14. Dannie

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Tandis qu’elle étalait minutieusement la poudre rouge sur ses lèvres, Dannie laissa échapper un murmure insatisfait. Un cheveu gris et tordu gisait dans la vasque d’ardoise. Elle le ramassa lentement, une moue dégoutée sur les lèvres.

« Jael ! », appela-t-elle de toutes ses forces.

Quelques secondes s’écoulèrent. Dannie cria de nouveau. Cette fois-ci, Jael poussa la porte et déboula dans les appartements de la baronne. Sans même daigner se retourner, cette dernière lui présenta le poil grisâtre.

« Il a recommencé », minauda Dannie en finalisant sa mise en beauté d’une main.

Dans le reflet du miroir, elle vit le soupir que Jael laissa échapper. Au vu des longs cheveux auburn tirés en arrière et de la chemise nacrée ouverte sur ses abdominaux, il venait de finir de se préparer pour la soirée.

« C’est ton époux, ronchonna-t-il en faisant volte-face, pas le mien.

— Mais nous vivons tous les deux à son crochet, gronda la baronne, sarcastique. Des centaines de personnes m’attendent dehors. Des centaines de personnes venues... » Elle tendit une nouvelle fois le cheveu en avant. « Pour moi… Je n’ai pas le temps pour ces conneries. Sois tendre, mon cœur.

— J’espère que tu as conscience que tout est bientôt fini, Eugénie. »

Dannie réprima un rictus amusé.

« Nous en reparlerons plus tard, si cela te chante. » Jael la dévisagea avec dédain avant de disparaître, lèvres closes mais front plissé. « Passe une bonne soirée, camarade », chantonna Dannie une fois la porte claquée.

La jeune femme déposa calmement son rouge à lèvres et tira une boîte de cigarette du décolleté de son peignoir. Elle en coinça une entre les dents, l’alluma avec le craquement d’une allumette. Aussitôt, la migraine lui assaillit les tempes. Dannie n’y prit pas garde. Elle approcha lentement la cigarette de son bras, très lentement… et écrasa les braises contre son poignet. Un sourire narquois fit dresser les commissures de ses lèvres tandis qu’elle portait un collier d’améthyste à son cou : quelque part dans les couloirs aux moulures dorées, Jael étouffa un cri de douleur.

Désormais parée d’une robe noire à la dentelle fine, presque arachnéenne, Dannie filait entre les vastes haies cramoisies qui encadraient les chemins de pavés de ses jardins. Une brise discrète la couvrait de frissons, aussi dénoua-t-elle ses cheveux roux qui recouvrèrent ses épaules dénudées. Chaque fois qu’elle croisait un domestique s’attelant à lustrer un buste ou un buisson, Dannie ébauchait un sourire qu’elle gommait aussitôt.

Une gerbe émeraude fusa dans le ciel étoilé et éclata dans un fracas assourdissant en une myriade d’étincelle. Des applaudissements. Des hurlements de joie. Les étoiles colorées s’évanouirent au-dessus du Manoir Weugrey.

Clope aux lèvres, Dannie lorgna la demeure dont elle était la prétendue propriétaire. Immonde chose que cette maison ; grande certes, peut-être même immense, mais hideuse avec ses claveaux d’argent, ses tuiles d’ardoise, ses balcons dévorés de lierre et cette architecture jaunasse et cubique. La baronne s’en détourna, les lèvres pincées. Si elle n’avait pas eu besoin d’un tel quartier général, elle l’aurait réduit en cendres il y a bien longtemps.

Chaque pas la rapprochait un peu plus de la musique tonitruante et des lumières aussi colorées qu’artificielles. Elle abhorrait ces soirées mondaines. Malheureusement, sa réputation ne tenait qu’à la qualité de ces réceptions et du beau monde aux chapeaux trop colorés qu’elles accueillaient. Ils étaient acculés en file indienne le moment où ils pourraient enfin se saouler. Dannie prit un malin plaisir à leur adresser un sourire faux lorsqu’elle les dépassa.

« Ne vous en faites pas mes braves, tout le monde pourra entrer ! »

Un couple d’invités tous drapés de jaune poussin portaient dans leurs bras des marmousets en pleurs. Dannie prétendit n’avoir rien vu et parut devant l’immense grille ouverte. Erina assurait l’entrée, sous la surveillance stoïque de Roman et de son pistolet. L’hôtesse avait noué sa chevelure cendrée en un chignon tressé. Le masque en dentelles pervenche mettait en valeur son nez pointu. Elle distribuait à tour de bras des rubans mauves qu’elle accrochait au bras des invités. Elle leur remettait en prime des petits verres, remplis à ras-bord d’un rhum des plus corsés.

Dannie réajusta le masque d’Erina. La jeune femme sursauta.

« Oh, Madame. Vous êtes…

— En retard, conclut Dannie. Les concurrents sont déjà arrivés, j’imagine ?

— On ne peut plus là, oui. 

— Eh bien, la nuit va être longue. »

Sur ses mots, elle engloutit un fond de rhum et pénétra dans son domaine.

Escortée par le fracas de ses talons contre les pavés, Dannie traversait ses jardins, un sourire satisfait sur les lèvres.

Son parc tout de fontaines de cristal, de fleurs multicolores et de statues d’or et d’argent avait été somptueusement mis en valeur pour la célébration. Perchés à intervalles réguliers sur des piédestaux de bronze, des danseuses et danseurs se mouvaient, nus, et jetaient des traînées de poudre à la lumière des projecteurs rosés. Plus loin, un orchestre attisait les inlassables danses d’une centaine d’invités pour le double de troubadours, cracheurs de feu et jongleurs. Bien planqués au fond d’un cloitre à l'écart, des couples s’enlaçaient, au rythme de la douce mélodie d’un immigré d’Ophis. Et plus haut, dans la plaine artificielle aménagée entre les tuiles du cloître les mioches s’émoustillaient en montant des poneys que Jael avait dégotés. Tous ignoraient le flot incessant de serviteurs qui s’écoulait entre les invités pour étancher leur soif d’alcool.

Parmi eux, Eyden trottina vers Dannie, plateau en mains.

« Dada ! s’exclama-t-il en sautillant devant elle. T’es enfin là ! »

La baronne lui déposa un gros baiser sur le front et lui ébouriffa sa tignasse de jais, empoignant au passage le dernier cocktail orangé qui trainait sur son plateau. Elle en ôta la tranche d’ananas et la jeta par-dessus son épaule.

« Tout va bien, Eyden ? demanda Dannie avec un sourire sincère. Les convives ne sont pas trop agaçants ? 

— Un peu mais ça va. »

Le petit soupira mais ses grands yeux de jade pétillaient. Dannie ne savait résister face à un tel visage. Il y avait dans cette bouille attendrissante une profonde tristesse. Une tristesse qu’aucun enfant ne devrait supporter. Une tristesse en laquelle Dannie reconnaissait celle qui fut la sienne, jadis.

« Tant mieux. Tant mieux… Mais n’oublie pas. On dit : tu es enfin là et non t’es enfin là. » Il hocha la tête, tout sourire. Dannie lui caressa une dernière fois la joue. « S’il y a le moindre problème, n’hésite pas à aller voir les filles. Ou moi, directement. Allez, file. »

Et il fusa au pas de course en direction du bar.

« La reine de la soirée. » Dannie leva les yeux au ciel et se retourna. Engoncé sous un châle de laine, Jael lui démêla un nœud de ses cheveux. « Tu seras ravie d’entendre que ton époux va bien.

— Je ne comprends pas comment il fait pour apparaître, çà et là, pinça Dannie. Quelqu’un doit travailler contre nous. Nous devrions faire quelque chose. 

Tu devrais faire quelque chose. Ton idée, tes conséquences. C’était la dernière fois que je m’occupais de lui. Les filles commencent à poser des questions. Un jour où l’autre, l’affaire s’ébruitera.

— Ce soir, tu as d’autres préoccupations. Trente-deux. C’est le nombre de prétendants que l’on attend. Une quinzaine est déjà là, mêlée à la foule. Leurs regards sont braqués sur toi. Dès que tu te seras installée, ils accourront l’un après l’autre à tes côtés. »

Dannie jeta un coup d’œil à Eyden. Il allait et venait entre les convives. La plupart ne le gratifiait même pas d’un regard lorsqu’ils prenaient un verre. Au coin d’une statue de fauve, un grincheux au monocle de bronze le congédia même d’un aboiement peu reconnaissant.

Jael claqua soudainement des doigts, ramenant Dannie à la réalité.

« Tu te préoccupes trop de cet enfant.

— C’est un orphelin comme nous.

— Ne joue pas à la sensible avec moi. »

Dannie ricana. Elle tira une nouvelle cigarette de son col.

« J’ai bien droit à mes faiblesses. »

Elle lui cracha une volute de fumée au visage et, du bout des lèvres, baisa son propre gant pour le plaquer sur la joue de Jael.

Une estrade embrassée de rideaux de satin avait été hissée au centre des jardins. Dannie se posa sur l’un des confortables divans écarlates qui lui faisaient face. Elle eut à peine le temps de siroter son cocktail qu’une dizaine de messieurs en costumes de velours se pressèrent à ses côtés. En l’absence des fusils dissuasifs des gardes de Dannie postés un peu partout, ils se seraient sans doute battus pour arriver le premier aux côtés de la baronne. Avachie sur son amas de coussins rouges, Dannie patientait. Le sourire vide.

Ils se succédèrent à ses côtés. Tous y allaient de leurs petits discours et de leurs demandes les plus plates ; d’argent, le plus souvent. Dannie les oyait, sans les écouter et n’intervenait que pour avancer ses lèvres, refermées sur une cigarette éteinte qu’ils allumaient tous avec un engouement presque touchant. Il lui suffisait alors de prendre une bouffée pour entendre ce qu’elle souhaitait entendre. Leur honnête vérité.

« Une ballade devrait lui plaire, elle a l’air d’une femme qui aime les balades », songea le premier, un sieur atypique du nom de Barnabas Lombrage avant de dégainer son luth. Deux prétendants pouffèrent quand il chanta à tue-tête ; Dannie, elle, se retint mais le congédia dès son numéro terminé. « Elle a aimé, je le sens. Je l’ai vue sourire ! Ha ! Lombrage a encore frappé. À moi son mégot ! »

« C’est donc elle qui a empoisonné son mari, intéressant. Je me demande si elle peut m’en fournir une fiole, de son venin. » La pensée venait d’un jeunot fadasse, roux et pâle, timide et flaccide. Fatherland Cardinal n’osa pas serrer la main que lui tendait Dannie et il ne cessa de déblatérer des discours lunaires sur l’astrologie. « La politique c’est une science, mais elle a l’air de s’ennuyer. Les femmes sont des femmes, celle la ne fait pas exception ! »

Ensuite, se pressa Charloo Artos. Une trentaine de chaînes d’argent cliquetaient à son cou et à ses poignets. Sa main serrait la taille d’une beauté d’ébènes aux tresses de jais et aux yeux insondables. L’étonnant couple partageait le même tatouage vert sous l’œil droit, croisement étonnant entre une feuille et une queue de lézard. Dannie connaissait ce symbole mais ignorait si le Charloo en savait la signification.

« Ce sera vite plié. Elle me prend pour son esclave à lui allumer sa clope, mais si cela peut caresser son ego baveux, qu’à cela ne tienne ; la gueuse aura ce qu’elle veut ! Moi j’aurai sa soumission. » Le prétendant baisa la main de la baronne sans qu’elle ne l’eût invitée ; puis se jeta sur le divan sans qu’elle ne l’eût souhaité.

« J’imagine que vous savez qui je suis, Weugrey, susurra-t-il sur un ton qui se voulait enjôleur. Donc nous allons faire court…

— Parfait. » Elle sirota son cocktail pour détourner son attention. La compagne de Charloo était debout. D’un geste, Dannie lui somma de s’asseoir. La dame agita frénétiquement la tête et se défendit dans un dialecte arallois. La baronne le parlait couramment mais n’en laissa rien transparaître. « Vous ne pouvez pas dire à votre… amie de s’asseoir, grincha Dannie. Elle m’agace à rester debout.

Charloo s’avança sur son siège, ses chaînes en argent cliquetèrent à l’unisson.

« Elle n’en a pas envie.

— J’ignorais que vous préfériez les Aralloises, Monsieur Artos. Je pensais que vous étiez plutôt homme à courir les jupons des Impériales.

— Des Impériales comme vous ? »

Il leva un sourcil ambigu. « Elle ne s’assoit pas car je lui ai refait le fondement, chienne. Bientôt ce sera ton tour. » Dannie garda son calme.

« Vous avez votre réputation et elle est… sulfureuse.

— Vous êtes donc femme à croire aux rumeurs.

— Je n’ai jamais prétendu y croire, j’ai simplement relevé leur existence. 

— Alors vous devez savoir qui est mon père, vous le connaissez je crois. »

Un vieil homme aigri, colérique et trop parfumé, voilà ce qu’est votre paternel, voulut-elle répondre.

« Comme tout le monde.

— Vous plus que d’autres. Le mari auquel vous devez beaucoup est son grand ami et vous êtes tous les deux membres de la Compagnie Marchande… Que mon père préside d’ailleurs.

— Et donc ? »

Dannie plissa les yeux. Elle savait exactement où il voulait en venir. Les gueux comme lui pensaient qu’un parent puissant suffisait à devenir quelqu’un.

Charloo sourit nerveusement. « Elle résiste. J’aime quand elles résistent. Et quand elles ploient, qu’elles rompent, qu’elles souffrent. Quand leur corps frêle se brise comme du vieux bois. Comme cette catin à Ophis. »

« Et donc vous lui êtes redevable.

— Vous savez, la Compagnie Marchande n’est qu’un cartel d’entreprises. Nous nous accordons sur des prix, des modalités opérationnelles, des broutilles qui visent avant tout à gagner de l’argent en somme. Présider la Compagnie Marchande, comme vous dites, ne veut rien dire. En sa qualité d’ancien ministre de l’économie, votre père est en quelque sorte le doyen de notre organisation et, il est vrai, nous le respectons comme tel. Nous écoutons ses conseils et j’imagine que nous avons tous lu ses ouvrages. La hiérarchie n’est juste pas aussi claire que vous vous la figurez. » Elle sirota son cocktail, tira une bouffée de sa cigarette. « Je ne lui suis pas redevable, pas à lui. À mon époux, oui, peut-être mais pas à votre père. Alors, Monsieur. Je ne pense pas que c’est d’argent dont vous manquez donc pourquoi venez-vous me voir exactement ? Laissez votre père en-dehors de la conversation, je vous prie. »

Charloo gratta son menton imberbe. Ses pensées se brouillaient. « N’perd rien pour attendre. Fait la maligne. Mauvaise surprise. Sale… » Les secondes défilèrent. Il n’ajouta rien. Il se contenta de se lever en silence et de passer son bras autour du bassin de sa comparse. Avant de partir, Artos s’arrêta net. Il s’apprêta à parler sa compagne l’en dissuada d’un pincement au menton. Dannie s’autorisa une lampée de cocktail en épiant la scène, circonspecte.

Les invités défilèrent, tous plus insipides les uns que les autres. Dannie se construisit un profil-type du parfait petit prétendant. Pâle, blond, plutôt grand, le regard altier, fiers et suffisamment sans le sou pour venir se prosterner à ses pieds.

Quand, enfin, après une douzaine de têtes oubliables se présenta une nouveauté. Une femme au teint olivâtre s’avança. Drapée dans une robe blanche aux plis fins, elle n’était pas une beauté mais ses traits étaient assez exotiques pour attirer l’attention. En particulier, elle avait de grands yeux gris-verts couronnés de sourcils très foncés et marqués ; un regard intense, presque insoutenable. Elle s’avança d’un pas et serra la main de Dannie avec un sourire si éclatant qu’elle en oublia la cigarette.

« Eh bien dis donc, vous vous êtes perdue, très chère ! s’enjoua la baronne en l’invitant à prendre place. Comment vous appelez-vous ? 

— Octavia Niuë, Madame. C’est un plaisir de vous rencontrer. »

Une voix suave, posée. Dannie sourit.

« Partagé… Dites-moi, Niuë m’est familier…

— Mon père était un marchand, plutôt influent. Un baron de l’uranium. Kabba Niuë.

— J’ai dû entendre parler de lui suite à cette tragédie. J’en suis navrée.

— Vous n’avez pas à l’être, sourit Octavia en pressant la main de Dannie.

— Savez-vous ce qui lui est arrivé ? » Octavia agita la tête, visiblement peu désireuse de rebondir sur le sujet. « Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? »

— Du rhum. »

Dannie fit signe à Eyden de venir. Le petit trottina jusqu’au divan.

« Un rhum pour la dame, l’accueillit la baronne. Et un pour moi aussi, tiens. »

Eyden hocha frénétiquement la tête. À peine avait-il aperçu Octavia qu’il avait rougi jusqu’aux oreilles.

« Eh bien, mon petit, l’accueillit la candidate. Comment t’appelles-tu ?

— Eyden, M’Dame. »

Il tourna aussitôt la tête vers la baronne, comme s’il avait commis une bêtise. Dannie haussa les épaules pour le réconforter.

« Essaye de t’amuser, Eyden », murmura Octavia en caressant sa joue.

Une risette apparut sur ses lèvres et il s’en alla en sautillant.

« Il est mignon, remarqua la prétendante.

— Il l’est, confirma Dannie. Il sera très beau plus tard, je pense.

— Je n’en doute pas, avec ces yeux. Vous l’avez adopté ? »

Dannie regarda un moment dans le vide.

« Plus ou moins. »

Eyden revint, un plateau d’argent et deux verres de rhum entre les mains. La baronne prit le sien, Octavia de même, puis elles trinquèrent toutes les deux à la santé du petit Eyden. Dannie invita celui-ci à rester.

« Vraiment ? demanda-t-il avec les yeux brillants.

— Vraiment », confirma la mécène. Elle se pencha sur Octavia. « Eh bien, pourquoi êtes-vous là Madame Niuë ? L’uranium paie bien.

— Personne dans ma famille n’a repris l’entreprise de mon père, j’en ai bien peur. Mais, en réalité, ce n’est pas d’argent dont j’ai besoin. C’est de conseils.

— De conseils ? Je suis juste une femme qui a eu la chance d’épouser la bonne personne. »

Octavia sourit timidement en agitant la tête.

« Ne soyez pas modeste, tout le monde vous respecte dans cette ville... Vous avez su être visionnaire là où votre époux n’était que fortuné. Il était un riche, vous êtes devenue une puissante. Comment avez-vous fait ?

— Je suis devenue socialiste. » Octavia éclata de rire. « Plus sérieusement, je me suis inspiré d’une autre femme… »

La file des prétendants se dissipa. Flanquée des deux gardes les plus solides que Dannie avait jamais vu, Meredys Incarnat se planta devant le divan.

« Duchesse ! l’accueillit Dannie.

— Baronne. » Meredys gratifia Octavia d’un regard pédant. « Madame. Si vous le voulez bien, j’ai un mot à toucher à notre amie commune. »

La prétendante se redressa aussitôt, non sans grâce.

« Baronne, Votre Grâce », s’inclina-t-elle avant de tirer sa révérence.

Dannie la regarda partir avec un pincement au cœur tandis que la duchesse s’écroulait sur le divan, sa tignasse rouge formant comme un dossier derrière elle.

« De qui vous êtes-vous inspirée ? demanda-t-elle sur un ton glacial. De moi ?

— Je vous demande pardon ? s’enquit la baronne.

— Vous disiez à l’autre greluche que vous vous étiez inspirée d’une grande dame, qui est-elle ?

— Oh... Non, je pensais à cette héroïne tragique, Kalancth.

— Je ne pensais pas que vous étiez femme à croire aux contes arallois.

— D’habitude non mais figurez-vous que celui-ci me touche particulièrement.

— Je me demande bien pourquoi. »

Dannie devina la mesquinerie dans le ton de Meredys mais prit un malin plaisir à la prendre au mot.

« Vous voyez, dans le folklore arallois, une sorcière devient sorcière le jour où elle est si désespérée, si souffrante qu’elle n’a plus que le démon vers qui se tourner. Alors, elle fait un vœu, un vœu horrible, que seul Perihite est assez cruel pour exaucer. Et c’est ce qu’il fait, il l’exauce. L’héroïne dont je vous parle, Kalancth, elle avait une amie, une très bonne amie. Mais suite à une trahison, cette dernière a, dans sa douleur, fait le vœu à Perihite que Kalancth souffre aussi longtemps que l’humanité serait noire de cœur.

— Oh, quel destin tragique, ironisa Meredys. Vivre éternellement, qui donc pourrait supporter un tel châtiment ?

— Pas grand-monde, je pense. Vivre des décennies dans le corps d’une femme, mourir, se réveiller dans le corps d’une autre. Garder en tête les souvenirs de sa vie antérieure et de sa vie nouvelle et recommencer, éternellement. À la fin, Kalancth a oublié qui elle était mais n’a jamais oublié son but.

— Et elle la sauve, l’humanité ?

— Non. C’est pour cela qu’elle est une héroïne tragique. »

Meredys sourit. Elle s’en moquait.

« Intéressant, soupira-t-elle. Je me demande ce que mon vœu serait, pas vous ? »

Dannie avait déjà fait le sien, vingt ans plus tôt. Elle entendait encore les cris, le feu. Elle voyait la fumée, les flammes. À ses côtés, Eyden gigotait depuis que Meredys avait remplacé Octavia. Il lui fallait trouver un moyen de l’éloigner des serres d’acier d’Incarnat.

« Je peux vous proposer une bouteille de vin, Duchesse ? s’enquit Dannie.

— Je n’aime pas le vin.

— Vraiment ? Ne dit-on pas des Incarnat qu’ils trinquent d’un vin plus pur que le sang de leurs ennemis.

— Je n’en raffole pas non plus du sang de mes ennemis, sifflota Meredys. Après tout, je suis née Pereterra, pas Incarnat. Nous autres préférons le whisky.

— J’ai bien peur de ne pas en avoir. » Elle en avait, bien entendu. Mais Eyden aurait été trop rapidement de retour. « Il doit bien y avoir une année, un cru qui vous irait.

— Si vous insistez. Un 1898 fera l’affaire. C’est celui que me servait votre père - votre époux, pardon – quand je lui rendais visite. »

Dannie sentit ses commissures se crisper. Les boutades sur la différence d’âge entre elle et son mari ne l’avaient jamais vexée.

« Il avait bout goût, minauda-t-elle.

— Avait ?

— Il est difficile pour un vieillard souffrant de paralysie générale de rester fin sommelier, ne croyez-vous pas, Duchesse ? Je crois qu’il nous en reste une bouteille. »

Elle zieuta Eyden dans l’espoir qu’il comprenne le message. Le petit se dressa aussitôt sur ses pieds.

« J’y vais ! » s’exclama-t-il avant de détaler en direction de la cave à vins.

Dès qu’il eut disparu, Meredys se pencha sur Dannie.

« Loin de moins l’idée de vous forcer la main, baronne mais pourriez-vous ? »

D’un claquement de main, Dannie somma Jael de lancer le spectacle. Les rideaux de satins coulissèrent, dévoilant la troupe des Dévots de la Lys. Les ménestrels commencèrent aussitôt à chanter, danser, jouer. À l’affiche, la prise de pouvoir des Kaedredin à l’Est. En d’autres termes, une propagande aux faux airs de comédie musicale.

Dans ce raffut de chants et de cris, Meredys eut tout loisir de conspirer.

« J’ai besoin de vous, Baronne. Ou plutôt, j’ai besoin de votre domaine.

— Pour votre bal ? »

Dannie souffla sur son verre. Elle savait que la Meredys organisation une réception, elle savait aussi que ladite réception allait accueillir des convives des quatre coins du continent. Des ennemis politiques et des fouinards, partout dans en sa demeure. Dannie ne le voulait pas. Pas maintenant, pas aussi près du but.

« Pour mon bal, confirma Meredys. Vous n’avez pas l’air très enthousiaste. »

Dannie riva ses yeux sur la scène, pensive. Le Quantyr Kaedredin de la pièce voltigeait en criant Niark Niark. Des cordes le montaient et le baissaient au rythme de la musique.

La duchesse la tira de sa réflexion.

« Il s’agissait d’un ordre, pas d’une demande. Je suis la sœur de l’Empereur et votre supérieure hiérarchique, Weugrey. Manquer à mes ordres, c’est manquer à votre nation.

— Je suis une citoyenne d’Edenfjord par mariage.

— Cela reste à prouver. » Meredys fit cliqueter ses doigts brillants. « J’ignore pourquoi ou comment mais nombreux sont ceux prompts à oublier votre passé arriviste. Une parfaite inconnue, devenue du jour au lendemain la catin du numéro deux du parti socialiste.

— Moriscio et moi avions beaucoup en commun.

— Je n’en doute pas. Toujours est-il que Monsieur Weugrey ne peut plus l’attester. Sacré coup du sort. Lui s’éteint et vous brillez de plus en plus fort. »

Dannie porta son verre à ses lèvres. Il était vide.

« Pouvons-nous nous épargner les menaces, très chère ?

— Cela ne tient qu’à votre accord.

— Vous me demandez de vous offrir mes domaines pour accueillir un évènement partial, en faveur de votre neveu dont je n’ai que faire des valeurs et des idéaux. Vous me demandez de laisser des étrangers, des inconnus et des ennemis mutuels pénétrer mon mur d’enceinte, la demeure de mon mari et repartir. Vous me demandez de me mettre à dos ma famille politique et mes plus proches amis. Et, par-dessus-le marché, vous me demandez d’orchestrer tout cela en trois semaines. 

— En moins deux semaines et trois jours. » Meredys s’adossa contre le divan et s’alluma une cigarette. « Vous en voulez une ? » Dannie se saisit de la clope que lui tendait la duchesse. Le désir lui brûlait les lèvres. Après tout, qui lui en voudrait. « Je ne suis pas non plus idiote, baronne. Je sais que ce que vous risquez. Retirons donc la clause impliquant que le bal est tenu exclusivement en l’honneur de mon neveu. Disons plutôt qu’il s’agit d’un gala en l’honneur de tous les prétendants…

— Et prétendantes.

— Et prétendantes, répéta Meredys sur un ton narquois. Ajoutons aussi le remboursement de toutes vos dépenses, une somme coquette en prime, ainsi qu’un certificat de naissance pour vous et votre ami Jael. La preuve de votre nationalité impériale, si vous voulez. 

— Très bien. Seulement si Eyden en bénéficie aussi.

— Vendu. »

Dannie joua avec une cigarette. Pour la première fois depuis de longs mois, elle sentait la situation lui échapper. Du coin de l’œil, elle remarqua parmi la foule qu’une femme en robe d’osier disputait Eyden. Le petit affichait une mine décomposée. Il n’avait manifestement pas trouvé le 1898 de la duchesse. Dannie fronça les sourcils. La femme se rapprochait dangereusement du petit. Alors, après une bouffée, la baronne approcha sa cigarette de sa robe noire.

Un piaillement. La robe d’osier avait pris feu. La femme courut dans les jardins en hurlant à la lune sans personne pour la plaindre : tous les regards étaient rivés sur le ciel étoilé où la tour de Rubis venait de s’embraser. Pendant que les convives se réjouissaient à grands coups de cris et d’applaudissements, Dannie suivit Eyden du regard. Il fonçait droit sur elle, son expression toujours morose.

« Où l’avez-vous dégoté ? s’intéressa soudainement Meredys.

— Dans le quartier des Rubis, mentit Dannie.

— Il est irrégulier, j’imagine.

— Vous êtes une Fjordienne en Aralan. C’est un Arallois en Aralan. Il est chez lui, ici.

— Un Arallois noyé dans un océan d’immigrés impériaux. Il ne passe pas inaperçu votre petit protégé avec sa peau de cuivre et ses yeux verts. » Dannie ne l’écoutait qu’à moitié. Eyden avait l’air anxieux. « Vous devez beaucoup tenir à lui, poursuivit Meredys. C’est un orphelin, n’est-ce-pas ?  J’ai un faible pour les orphelins. J’en suis une à ma manière. » Sur ce, elle se leva, pour le plus grand plaisir de la baronne. « Occupez-vous en bien. Il a l’air de le mériter. »

La duchesse était partie quand Eyden déboula, haletant. Ses grands yeux écarquillés dévisagèrent la mécène qui sentit un frisson dégringoler dans son dos.

« Tout va bien ? » s’enquit-elle. Eyden secoua la tête. « Que se passe-t-il ?

— Dans le 1898… » Dannie tendit l’oreille, désireuse d’en savoir plus. « Dans la cuve… »

Eyden raconta. Dannie plaqua son index sur les lèvres de son protégé. Une poignée de prétendants protestèrent quand elle se leva et traversa son domaine, la main d’Eyden dans la sienne. Jael les rejoint à la sortie des jardins. Sa chemise n’était plus simplement déboutonnée mais déchirée et seul un lambeau de tissu immaculé gisait sur son épaule.

« Il s’est passé quelque-chose ? »

Dannie éclata d’un rire fantoche, l’enlaça et l’embrassa sur la joue. Ses lèvres parvenues à l’entrée du pavillon de ses oreilles, elle murmura :

« Meredys Incarnat nous a laissé un petit cadeau dans la cave à vin. Une de nos danseuses, tu sais ce que ça veut dire ? On nous menace. On a un problème, Jael. Un gros problème. »

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