Les Déchus de Villtur

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  Les temps changent. Chaque fois qu’une génération succède à une autre, la morale s’émousse et les valeurs qui faisaient la noblesse de l’humanité s’estompent. Aujourd’hui, la violence est devenue l’apanage du fort et les fils de bourgeois et de riches entrepreneurs se plaisent à dégrader les lieux publics et à semer la terreur, ignorant les lois et la voix de la justice que l’argent fait taire avec une aisance écœurante. Dans ce monde individualiste en perdition, dominé par l’égoïsme et le chaos, vivent des enfants refoulés menant une vie de violence et d’affliction, perdus dans le tourbillon de haine et de mort qui empoisonne la race humaine qui les a vu naître. Ce sont les âmes damnées de la ville, les Déchus de Villtur. Mon nom est Vlad et je suis l’un d’entre eux.

***

  Ce monde impitoyable m’a volé mon innocence alors que je n’étais qu’un crève-la-faim de neuf ans. Perdu dans les ruelles de la ville débordante de vice et d’appétit meurtrier, je cherchais à apaiser la faim chevillée à mon corps frêle dans les poubelles d’une ruelle jouxtant un restaurant miteux. Le gras butor qui en tenait la cuisine m'avait surpris. Furieux, il me roua de coups, aboyant des insultes acerbes tout en me cognant avec ses énormes poings. D’abord désemparé par sa réaction, je fus rapidement gagné par les ténèbres. Chaque fois que les larges mains s’abattaient sur moi, l’obscurité gagnait mon cœur et étouffait ma conscience. La noirceur qui m’emplit se fit bientôt flammes dévorantes et ma détresse se changea en un feu sauvage, une explosion de violence et d’éréthisme émanant de chaque pore de ma peau. Mes poils se dressèrent, et l'étincelle d'innocence et d'effroi qui brillait dans mes yeux s'éteignit. Je fis brusquement face à mon tortionnaire, et me redressai, mes petits poings serrés si fort que du sang se mit à couler lentement de mes mains. S’en suivit alors un tourbillon de couleurs vives déferlant sauvagement devant mes yeux, des flots de sentiments et de pulsions primitives aveuglant ma perception et excitant tous mes sens, et des cris aux intonations épouvantables résonnant jusque dans les tréfonds de mon esprit.

  Quand la tempête qui bouleversa chaque recoin de mon être s’en fut, le chaos régnait autour de moi. Les bennes à ordures noires étaient déformées par l’impact de coups terribles, jetées ça et là comme après le passage d’une tornade. Le sol était jonché de détritus et de sacs poubelles éventrés. Mes mains tremblaient et me faisaient atrocement mal, comme broyées par une presse de fer, et du sang encore chaud couvrait mes bras jusqu’à hauteur des coudes. Le sang dégoutait de mes mains à un rythme lent et régulier, rejoignant les larges tâches pourpres qui couraient vers le fond de la ruelle. Mon regard les suivit doucement, guidé par les points rouges qui empruntaient un tracé irrégulier pour rejoindre une scène abominable de violence et de difformité. Une benne à ordure était complètement enfoncée dans le mur qui fermait la ruelle, l’échelle de secours qui longeait le mur droit avait été arrachée et fichée dans le mur du fond. A son extrémité, pendait lamentablement le corps de ce qui avait sans doute été un être humain mais qui ne ressemblait maintenant plus qu’à un amas de chair à vif, brisé et tuméfié, couvert d’un tablier de cuisine déchiré d’où s’échappait des tripes sanguinolentes. La scène dantesque était auréolée de lettres de sang illisibles, dessinées frénétiquement sur le mur couvert de suie, hurlant malgré tout un message transpirant la rage et une effroyable bestialité. Je sus instinctivement que j’étais l’auteur de ce crime inhumain mais je demeurai calme, comme soudainement ouvert à la réalité de ce monde. Le sacrifice offert au monstre de briques et de béton qu’était Villtur m’avait doté de clairvoyance, me révélant l’évidence même : l’homme est un être pensant mais il est aussi un animal, et c’est cet animal à la puissance délirante qui garantirait ma survie. Il me fallait grandir avec lui, ne faire qu’un avec la bête autrefois enchainée par mon subconscient pour devenir fort, assez fort pour survivre dans ce monde ignorant effrontément la loi et l’ordre.

L’homme de main

  Ça y est, il approche. Vlad. Le Loup Noir. La Bête de Villtur. On dit de lui qu’il est un colosse ayant tué son premier homme à l’âge de neuf ans et qu’il a poussé un hurlement lugubre, tel un loup, une fois son péché commis ; qu’il a assez de force pour briser un crâne à mains nues sans effort et qu’il conserve les crânes de ses congénères vaincus. D’autres prétendent même qu’il serait un loup garou, créature de légende respirant la cruauté et déchirant ses victimes de ses crocs plus durs que l’acier. Il s’avère que tout cela n’est que légendes urbaines et excès d’esprits lunaires. De taille moyenne, légèrement voûté, le jeune homme, de vingt ans tout au plus, est vêtu d’un t-shirt noir marqué de la signature macabre d’un groupe de métal et d’un jean noir troué au niveau des genoux. Sa musculature noueuse et ses larges épaules témoignent du traitement impitoyable qu'il inflige à son corps, affuté à l'extrême pour en faire une arme redoutable. Toutefois rien de tout cela ne lui donne l’apparence d’un monstre impétueux. Cependant certains détails percutants remettent vivement en question ce premier jugement désappointant. Ses avant-bras musculeux sont parés de lourdes chaînes enroulées avec soin jusqu’à hauteur de ses coudes, comme pour maintenir captif le démon qui sommeille en lui. Une chaîne à laquelle pendent trois crânes de chien orne son jean et ses Converses sont renforcées par une doublure de fer rouillée par l’usure du temps et tachée de sang séché. Mais le plus troublant, ce qui me rappelle instinctivement les rumeurs les plus folles à son sujet, c’est son visage. Sa chevelure d’un noir de geai cascade sur ses épaules en un torrent de mèches folles qui barrent son visage sans pouvoir masquer la violence de son regard. Ses yeux dorés dégageaient une haine et une brutalité telles que je frémis ouvertement lorsqu’il se planta devant moi, muet, attendant que je le conduise au patron. Von Häker, dit Le Patron ou Le Baron Blanc, dirige toute l’économie souterraine de la ville : drogue, prostitution, esclavagisme, meurtres organisés… Il contrôle chaque boutique, chaque transaction et chaque individu du coin. Il les tient tous d’une main de fer, froide et impitoyable. Tous sauf la Bête de Villtur.

  Cette nuit, alors qu’une lune si grosse qu’elle semble sur le point d’éclater éclaire de sa pâle lueur le grand immeuble blanc du boss, Vlad vient vendre au maitre des lieux des raretés extorquées dans les quartiers cossus de la ville gangrenée par le vice. Je le conduis jusqu’au bureau du patron et me plante devant la grande porte de bois massif vernie, gravée de scènes de chasse à la fois troublantes et captivantes, après l’avoir refermée derrière lui. La Bête s’avance, jette un sac à dos noir sur le vaste bureau de Monsieur Van Häker et le fixe de son regard bouillonnant. Le quadragénaire en costume blanc, assis derrière le bureau, soutient de ses pupilles aussi pâles et froides que la lune le regard de son hôte. Le Loup brise finalement le silence en lançant un « Alors, où est mon fric ? » chargé de dédain et d’une impatience qu’il ne fait même pas l’effort de feindre. Une de nos nouvelles recrues, encore pleine de fougue et idolâtrant le boss tel un dieu, marche brusquement sur le ténébreux hôte de son maître et lève la main pour le punir de son arrogance. C’est la dernière chose qui lui fut donnée de faire pour celui qu’il vénérait. Les iris de Loup Noir s’embrasèrent, étincelantes de rage et de folie. Il se retourna avec une vitesse et une violence inouïe, enfonça son poing dans le thorax du garde au costume noir cintré qui émit un horrible craquement. Un battement de cils plus tard, il avait brisé le bras qui avait osé le menacer et assénait deux puissants coups de ses poings hérissés de chaînes qui broyèrent littéralement le visage ahuri de son assaillant, crispé par la douleur, avant de le projeter avec une force absurde. Le corps inerte s’écrasa contre la vitrine de vins et d’alcools coûteux du patron et retomba lourdement sur le sol, des flots d’alcool et de verre brisé se déversant sur le cadavre encore chaud du garde du corps. Quatre secondes s’étaient à peine écoulées.

  Le noir assassin, couvert de sang et terriblement calme, se tourne de nouveau vers son hôte au costume immaculé et tend sa main sans mot dire, attendant son dû. Les dix hommes de main du boss qui protègent en permanence sa personne font un pas vers la Bête, leurs poings gantés de cuir noir serrés sur des matraques télescopiques et des Beretta 92, prêt à se jeter sur le démon qui vient d’écraser leur frère d’arme avec une aisance effrayante. En un instant, une explosion de violence et de folie meurtrière avait envahi la pièce plongée dans un silence si pesant que je le sentis enserrer ma gorge de ses doigts spectraux. « C’est bon. » dit calmement Le Patron. De fines gouttelettes de sueur perlent sur son front. Il fait un geste de la main et un des gardes du corps va toquer deux fois contre un des murs lambrissés. Celui-ci coulisse sans un bruit et un homme se présente avec un grand sac de sport. Il le dépose aux pieds du Loup Noir et l’ouvre sur des coupures de 20 dollars si nombreuses qu’elles débordent du sac. Le fauve aux yeux de feu abaisse son regard sur ce spectacle fabuleux, referme le sac, le jette sur son épaule comme un sac de plumes puis se dirige vers la porte par laquelle il est entré. Encore stupéfait par le déferlement de brutalité et de rage qui a jailli d’un homme si ordinaire en apparence, je reste figé devant la porte. La Bête de Villtur s’arrête à un pas de moi et me fixe de son regard brûlant. Je suis aussitôt emporté par le maelstrom de colère, de violence et de mort qui l’habite. Mon corps se met à transpirer abondamment, pressé par le poids du regard flamboyant qui me dévisage. Des frissons saisissent mes membres inférieurs sans que je puisse les contenir et ma respiration se fait courte et bruyante. Je prends conscience de la situation et de l’attente du jeune homme que quelques secondes plus tard, secondes qui s’étaient tellement étirées à mes yeux qu’elles m’avaient semblées être des heures. Une éternité. J’ouvre la porte précipitamment, confus par mon manque de maîtrise et étourdi par la peur, et me tient prêt à l’accompagner au rez-de-chaussée. « Pas la peine » me dit-il de sa voix sombre et musicale, plongeant une dernière fois ses yeux ambrés dans les miens « Je connais le chemin ».

Jimmy

  Le souper. Moment où le vieil immeuble délabré dans lequel nous vivons nos tristes vies s’anime d’une franche gaieté. Tous les enfants de la troupe se ruent au dernier étage pour manger. Vlad y a installé de grandes planches posées sur des tréteaux, couvertes d’une nappe blanche qu’il garnit chaque soir de tant de mets qu’on ne peut tous les goûter. Du haut de mes sept ans, je m’évertue toujours à arriver le premier, usant de ruse, de cabrioles et de toute la force de mon petit corps pour impressionner notre Grand Frère. Grand Frère, c’est comme ça qu’on l’appelle car avant Vlad, nous étions sans famille, errant dans les rues tels des chiens et des chats faméliques volant la misérable miche de pain qui constituerait le seul repas de leur sombre journée. Certaines des filles qui sont entrées dans la famille allaient même jusqu’à vendre leur corps pour une bouchée de pain. Je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire mais cela doit être douloureux, car Alice pleurait lorsqu’elle l’a raconté à Grand Frère. Je vivais parmi de vieux sans abris, qui m’offraient une place près de leur feu lorsque le voile de ténèbres qui couvre Villtur se faisait plus sombre, quand il était venu me prendre. Il s’était approché de moi, silencieux, et m’avait tendu la main. Ses iris bouillonnaient de colère mais la compassion pouvait aussi se lire sur son visage. Sa main était aussi chaude que son regard, mais c’est de l’amour et non sa colère que je sentis me réchauffer. Depuis, je vis avec ceux qu’il appelle ses Lumières, j’apprends à lire et à compter avec les plus grands et je joue avec les plus jeunes, alors que Vlad part travailler. Comme tous les autres, j’essaie de guérir les blessures de l’âme que m’a infligées Villtur en fixant des yeux pleins d’espoir sur celui qui nous a sauvés. Jamais je ne me lasserai d'entendre, quand la nuit vient, le cliquetis martial qui accompagne les pas de Grand Frère revenant parmi nous.

  Alors que les filles mettent le couvert et s’occupent des victuailles qu’il nous a ramenées, il a coutume d’aller s’isoler sur le toit pour méditer en silence, et chaque nuit, je le suis. Chaque nuit, alors que les lumières de la ville brisent les ténèbres de Villtur tels des feux follets errant dans la nuit, j’admire son large dos qui porte un poids si immense pour le bien de ceux qu’il aime, pour ses Lumières, pour moi. Les cheveux livrés aux caprices du vent, il demeure debout face au monstre bâfreur dont les innombrables crocs de verre et de béton se dressent vers le ciel, le défiant de son ardent regard. Quelques murmures s’échappent parfois de ses lèvres mais jamais mes petites oreilles n’ont pu en comprendre le sens. Quand la fraicheur du soir vient mordre durement ses chairs, il se tourne et s’engage enfin à retourner auprès des siens. Chaque fois je me cache, ne voulant pas qu’il sache que je l’observe durant ses longs moments de solitude, et chaque fois, il ébouriffe ma chevelure dorée et m’adresse un léger sourire, puis me ramène parmi ceux qu’il nourrit et protège chaque jour. Lorsque la table est fin prête et que le repas commence, alors la chaleur que l’on ne trouve qu’en famille se love en nos cœurs et nous réchauffe doucement. Voir Vlad sourire, alors que Séréna gronde le petit Mick et que je mange goulument les mets qu’il nous rapporte, est ce qui illumine mon existence. Voir son visage rayonner, même un instant, me donne envie de grandir pour un jour lui ressembler. Je veux devenir assez fort pour apporter aux autres la flamme de l’espoir dans cette ville privée d'amour et de joie, comme il l'a fait pour moi.

Vlad

  « Je hais Villtur. Cette ville dépravée et ses habitants pervers si écœurants et méprisables qu’ils semblent être le fruit des entrailles putrides de l’Enfer. » Le vent nocturne agite frénétiquement ma chevelure alors que je m’avance sur le toit de l’immeuble où je me suis fixé. Je monte sur la corniche et pose mon regard sur l’horizon qui s’étend devant moi. Le ciel noir, tacheté d’étoiles scintillantes, est déchiré par les innombrables immeubles plus noirs encore de la ville de péché. Ces êtres de verre et de béton se dressent fièrement dans le firmament qu’ils ternissent de leurs couleurs sombres et hideuses. La ville est vivante, de nuit comme de jour, ces mécaniques ronronnant en permanence, empoissant l’air de leurs exhalaisons pestilentielles. Les démons qui y ont établis leur demeure gravitent en son sein, grouillant par milliers et plongeant la cité dans une décadence et une immoralité si grande qu’elle est devenue une abominable fenêtre ouverte sur le royaume du Diable et de ses hordes. Les riches se sont parqués dans une section de la ville cerclée d’un fantastique mur où ils vivent jalousement une vie d’oisiveté et de luxure, tandis que le reste des citadins survit sous le joug accablant des gangsters et des dealers dans une cité qui se meurt. Les tonnes d’acier et de briques qui la constitue se désagrègent inexorablement et dévorent leurs hôtes, répandant leur sang dans les rues en sacrifice à la Cruauté qui règne sur eux. « Tu as fait de moi une bête, un de tes démons. » Une bourrasque me gifle violemment, comme soufflée par la ville s’irritant à ma vue, moi qui refuse de l’accepter. « Je suis une bête, rongée par la haine que tu as fait grandir en moi, par ce feu inextinguible qui me dévore et engloutit mon âme. Mon esprit est ravagé par le tourbillon de rage, de douleur et de mort qui me hurle sa colère et m’envahit de sa force et de sa démence, mais jamais tu n’auras mon cœur. Jamais ! Villtur, reine de perdition, qui brise les hommes et les change en êtres démoniaques, abjects et sans scrupules, tu n’auras pas mon cœur car ceux qui tu as banni, ceux qu’on appelle les Déchus, portent en eux la lumière. Ces enfants que tu as rejetés et mis à l’écart ont en eux ce que tous les Villturins ont perdu : l’espoir. Cette lumière est douce, chaleureuse. Elle m’apaise et calme la bête qui rugit en moi. Je veux voir cette lumière s’épanouir, dessiner sur le visage de ces enfants un sourire radieux qui jamais plus ne s’effacera. Peut-être un jour sera-t-elle assez forte pour éteindre le feu qui me consume et repousser le monstre qui me possède dans les plus sombres retranchements de mon subconscient. Peut-être un jour brillera-t-elle si fort qu’elle écrasera les ténèbres qui étouffent Villtur pour lui rendre son éclat. Peut-être… »

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