne fallait en aucun cas que sa magie s’étendît au-delà de sa propre personne, autrement quiconque en possédant une once et un peu trop de vigilance pourrait ressentir celle-ci. Et, assurément, ceux qui se trouvaient dans les environs se montreraient, après l’effervescence magique du Voyageur. La Magicienne ne pouvait attirer plus d’attention sur eux.

… nous cache ?

Le murmure s’insinua dans son esprit malgré elle. Sans s’en rendre compte, elle avait laissé sa magie s’étirer jusqu’au camp, et ainsi exacerbée perçut-elle les chuchotements des jeunes Magiciens qui l’accompagnaient.

« Elle a ses raisons.

— Ça ne l’empêche pas de nous expliquer la situation.

— Vous devriez lui faire confiance, au lieu de douter. Il faut faire ce qu’elle dit.

— Nous ne sommes pas comme toi. Nous ne la suivrons pas comme des chiens. »

L’amertume avec laquelle avait été prononcé ce dernier mot frappa Moréla de plein fouet, comme un coup que l’on lui aurait porté. Elle ignorait qui l’avait proféré, et doutait même de vouloir le savoir un jour. Les cœurs s’enflammaient, avec une telle force que cela vint perturber sa magie. Elle ne parvenait plus à se concentrer. Ses sigles perdirent en puissance.

« La magie des Elfes ne vieillit pas. »

La colère que ces dernières paroles portaient finit de briser le peu d’essence magique que la jeune femme était encore parvenue à contenir. Elle se dissipa, s’évapora dans les airs. Les runes cessèrent de luire. Moréla souffla avec force, porta les mains à sa tête. Une migraine pointait. Elle se massa les tempes, tentant par là même de chasser de son esprit ce qu’elle avait entendu. Elle ne se donna pas même la peine de lever les yeux vers Ranoli. Elle n’en avait pas besoin. Elle savait qu’il la dévisageait de ce regard noir dont il ne se départissait jamais, ses mains fermées en deux poings.

« Ce n’était qu’un prétexte, répliqua-t-elle, les yeux toujours clos. Ils sont déjà suffisamment tendus, inutile de les alerter plus encore.

— Montre-moi. »

Elle se décida enfin à rouvrir les yeux. Elle se saisit du Voyageur qu’elle avait naguère glissé dans sa poche et le confia à Kisumi, qui se tenait à la droite de son comparse. L’Elfe se saisit de la bille, l’approcha de son visage, l’examina attentivement.

« Il a été altéré, conclut-il après quelques instants.

— C’est impossible, objecta Ranoli avec une moue qui dévoila ses dents aiguisées. Personne ne peut corrompre notre magie. Personne !

— Regarde par toi-même.

— Impossible, te dis-je !

— Comment cela a pu arriver ? questionna Moréla en tentant autant que possible d’ignorer le deuxième Elfe.

— Je l’ignore, avoua Kisumi. Je ne suis pas expert en cette matière… La seule chose que je peux te dire, c’est que la magie utilisée sur ce Voyageur semble bien plus ancienne que la nôtre.

— Comment a-t-il pu être altéré ? Je le possède depuis toujours, ils n’ont pu y accéder.

— Es-tu sûre qu’il s’agisse du tien ? »

Elle hésita un instant. Rien ne pouvait distinguer un Voyageur d’un autre, il était donc facile de les confondre. Cependant, ils demeuraient des objets rares que bien peu possédaient, même au sein des Elfes qui pourtant les fabriquaient. Et parmi eux, aucun que Moréla eût croisé ces dernières années.

Soudain, elle se souvint de l’incident qui avait précédé son départ. La lutte. La fille. Elle se rappela avoir entendu son escarcelle se déchirer, se revit ramasser le Voyageur alors tombé au sol avant de faire appel à la magie de ce dernier. Son Voyageur ? Elle ne se souvenait pas précisément de ce qui s’était passé, tout était allé si vite, trop vite. Elle avait du mal à se rappeler, les paroles entendues précédemment continuaient malgré elle de hanter son esprit. Peut-être… peut-être…

Avec un soupir, elle renonça à ses souvenirs.

« Je te le laisse, Kisumi. Il ne nous sera plus d’aucune utilité, désormais. »

L’Elfe acquiesça d’un léger hochement de tête, puis mit la bille dans sa poche.

Accroupie, les Elfes ne dépassaient Moréla que de très peu. Ils étaient de ceux qui possédaient du sang de Merÿnn, ce pourquoi ils n’étaient guère plus grands que des enfants. Ils en avaient également tout le visage, seule la maturité de leur regard indiquait qu’ils n’en étaient point.

Agacé d’être ainsi ignoré, Ranoli tourna les talons et regagna le camp où un feu chétif, peu à peu, commençait à flamber. Kisumi, quant à lui, décida de rester aux côtés de la jeune femme, toujours agenouillée. Celle-ci contemplait les runes tracées, inutiles. Peut-être retenterait-elle l’expérience. Elle n’en était pas encore sûre. Elle redoutait de vivre encore la même épreuve.

Plongée dans ses pensées, elle perdit toute notion de temps. Après quelques minutes de silence, l’Elfe se décida à prendre la parole.

« Je sais ce que tu as en tête, dit-il, et c’est une mauvaise idée. Le risque est trop grand. »

Moréla soupira à nouveau.

« Nous n’avons pas assez de provisions pour tenir jusqu’à Syracuse, et ces terres sont trop pauvres en gibier.

— Quelques jours sans nourriture ne les tueront pas.

— Cela les affaiblira considérablement, de même que pour moi. Je ne pourrais les protéger tous si quelque chose venait à arriver. De plus, je sais les écuries de Dëmony pleines, des montures ne seraient pas de trop.

— Tu es prête à un tel risque pour des chevaux ?

— Tout se passera bien, j’ai foi en Dëmony.

— Tu ne devrais pas.

— Il est mon oncle, rétorqua-t-elle, comme si ce simple fait pouvait tout expliquer.

— Il a ployé. Il n’hésitera pas à te vendre à Moridus si cela peut lui garantir la restitution de son fils. »

Si seulement il est encore en vie.

Moréla n’y croyait nullement. Cela faisait bien trop longtemps que le Sorcier le gardait en captivité, sans jamais donner aucune preuve de sa survie, pour qu’elle pensât ne serait-ce qu’un instant qu’il fût encore vivant. Mais Dëmony y croyait. Et c’était pour lui la seule raison qui justifiât tout ce qu’il accomplissait pour le Sorcier.

« Si nous y allons, continua l’Elfe, ils se feront tuer.

— Il ne leur arrivera rien. Tu es trop pessimiste, Kisumi.

— Et toi pas assez réaliste. Dëmony n’est plus le seigneur des terres d’Arébie, Moridus l’est.

— Cela changera lorsqu’il me verra.

— Et pour quelle raison ? »

La Magicienne n’osa formuler sa pensée à voix haute. Elle sonnait déjà de manière suffisamment ridicule dans son esprit, la dire tout haut ne rendrait la chose que plus idiote encore. L’Elfe fit une moue dubitative, mais devant son silence il n’insista pas davantage. À son tour il tourna les talons, fit quelques pas, s’arrêta.

« Inutile d’essayer encore, lança-t-il sans se donner la peine de se retourner. J’ai envoyé un Messager à Jasper. »

Puis il s’éloigna pour de bon.

Son cœur bondit dans la poitrine de Moréla, si fort que cela en devint douloureux. Elle inspira profondément, s’efforça de se calmer. Elle fixa une dernière fois les runes qu’elle avait tracées, se releva. Elle se tourna quelque peu, observa les jeunes Magiciens qui se serraient les uns contre les autres autour du feu.

Des Magiciens…

Ils n’avaient rien de Magiciens. Ils étaient toujours tels qu’elle les avait trouvés.

Ignares.

Inexpérimentés.

Paysans.

Les légendes parlaient de héros.

Ils n’étaient rien.

La jeune femme craignait que Kisumi n’ait raison. L’idée de les emmener ici lui paraissait de moins en moins bonne, quand bien même n’avait-elle pas été la sienne mais la leur. Toutefois, cela n’y changeait rien. Elle avait cédé. Il était désormais trop tard pour revenir en arrière.

Ils auraient refusé de rester là-bas.

Ils avaient une forme de courage surprenante, pour des paysans. Il fallait au moins leur reconnaître cela.

Espérons que cela suffira.

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